La réconciliation ivoirienne dépend-t-elle exclusivement d’une justice impartiale ?


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Pour ses supporteurs et soutiens, la sanction pénale de certaines personnes dans le camp Ouattara est la condition de la réconciliation en Côte d’Ivoire! A défaut de cette sanction, ils font de la libération inconditionnelle de Gbagbo et de ses complices la condition absolue de la réconciliation. Pour le camp Ouattara, par contre, la sanction pénale de Laurent Gbagbo est la condition de la réconciliation ivoirienne. Quant à la communauté internationale préoccupée par la mise en place d’un Etat pleinement de droit en Côte d’Ivoire, elle réclame une justice impartiale qui serait la condition sine qua non de la réconciliation ivoirienne.

Or, la vérité est qu’une justice impartiale institue, certes, un Etat de droit mais la sanction pénale réciproque des violations des droits humains commis dans les deux camps ne constitue guère la condition de la réconciliation. La sanction pénale est individuelle. En faisant subir à l’infracteur une souffrance par la punition juridique de son infraction, elle rétablit la justice en réconciliant l’infracteur avec sa propre conscience du droit contre laquelle il a agi en violant la loi.

La sanction pénale réconcilie le fauteur avec lui-même et indirectement de manière objective avec la société, communauté juridique établie sur la responsabilité individuelle de la personne devant la loi. Justice a certes été rendue par là aux victimes. Mais il ne s’ensuit pas que les victimes accordent par cette sanction juridique de la faute, leur pardon à l’auteur des méfaits commis à leur encontre, surtout lorsque l’auteur de ces méfaits ne reconnait pas sa faute en dépit des preuves factuelles qui l’accusent. Par la sanction pénale des méfaits qu’ils ont commis, Gbagbo et ses complices seront réconciliés avec leur propre volonté du droit. Ne s’appuient-ils pas en effet sur cette volonté personnelle du respect des droits humains pour exiger la condamnation des membres de l’autre camp tout en s’évertuant à s’en affranchir dans la mesure où ils réclament leur propre libération ? La sanction pénale repose sur une culpabilité pénale individuelle. Elle ne fait donc que rétablir la réparation judiciaire quantitative des crimes et des fautes commises envers autrui desquelles l’accusé répond individuellement devant le Tribunal. La sanction pénale individuelle ne provoque pas la réconciliation sociale qui relève de la responsabilité politique.

Quand le tissu social s’est déchiré à la suite de crimes massifs, tels que des crimes contre l’humanité, commis à l’intérieur du corps social par les uns contre les autres, la réconciliation avec les victimes ou la réconciliation collective ne repose pas seulement sur la réparation judiciaire des torts. Elle dépend de la reconnaissance d’une culpabilité collective d’appartenance par les protagonistes du conflit. La réconciliation se situe alors sur un plan à la fois politique, moral et métaphysique ayant trait à la reconnaissance subjective par les fautifs de leur commune appartenance en humanité avec leurs victimes. C’est bien pour cela que comme le rappelle Paul Ricœur, Karl Jaspers reprouva le fait qu’après le Tribunal de Nuremberg, la nation allemande n’ait pas accompli un retour collectif sur soi fondée sur la reconnaissance collective d’une culpabilité d’appartenance. Par delà la sanction pénale, la réconciliation repose obligatoirement sur la reconnaissance par les uns et par les autres d’une culpabilité d’appartenance, à la fois en tant que culpabilité d’appartenance à une société qui fut criminelle, et culpabilité d’avoir fait du mal à un concitoyen et à un semblable en humanité. La réconciliation repose donc sur la reconnaissance sincère des maux absolus commis contre autrui qui rend possible le pardon et retisse les liens d’appartenance commune rompus par les torts infligés à des êtres qui sont des semblables. Ce n’est pas « je t’accorde mon pardon parce que tu as été puni par la justice » ! C’est « je t’accorde mon pardon parce que tu as sincèrement reconnu le mal absolu que tu m’as infligé » ! Au niveau de la collectivité, c’est « nous nous réconcilions parce nous avons reconnus réciproquement les maux absolus que nous nous sommes infligés en violant chacun contre autrui nos droits fondamentaux en tant qu’humains et en tant membres égaux de la même société ».

