La Libye se cherche encore


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Deux ans après la chute du régime de Mouammar Kadhafi, la Libye est toujours confrontée à une grande insécurité. Les nouvelles autorités sont pointées du doigt par la population qui fustige la lenteur des réformes et du redressement économique. Saïd Haddad, chercheur associé au CNRS, spécialiste de la Libye, fait le point.

Afrik.com : Deux ans après la chute du régime de Mouammar Kadhafi, la situation sécuritaire ne s’est toujours pas améliorée. Pourquoi les autorités peinent à rétablir l’ordre dans le pays ?

Saïd Haddad :
L’insécurité du pays fait suite à la désorganisation que le pays a connu à l’issue du conflit. Même si sous Kadhafi, l’armée libyenne était désorganisée, affaiblie et marginalisée politiquement. Il y avait au sein de l’armée régulière un turn over important, elle était sous-équipée. Kadhafi s’est toujours méfié de l’armée régulière. Lui-même est arrivé au pouvoir par un coup d’Etat, a été menacé par des tentatives de renversement donc il craignait d’en subir un à son tour. De plus, la population a toujours eu une sorte de défiance vis-à-vis de l’institution militaire. Le poids de l’héritage est lourd. Les milices, qui ont mené pour l’essentiel le soulèvement, en tiraient profit de cet état de fait, c’est-à-dire une armée affaiblie et divisée pendant le conflit et ont acquis une légitimité révolutionnaire qu’elles essaient de faire perdurer et de monnayer depuis la chute du régime précédent.

Afrik.com : Peut-on parler d’une véritable armée libyenne aujourd’hui ?

Saïd Haddad :
Il existe une armée nationale qui a du mal à s’imposer face aux milices. Un programme de réforme de l’armée a été engagé ainsi qu’un programme de désarmement et de démobilisation des différentes milices du pays. Les autorités veulent former et réinsérer les miliciens dans la vie professionnelle. Pour ceux qui veulent s’engager dans le métier des armes, un plan d’intégration au sein de l’armée et la police a été adopté. Ce programme est en marche mais sa mise en œuvre est lente. Actuellement, la Libye a besoin d’une aide internationale pour se reconstruire notamment dans ce domaine. Il y a aussi la question du système judiciaire qui n’a toujours pas été réformé. C’est le même que celui que le pays a connu sous le régime de Kadhafi.

Afrik.com : Les Libyens affirment que leur situation ne s’est pas améliorée depuis leur soulèvement contre Mouammar Kadhafi. Aujourd’hui quels sont leurs principales difficultés et attentes ?

Saïd Haddad :
Il y a tout de même des choses qui ont changé depuis la chute du régime de Kadhafi. Des élections législatives ont été organisées. Elles se sont bien déroulées, il y a eu une forte participation, il n’y a pas eu d’incident. Mais il y a une réelle impatience des Libyens. Leur mécontentement est en partie due à l’insécurité qui règne dans le pays. L’autre raison pour laquelle ils sont mécontents, c’est la reprise de l’économie qui se fait toujours attendre. L’exploration de gisements de pétrole est toujours bloquée et les infrastructures ne sont plus au rendez-vous. Ils dénoncent aussi la lenteur des réformes promises par les autorités. Il n’y a toujours pas de Constitution en Libye, dans ces cas là, il est difficile d’avoir une vision claire des choses. Dans l’est du pays, il y a aussi des griefs contre une centralisation excessive au profit de Tripoli.

Afrik.com : Avez-vous des exemples ?

Saïd Haddad :
Par exemple, pour les formalités administratives, les habitants de Benghazi sont contraints de se rendre à Tripoli. Il faut savoir que l’est de la Libye, notamment Benghazi, berceau de la révolution, a toujours été plus frondeuse que le reste du pays. Kadhafi s’est d’ailleurs toujours méfié de cette partie du pays, d’où était originaire l’ancien dirigeant libyen, le roi Idriss, avant qu’il ne mène le coup d’Etat à son encontre. La question de l’inégale répartition des richesses entre les différentes régions de la Libye se pose. Le taux de chômage est aussi important dans le pays. Sans sécurité, il y a moins d’investissements, et donc moins d’activité et d’emplois.

