Guillaume Soro l’Egyptien : une nouvelle dimension pour la Côte d’Ivoire


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Je voudrais d’abord consacrer la présente tribune à comprendre pourquoi le Président Abdou Diouf, Secrétaire général de l’Organisation internationale de la Francophonie, a jugé que le président de l’Assemblée nationale de Côte d’Ivoire, Guillaume Kigbafori Soro, pouvait mener à bien une mission d’apaisement et de dialogue au cœur du bourbier politique égyptien.

Ce ne sont pas seulement les élections démocratiques qui font la légitimité des politiques. Ce sont aussi les situations où ils se révèlent à la hauteur des enjeux de leur époque. La figure du grand homme, dans la Raison dans l’Histoire[1] de Hegel, renvoie précisément à cette correspondance du Singulier et de l’Universel, par la médiation du Particulier. Nous voici, en situation de vérifier à nouveau ce triple référentiel. Lorsqu’un homme politique s’installe dans le diapason de l’International, un pas irréversible est franchi vers la consolidation de sa carrure d’homme d’Etat. On pourrait même, en référence à l’histoire antique, dire que tout grand homme politique doit avoir connu son Egypte, tel un voyage au cœur de la grandeur politique. N’ appartient-il pas alors aux scrutateurs du politique de comprendre pourquoi cela a été possible, mais aussi de faire comprendre pourquoi rien ne sera jamais plus comme avant, pour cet homme politique, pour ses partisans, pour ses amis et pour ses ennemis ?

En souvenir de l’incommensurable Moïse

Je voudrais d’abord consacrer la présente tribune à comprendre pourquoi le Président Abdou Diouf, Secrétaire général de l’Organisation internationale de la Francophonie, a jugé que le président de l’Assemblée nationale de Côte d’Ivoire, Guillaume Kigbafori Soro, pouvait mener à bien une mission d’apaisement et de dialogue au cœur du bourbier politique égyptien, cette équation à inconnues systématiques qui donne le vertige aux meilleurs diplomates du monde ; j’aimerais ensuite m’intéresser à la manière employée par Guillaume Soro pour amorcer cette médiation, afin d’y retrouver quelques ingrédients de l’art royal du politique, dont le député de Ferkéssédougou semble avoir maîtrisé les arcanes complexes, sous sa dialectique de la complexité et de l’espoir ; enfin, il me paraît essentiel de comparer la crise égyptienne à la crise ivoirienne, pour montrer notamment ce que la seconde a de nouveau, à savoir une problématique de la démocratie en Islam que peu d’intellectuels africains se sont risqués à aborder frontalement ces dernières années. On comprendra, par ces trois gestes analytiques, que j’esquisse une dimension nouvelle du chef du Parlement ivoirien, que je nomme ici à dessein « Guillaume Soro l’Egyptien », en souvenir, toutes proportions gardées, d’un autre grand égyptien d’adoption, l’incommensurable Moïse, fondateur du monothéisme.

Pourquoi Guillaume Soro et pas un autre en Egypte ?

On ne peut penser un événement d’envergure en faisant la sourde oreille à ceux qui en contestent l’importance. Commençons donc par faire écho aux contestations de la désignation de Guillaume Soro comme faiseur de paix en Egypte. J’ai lu avec un intérêt certain la philippique rageuse du journaliste Benjamin Korè[2] dans Notre Voie du 17 juillet 2013. Pour le plumitif impatient du FPI, la médiation de Guillaume Soro en Egypte n’est ni plus ni moins qu’une « insulte à la conscience humaine ». Qui ne voit pas le hors-sujet manifeste de notre tribunicien ? La rébellion de Guillaume Soro et de ses compagnons du MPCI en 2002 était précisément une révolte de la conscience humaine ivoirienne contre le régime ivoiritaire, exclusiviste et illégitime de Laurent Gbagbo. On devrait, à l’orée de ce fait fondamental considérer que c’est justement en raison de la hauteur morale de sa rébellion d’antan que Guillaume Soro est l’un des rares ex-rebelles africains à pouvoir parler et œuvrer réellement pour la paix dans un pays en conflit.