C’est donc bien sur la capacité de répondre collectivement de la culpabilité d’appartenance, et sur la reconnaissance de cette culpabilité, que repose la réconciliation. Car la reconnaissance de la culpabilité, en tant que culpabilité d’appartenance, est un appel à un repentir collectif. Il est important ici de souligner qu’en Côte d’Ivoire, les chefs traditionnels ont initié cette reconnaissance de la culpabilité d’appartenance en s’appuyant sur le principe de la responsabilité collective des sociétés holistes. Ils avaient entrepris, il y a quelques mois, des cérémonies et rites de purification permettant le repentir collectif qui scelle la réconciliation sans faire de la libération de Laurent Gbagbo sa condition, et sans réclamer l’inculpation de membres du camp du Pouvoir ivoirien actuel, en laissant au droit positif de la société moderne la latitude d’en décider. Invoquant la culpabilité d’appartenance, les élites traditionnelles en avaient appelé à un repentir collectif. Il fallait selon elles laver le sol ivoirien du sang, des frères, des sœurs, des fils, des mères, et des pères, inutilement versé sur le sol commun par cette hubris collective que fut la crise post-électorale dont tous les ivoiriens, sans distinction, assumaient la responsabilité! Or le camp Gbagbo et les siens s’y refusent à partir de l’idéologie de la fermeture et de la purification ethnique, de l’homogénéité culturelle et confessionnelle qui articule leur concept de la société politique en contradiction avec la conception ouverte de la frontière ethnique qui a présidé jusque dans les 1990 à la construction de la nation multiethnique ivoirienne.

Cette contradiction entre les élites traditionnelles et les élites modernes dans le cas emblématique ivoirien, ne confirme-t-elle à merveille le soupçon d’une trahison de ces dernières, véritables monstres culturelles, dont une frange importante a failli dans son rôle de pont et de médiateur culturel entre la tradition et la modernité ? Incapables d’assurer cette articulation comme leur rôle sociologique le leur impose, ces derniers chevauchent sans arrêts au gré de leurs intérêts particuliers les frontières arbitrairement tracées de la modernité et de la tradition. Gbagbo et les siens n’en avaient-ils pas appelé aux attachements primordiaux et aux coutumes pour définir l’identité nationale ivoirienne et en faire le critère de la légitimité politique qui leur permit de s’emparer du pouvoir d’Etat ! N’ont-ils pas mobilisé les ressources de la technologie moderne et manipulé les institutions et les règles de l’Etat moderne pour obtenir la fermeture des frontières ethniques qui devait permettre de dresser les peuples ivoiriens les uns contre les autres à leur profit exclusif ? Faut-il alors supposer que le camp Gbagbo refuse de répondre à l’appel du repentir collectif sans la libération de son mentor pour des raisons qui tiennent à la fois à la sauvegarde d’intérêts partisans, à une volonté de vengeance, et à une acculturation mal maîtrisée qui l’a installé dans la confusion culturelle ?

Outre les difficultés de la réconciliation qui tiennent à l’architectonique du cas ivoirien et que Jean-Pierre Dozon a excellemment mis en lumière dans son article « Côte d’ivoire : la réconciliation ce n’est pas pour demain» (cfwww.Newsring. 4 Mars 2013), il est essentiel de ne pas oublier la dimension idéologique du problème de la réconciliation ivoirienne. La réconciliation ivoirienne n’est pas liée exclusivement à une justice impartiale. Elle dépend surtout de la suppression de l’ethno-nationalisme, de l’élimination de la culture du repli et de la fermeture identitaire. Cette culture désintégrante du refus de l’Altérité, ce poison savamment diffusé dans le corps social ivoirien par l’ancien pouvoir Gbagbo qui continue d’en faire son cheval de bataille politique est l’obstacle qui boque la réconciliation ivoirienne. Cette culture de l’exclusion qui dans le cas ivoirien se dissimulait sous un socialisme de pacotille, menace l’intégrité des Etats multiethniques africains aussi bien que la démocratie moderne.

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