L’Afrique des libertés étranglées peut-elle prospérer ?


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Le continent africain est une terre de rudes souffrances depuis le 15ème siècle. La décision des potentats européens de cette époque de faire des hommes à peau noire des personnes taillables et corvéables à volonté pour les mines, plantations et plus tard les usines du capitalisme occidental émergent eut de terribles conséquences sur le sort de l’Afrique et des africains. Sur la base de cette domination de classes qui s’était désormais reconfigurée en domination de races- ce dernier concept se limitant à une minable affaire de pigmentation de la peau -, on devait réaliser le partage de Berlin en 1884-1885.

Des puissances occidentales, en cruelles rivalités sur le sol européen, allaient afin pouvoir s’épancher sur les terres et peuples d’Afrique, où les attendaient souvent des sociétés fragilisées par la Traite négrière, le féodalisme traditionnel, mais aussi de bien dommageables retards technologiques qui allaient favoriser la plupart des défaites militaires africaines contre les invasions coloniales et impérialistes. Les colons installés en Afrique, l’imperium de la France, de la Belgique, de la Hollande, de l’Espagne, de l’Allemagne ou de l’Italie allait s’enraciner plus profondément en Afrique, sur la base du sacro-saint principe du « diviser pour mieux régner ». Ainsi fut conçue, sélectionnée, préparer et adouber la caste des « peaux noires, masques blancs », ces africains qui allaient, à la manière des négriers noirs des débuts 15ème siècle, servir à la destruction physique, psychique, tout simplement anthropologique des africains d’Afrique et du monde entier. De telle sorte que les images nombreuses de peuples opprimés au Cameroun, au Congo, en Guinée-Conakry, en Côte d’Ivoire, au Togo, au Tchad, en Centrafrique ou au Soudan, ont un air commun de déjà-vu.

La moindre expérience de l’Afrique et des Africains montre que les êtres humains sont, dans l’écrasante majorité des sociétés de ce continent, spoliés, trompés, abrutis, brutalisés, torturés, embastillés, assassinés et massacrés dans la plus plate des indifférences de la plupart de leurs congénères et de la fameuse communauté internationale. La question qui se pose et s’impose donc est : l’Afrique des libertés étranglées peut-elle prospérer ? Bien entendre cette question, c’est s’ouvrir au moins à deux possibilités : I) Que l’étranglement des libertés prospère, avec pour finalité la négation définitive de l’humanité africaine ; II) Que prospère la résistance contre l’étranglement des libertés, avec pour perspective, sauver l’étoile de la rédemption de l’humanité africaine, et à défaut de la faire triompher, la transmettre au moins comme une docte espérance, de générations en générations.

I) La prospérité de l’étranglement des libertés africaines : l’ordre du mal radical

A travers l’Afrique et le monde s’élèvent depuis longtemps de nombreuses voix pour dire qu’on ne peut pas avoir une Afrique meilleure que celle-ci. La plus belle fille du monde ne pouvant donner que ce qu’elle a, la plus rêvée des Afriques ne peut être que celle que nous avons. Et mieux, nous avons, nous claironne-t-on, l’Afrique que nous méritons. Et il ne nous reste dès lors plus qu’à nous résigner à l’accepter telle qu’elle est, au lieu de nous échiner inutilement à la vouloir telle qu’elle doit être. Nous voici donc, tel Candide de Voltaire, confrontés à ces tout-puissants maîtres Pangloss qui nous somment d’aduler nos bourreaux.

Le discours de l’acceptation et de la résignation africaine est d’abord au cœur de la propagande négrière, coloniale, et impériale. L’Africain, a-t-on prétendu, était prédestiné par Dieu pour être l’esclave de ses frères humains, les blancs, jaunes et autres rouges. Depuis l’indatable malédiction de Cham relatée dans la Bible, les descendants de Cham, les chamites ou kémites, auraient donc reçu la portion congrue du ciel. Les brutaliser, les asservir, les spolier, les abrutir, les embastiller, les exiler, les tuer au surplus, telles sont les attentes de l’eschatologie de l’Humanité Africaine pensée par les dominations négrière, coloniale et impériale.

Cette acceptation de l’infériorité et de la malédiction de l’Africain s’est réécrite, pendant le passage de la colonisation aux régimes néocoloniaux, dans l’idéologie de l’évolutionnisme de l’homme africain. C’est le tristement célèbre mythe de l’évolué, qui prospéra dans les colonies. Dans une échelle de l’humain au sommet de laquelle le blanc colon fut placé par la barbarie des siècles impériaux, le nègre, placé tout en bas de l’échelle, avait vocation à faire preuve de patience et à évoluer prudemment vers son idéal, l’humanité alléguée et divinisée de ses maîtres blancs et de leurs contremaîtres métis. On avança cet argument spécieux aux africains qui revendiquaient dans les années 50, l’indépendance immédiate et totale de l’Afrique. Non, disaient le colon et ses subalternes, « vous n’êtes mûrs ni pour la liberté, ni pour l’indépendance politique, ni pour la transformation directe de vos matières premières, ni pour l’assomption de vos religions ancestrales, ni pour le développement de la civilisation technoscientifique ». Et l’on proclama que « L’émotion est nègre, la raison est hellène. » Comment ne pas accepter dans ces conditions la tutelle des peuples intellectuellement majeurs ? Comment ne pas accepter dans ces conditions la domination de médiocres satrapes reptiliens vautrés sous le veau d’or de l’ordre colonial et impérial, reformulé, entre autres, sous le nom de Françafrique ?