Afrik.com : Les tensions sont toujours vives entre les révolutionnaires et les ex-kadhafistes. Comment vivent ces derniers dans le pays ?

Saïd Haddad :
Il y a toujours et vraisemblablement des nostalgiques de l’ancien régime. Mais il est actuellement difficile de savoir qui sont les ex-kadhafistes et où sont-ils. Et plusieurs questions se posent : jusqu’où et jusqu’à quand est-on ex-kadhafiste ? En Libye, les principaux désignés sont ceux qui ont dirigé le pays avec Kadhafi. Les membres de l’ancien régime sont totalement exclus de la vie politique. Ils ne peuvent pas créer leur parti ni se présenter aux élections.

Afrik.com : Il y a régulièrement des tensions entre les différentes tribus du pays. Le pays n’est pas uni ?
Saïd Haddad :
Il n’y a pas de Libye des tribus même s’il peut exister des tensions entre les différentes tribus ou certains de leurs membres. Ne sur-valorisons pas le facteur tribal dans la lecture de l’actualité libyenne. Les différents acteurs sont tous attachés à l’unité du pays même s’il y a régulièrement des revendications fédéralistes (ou décentralisatrices) qu’il ne faut pas confondre avec du sécessionnisme pour autant. Il faut savoir que les tribus n’ont pas, traditionnellement, de rôle politique. Ce que nous voyons actuellement sont avant tout des expressions locales, issues des différentes villes ou régions. L’une des solutions pour apaiser les tensions pourrait être que chaque pouvoir local soit bien représentée au sein de la sphère politique. La Libye se cherche encore. Il ne faut pas oublier que le pays sort d’une révolution. Et le processus post-révolutionnaire est long. Il va falloir beaucoup de temps avant que le pays ne se reconstruise.

Afrik.com : Quel poids ont les islamistes en Libye, arrivés en deuxième position lors des élections législatives après la coalition de Mahmoud Jibril ?
Saïd Haddad :
Les islamistes, il est vrai, n’ont pas eu la majorité. Et il semblerait que le raz de marée islamiste prévu soit moins important en Libye que dans les autres pays. Si sur le quota des députés élus sur une liste partisane, les islamistes sont minoritaires, il semblerait que les indépendants soient plus perméables aux thèses islamistes. Si les islamistes ont toutefois une place importante dans le paysage politique et que par ailleurs il y a des milices islamistes notamment dans l’est de la Libye, ne réduisons pas la lecture de la situation libyenne à la seule grille islamiste. Cela étant, l’évolution du statut des femmes sera un indicateur de l’influence des islamistes et autres conservateurs.

Afrik.com : Y-a-t-il un risque pour que les groupes islamistes chassés du nord-Mali s’installent dans le sud de la Libye contrôlée par les Toubous?

Saïd Haddad :
Oui il y a un risque pour que les groupes islamistes chassés du Mali s’installent dans le sud de la Libye. Il semblerait qu’il y a déjà des mouvements dans la région actuellement. Ce qui explique pourquoi les autorités libyennes ont fait preuve de prudence en fermant leurs frontières avec leur pays voisins. Ce qui souligne l’urgence d’une aide avant tout technologique et de formation des cadres chargés de sécuriser le territoire. Il est de la responsabilité de la communauté internationale d’aider ce pays.

Afrik.com : Les Toubous qui contrôlent le sud de la Libye affirment qu’ils ont les moyens de lutter contre les terroristes. Ont-ils les moyens de gérer la situation ?

Saïd Haddad :
Oui je pense que les Toubous ont les moyens de gérer la situation en accord avec les autorités de Tripoli. Seront-ils entendus par le pouvoir central ? Rien n’est moins sur. Ils ont une parfaite maîtrise du territoire, qu’ils connaissent très bien. Les trafics en tout genre et le banditisme sont très présents dans le sud de la Libye. Il y a d’ailleurs régulièrement des affrontements entre les Toubous et tribus arabes pour contrôler cette région stratégique, aux nombreux intérêts économiques.

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