Kebir Ammi ou l’art du témoignage à vif


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Avec  » Partage du monde « , l’écrivain marocain choisit le parti de la révélation de la misère, plutôt que celui de l’abstraite dénonciation. En lui donnant un nom, Brahim, une voix et un destin (celle d’un picaros marocain et son errance entre Marrakech et Paris) il met à jour l’absurde et l’insupportable de la réalité contemporaine. Efficace et cruel.

Il y a des livres à vif, qui s’ouvrent comme des blessures et ne se referment plus, des livres où se donne à lire le corps du monde, dans sa cruauté toute simple. C’est le cas du « Partage du monde », de l’écrivain marocain Kebir Ammi.

On peut valablement se demander si la littérature doit servir à autre chose qu’à cela : dire le réel dans sa froide nudité, non pas  » dénoncer  » -dénoncer n’est pas un état d’âme d’écrivain- mais  » révéler « , tout simplement. Donner une expression à ce qui constitue la réalité contemporaine, afin d’en faire percevoir l’absurdité, l’insupportable.

Kebir Ammi fait mieux que se le demander : il prouve. Par le long monologue de Brahim, orphelin abandonné par sa mère sur les rails de la gare de Marrakech, pour qu’il ne souffre pas en vivant plus longtemps, sauvé pourtant, projeté à cinq ans dans la vie : tu es un homme maintenant. Un homme de cinq ans.

Difficile de se détacher de ce texte qui coule comme un long poème en prose, épousant les rêves et les mythes personnels de l’enfant qui grandit au contact du monde, se trouvant des pères successifs et accompagné par l’image d’une mère qu’il se persuade d’avoir connu, avant de naître, et qu’elle l’observe, l’aime et l’assiste.

Une pudeur qui fait mouche

La force du roman est telle qu’elle dépasse celle du témoignage : ni précisions superflues, ni détails sordides, ni sensationnel. L’écriture est au plus près, juste, pudique, sans effet inutile. Mais le parcours de Brahim est décrit de sa bouche, depuis la gare de Marrakech où il commence par porter les valises, jusqu’aux cimetières parisiens où il trouve refuge pour dormir, en passant par les alentours de la Koutoubia dont il raconte l’histoire aux touristes, les rencontres tangéroises, la traversée de la Méditerranée dans les cales, enfin la terre promise de France où les arbres ne portent pas les fruits d’or de leurs promesses…

Il n’y a pas d’apitoiement ou de sensiblerie, même lorsque sont décrites la faim, la solitude, la fatigue, la maigreur. C’est justement là que réside l’efficacité du texte :  » J’étais si maigre que je ne faisais même plus peur aux oiseaux. Aux insectes. Aux bêtes et aux bestioles de toutes sortes. Ils ne s’effrayaient pas lorsqu’ils entendaient mon pas. Je crois d’ailleurs qu’ils ne l’entendaient pas. J’étais si léger. Je ne laissais pas la moindre empreinte sur le sol. J’avais beau appuyer de toutes mes forces, mes pas ne laissaient pas de trace.  »

C’est peut-être là l’injustice suprême, la plus grande révolte, celle qui conduit Brahim à refuser, bien sûr, l’offre de cet écrivain américain qui lui propose de devenir riche en lui racontant son histoire :  » Ils sont friands, me dit-il, les riches de ce genre d’ouvrage. Ils raffolent des aventures pittoresques des pauvres…  » Et celle qui conduit Kebir Ammi, justement, à donner une voix à Brahim. Mais sa vraie voix.

Commander : Gallimard coll Frontières, 1999.

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