« L’homme est le remède de l’homme »

Mais on a entendu pire encore. Pour d’autres, tel notre Benjamin Koré défonçant à bride abattue des portes ouvertes, Guillaume Soro ne doit sa désignation égyptienne qu’à la complicité malfaisante du Président Abdou Diouf, ex-Chef d’Etat du Sénégal, et actuel secrétaire général de l’Organisation internationale de la Francophonie. Pour que Benjamin Koré dise vrai, il faut qu’Abdou Diouf ne soit pas un ex-chef d’Etat africain exemplaire. Or, si la démocratie sénégalaise a continué malgré ses hauts et ses bas à prouver que l’Afrique francophone est mûre pour la démocratie, c’est parce que des hommes de la hauteur de Léopold Sédar Senghor, d’Abdou Diouf ou d’Abdoulaye Wade ont précisément su comprendre, contrairement aux Ahidjo ou Biya du Cameroun par exemple, que l’alternance démocratique au sommet des Etats est l’un des souffles vitaux des sociétés modernes. On connaît la noblesse de caractère du Président Diouf et nul ne peut aujourd’hui nier la finesse de son leadership au sommet de la Francophonie depuis de longues années, après un grand Egyptien comme Boutros Boutros Ghali. C’est justement cet Abdou Diouf, qui s’inspire du proverbe wolof selon lequel « L’homme est le remède de l’homme », qui a soutenu le juste combat de Guillaume Soro contre la dictature ivoiritaire de Laurent Gbagbo. C’est donc en définitive dans la justice et la vérité que l’affinité élective entre Soro et Diouf s’est bâtie. Quoi de plus sain dès lors que le choix dévolu par Abdou Diouf sur le chef du parlement ivoirien ?

Soro a connu les affres de l’exclusion et de l’exil

Franchement, il convient de reconnaître l’évidence. Guillaume Soro, de tous les hauts responsables nouvellement élus à la 39ème assemblée parlementaire de la Francophonie tenue des 8 au 12 juillet à Abidjan, remplissait précisément au mieux les conditions requises pour parler à tous les Egyptiens. Il a connu les affres de l’exclusion et de l’exil, comme certains Egyptiens les connaissent ou risquent de les connaître. Il a vécu les dures péripéties de la guerre civile et des conflits fratricides, quand le Bien Commun périclite dans la conscience d’une nation. Guillaume Soro a connu les dérives de la tentation religieuse, lorsque les régimes ivoiritaires excluaient des Ivoiriens parce qu’ils étaient musulmans, lui qui est pourtant chrétien. Mais mieux encore, Guillaume Soro a mené, de 2002 à 2011, un périple diplomatique extraordinaire, infiniment plus formateur que les meilleures écoles de sciences politiques du monde, puisque de Paris à Accra, en passant par Rome, Lomé, Pretoria, Dakar, Ouagadougou, New York et consorts, il lui a fallu chercher la paix pour la Côte d’Ivoire par des négociations et des dialogues suivis et serrés avec un adversaire réputé pour sa roublardise et dotés de soutiens tentaculaires : Laurent Gbagbo et la nébuleuse des anticolonialistes dogmatiques de tous pays. Homme de la situation, Guillaume Soro ne l’aura-t-il pas été en outre par la méthodologie de sa récente médiation égyptienne elle-même ? Voyons.

De l’art royal de Guillaume Soro en Egypte

Je n’ai pas eu l’occasion d’être de la délégation du président Guillaume Soro en Egypte. Il me paraît pourtant évident, au regard des différents comptes-rendus[3] qui m’en sont parvenus, que Benjamin Koré et ses pareils devraient s’inspirer de l’art royal de Guillaume Soro en Egypte, pour comprendre comment a été possible le dialogue direct ivoirien et le succès de l’APO de 2007 contre le plus insaisissable des politiques ivoiriens, le « boulanger » Laurent Gbagbo. On ne saurait imputer au seul hasard ou à la bonne poire, le fait que de tous les médiateurs de la crise égyptienne, Guillaume Soro et la Francophonie qu’il représentait, soient les seuls à avoir pu rencontrer tous les protagonistes de la situation : le nouveau président Adly Mansour, le Vice-président El Baradei, le 1er ministre, le Vice-premier ministre chargé de la Défense le Général Al Sissi, le Secrétaire général du Parti des Frères musulmans de Morsi, les jeunes pétitionnaires de Tamarod, les représentants des femmes, les représentants des minorités religieuses, etc. N’est-ce pas parce que la renommée de Guillaume Soro l’a précédé en Egypte que ces différentes factions de la scène égyptienne, se reconnaissant d’une façon ou d’une autre en la complexité de son parcours politique, y ont vu une oreille semblable et nécessairement secourable ?