C’est cette même dynamique d’aplatissement de l’africain qui s’exprime dans les pseudo-démocraties du continent, où la vie des peuples et des individus passe en dessous de celles des despotes et de leurs clans. On invite avec force imprécations, l’africain contemporain à considérer que celui qui détient le pouvoir d’Etat peut impunément et selon ses fantaisies, outrepasser la lettre et l’esprit de n’importe quelle loi. On force les africains à considérer qu’une république dépend essentiellement des desiderata de son Chef de l’Etat, quitte à leur dire de l’autre côté que normalement, c’est le peuple qui doit être le souverain en république, et non le président de la République. Ainsi prospère une schizophrénie du discours et des faits politiques africains. On force les africains à admettre que le détenteur du pouvoir peut battre, blesser, emprisonner, exiler, kidnapper, assassiner, massacrer. De l’autre côté, on leur assène que l’Etat doit les protéger. Et on finance force meutes de pseudo-intellectuels sur les réseaux sociaux et dans les médias traditionnels pour réduire dans l’esprit de tous, l’Etat de droit aux seules apparences formelles de l’Etat légal. Il suffit, nous dit-on qu’un homme politique ait sous son commandement des individus habillés en uniformes de police, de gendarmerie ou des armées, pour que la moindre contestation du pouvoir allégué par ledit individu soit considérée comme une atteinte à la souveraineté républicaine. La République, dans cet intervalle de la pseudo-démocratie, n’existe finalement pas.

Dans ces conditions, qui pourra stopper la prospérité de la domination, cette autre figure de la prospérité du vice que thématise si bien l’économiste et prix Nobel Stiglitz ? Une communauté humaine convertie à la croyance que le pouvoir républicain n’est que le droit du plus fort est à tout jamais condamnée à vivre des convulsions successives du principe de violence. Cette communauté est ainsi livrée au règne du mal radical. Maudite, puisqu’elle ira de barbarie en barbarie, dans une autodestruction infernale. A moins qu’une autre lueur ne poigne à l’horizon de la réflexion et de l’intuition.

II) La prospérité de la résistance contre les étrangleurs des libertés africaines : l’étoile de la rédemption du Bien Commun

D’autres voix africaines ont heureusement tracé d’autres sillons. Ceux de l’insatisfaction devant l’Afrique mortifère d’aujourd’hui. De l’inquiétude face aux espoirs assassinés par la bêtise multiséculaire que commandent les veaux d’or de l’argent, de la gloire et de la puissance éphémères. On a pu penser, avec courage, malgré la morgue et le mépris des dominants de l’ordre inique, que les Africains étant des humains comme les autres, ils ne pouvaient pas mériter d’un continent qui les déshumanise. Penser ainsi, c’était tout simplement constater que doué de sensibilité, d’imagination, d’entendement, de raison et de volonté comme n’importe quel autre homme sur la terre, l’homme africain était historique et créateur de parts en parts, et qu’il fallait qu’il s’empare crânement de toutes les possibilités d’honorer le visage humain sur son sol continental.

Pour cela, un discours de l’audace et du courage d’innover en tous domaines a fait front devant le discours de l’acceptation et de la résignation. Pour penser l’unité africaine, défendre le droit des peuples africains à disposer d’eux-mêmes, combattre contre les travaux forcés, court-circuiter l’extraversion économique, briser le carcan de la répression monétaire, renier les indépendances sous haute surveillance, mettre un terme aux crimes de la Françafrique, tout comme à la destruction écologique de l’Afrique, il faut incontestablement une transition de l’Afrique noire de la tradition despotique héritée du néocolonialisme, du colonialisme, de l’impérialisme et de la Traite négrière, vers la tradition de l’Etat de droit, de la démocratie et de la gouvernance écologique de la Terre. Et celle fois-ci, il ne s’agira pas de forcer les Africains, mais de les éveiller, de les « efforcer » aux pouvoirs intérieurs de l’intelligence, de la création, de l’invention et de l’agir en commun. Pour changer le monde, nous devons nous en savoir capables ! La reconstruction du citoyen africain doit le rendre indocile par principe à tous les abus, non seulement par la prise de conscience des traumatismes innommables de la mémoire de ce continent, mais par l’élaboration de mécanismes intellectuels, sociaux, économiques et politiques efficaces contre le retour des dictatures, des forces impériales et de la déshumanisation raciste du nègre.

Dans ces conditions, les Africains privés de libertés doivent s’organiser dans des associations citoyennes de luttes, des mondes paysans et ouvriers aux mondes des cadres, des bureaucrates-technocrates, des intellectuels, des entrepreneurs, des jeunes, des femmes, des artistes et des leaders religieux comme sportifs. L’objectif de ces mises en réseaux est clair : chasser les satrapes reptiliens, ouvrir des espaces de dialogue constructif pour fonder des Etats de droit, des démocraties et des économies exemplaires à travers le continent. Faire des pays africains, de vrais berceaux d’humanité, au lieu de se contenter de dire que l’Afrique est le berceau de l’humanité.

Par millions, les africaines et les africains éduqués et conscientisés n’ont pas d’autre choix pour sauver l’Afrique de l’autodestruction en cours : prendre d’assaut les citadelles de la bêtise multiséculaire, arrêter, juger et punir les despotes et leurs clans, créer de nouveaux espaces de respiration pour l’humanité africaine. C’est cela, faire briller l’étoile de la rédemption de l’Afrique, celle de la prise de conscience qu’une vie proprement humaine ne peut être vécue dans le mépris du Bien Commun. Et peut-être faut-il le savoir : tout sacrifice pour élever l’Homme, élève à tous points de vue, celui qui y consent. Car, au fond, la Vie vient de loin et va au loin…

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