Finesse née de l’expérience politique de Soro

Deux mots récurrents dans son discours, traduisent parfaitement la technique de conciliation employée par Guillaume Soro pour rassembler en Egypte, tout ce que la crise a rendu épars : d’une part la complexité de la situation politique, de l’autre la persistance de l’espoir, envers et contre tout. Creusons ces concepts, on y découvrira toute la finesse née de l’expérience politique riche du médiateur international ivoirien. La complexité ici signifie au moins trois choses : d’abord, la reconnaissance que les solutions faciles ne seront que des pis-aller pour l’Egypte. Donner aveuglément raison aux partisans du pouvoir Morsi, démocratiquement élu, c’est prendre le risque d’oublier qu’une élection démocratique suivie de l’abolition des contre-pouvoirs peut conduire malheureusement à la fin de la démocratie, pour des raisons par exemple théocratiques, comme on l’a vu sous Morsi ; mais donner aveuglément raison à ceux qui ont renversé Morsi, c’est poser que les élections démocratiques ne sont plus aptes à arbitrer les prétentions des partis à gouverner le pays, et considérer dès lors le coup d’Etat et la révolution populaire comme les seuls gages d’une légitimité pourtant ternie par la consécration de la force comme source unique du droit ; enfin, donner aveuglément raison aux partisans du statu quo qui estiment que l’on devrait s’accommoder d’une Egypte en crise permanente, car ainsi seulement toutes choses seraient égales par ailleurs, c’est tuer l’espoir, à savoir la possibilité d’une paix juste émergeant de la mise en commun des intelligences du pays dans un dialogue sans roublardise.

On refait la Cité en faisant un pas vers l’autre

Qui ne voit pas qu’en mettant en présence par sa parole médiatrice les parties égyptiennes en conflit, Guillaume Soro importe en Egypte les acquis extraordinaires du dialogue direct expérimenté en Côte d’Ivoire en 2006-2007 ? Guillaume Soro a montré aux Egyptiens qui lui parlaient que leur point de vue était irremplaçable, mais que c’est précisément pour cela qu’ils devraient prendre en compte le point de vue des autres protagonistes, tout aussi irremplaçables. On ne négocie jamais seul. On refait la Cité en faisant un pas vers l’autre, tandis que l’autre fait un pas vers nous. En se succédant devant Guillaume Soro, les Egyptiens ont paradoxalement fait le premier pas les uns vers les autres, car ils ont accepté de parler à la même personne, c’est-à-dire en fait, de commencer à se parler directement à travers lui. Guillaume Soro, par cette médiation a incarné le cœur de l’Egypte, il s’est fait Egyptien pour rassembler les morceaux épars de l’Egypte, tel Osiris sacrifié et réunifié pour sauver sa nation. C’est en Guillaume Soro, pour ainsi dire, que la complexité de la situation égyptienne s’est muée pour la première fois depuis le début de la crise sur les bords du Nil, en espérance d’une renaissance diplomatique. Qui a oublié que c’est le même rôle que joua Guillaume Soro sur les bords de la lagune Ebrié ? Conduisant les négociations vers l’APO de 2007 au risque de sa vie, assumant pendant cinq ans le rôle difficile de Premier ministre d’un gouvernement d’union nationale sous Laurent Gbagbo, affirmant contre vents et marées qu’il se soumettait au vainqueur réel de l’élection présidentielle 2010, Alassane Ouattara, contre un Laurent Gbagbo sourd, n’est-ce pas Guillaume Soro qui a littéralement réunifié la Côte d’Ivoire contemporaine par son audace et sa persévérance ? On serait bien ingrat de l’oublier en 2013 et après. Tout comme d’oublier que la médiation égyptienne de Guillaume Soro nous soumet à une équation politique nouvelle, dont il nous importe de mesurer la complexité et l’espérance intrinsèques maintenant.

La question taboue de la démocratie en Islam

La crise ivoirienne, on le sait s’est enracinée dans les problématiques essentielles de la nationalité, de la citoyenneté, du foncier rural et du progrès socio-économique pour tous. On peut lire avec bonheur les interprétations magistrales de cette crise par Jean-Pierre Dozon[4] et par Christian Bouquet[5]. Par l’usage funeste des entrepreneurs politiques, cette crise ivoirienne a pu avoir de temps à autre des connotations religieuses, sans pour autant qu’elle ne s’appesantisse dans le clivage entre chrétiens et musulmans, comme on aurait pu le craindre. Est-ce en raison de l’animisme unanime et souterrain des Africains au sud du Sahara ? Est-ce plutôt en raison de l’interprétation généralement plastique des enseignements du monothéisme au sud du Sahara ? Je ne saurais en décider, dans le cadre étroit de la présente tribune. Il faut et il suffit de constater que Guillaume Soro s’est cependant retrouvé, dans la crise égyptienne, confronté à une problématique encore plus originale : la triple confrontation de l’islamisme, du militarisme et de l’idéal démocratique reconfiguré de façon variée par les masses galvanisées par des leaders antithétiques. En Egypte, en effet, quel que soit le bout ou le camp par lequel on prend le problème, l’on aboutit toujours à une impasse. Pourquoi donc ? Parce que, bien au fond de l’affaire, enfouie tel un désir refoulé et inconscient, sommeille la question de la compatibilité de l’Islam avec la démocratie. C’est cette problématique sous-jacente qui explique sans doute que les organisations internationales, comme me l’a si bien fait remarquer mon ami le Professeur Jean-Max Mezzadri, ne se soient pas précipitées à exclure l’Egypte de leurs instances après un véritable putsch contre le Président élu, Mohamed Morsi. Au fond, l’Egypte, la Tunisie, la Lybie, nous ramènent sans cesse à l’irrésolu de l’élection démocratique du FIS dans les années 90 en Algérie. Parce que les partisans occidentaux de l’Algérie, mais aussi les militaristes algériens du FLN prétendaient à tort ou à raison que l’Islamisme tuerait la démocratie qu’il avait auparavant instrumentalisée par la victoire des urnes, on a refusé qu’Abassi Madani gouverne son pays et indiqué depuis lors qu’il y avait anguille sous roche entre l’Islam et la démocratie. Pourtant, rien de décisif n’a jusqu’ici été fait dans les sociétés africaines pour affronter cette question sensible.

Rendre tous les humains égaux par principe

Guillaume Soro, au cœur de la médiation égyptienne, nous précipite donc de fait dans une réflexion en profondeur sur l’équation politique/religion en Afrique. Comme Moïse sortit autrefois d’Egypte avec le monothéisme en projet, la sortie d’Egypte de Guillaume Soro nous rappelle l’importance de penser notre temps avec rigueur et compassion pour toutes les prétentions à la dignité qui s’expriment autour de nous. Au moment où le Mali, le Nigeria, le Nord-Cameroun, le Nord-Est du Tchad, l’Est Centrafricain, une partie du Nord Ougandais et du Sud Centrafricain, continuent d’être en proie aux débordements extrémistes islamistes, mais aussi aux affres du radicalisme chrétien, la médiation-Soro en Egypte rappelle à l’intelligentsia africaine son cruel retard sur un péril qui nous pend tous au nez. Nous devons urgemment et profondément penser la modernité de nos Etats devant la complexité des obédiences religieuses qui les constituent, loin des solutions plaquées et importées, dans une dynamique de la connaissance scientifique et de la délibération démocratique. En tant que religion qui prétend, par la Charia, légiférer suprêmement sur la cité des hommes au nom de la volonté de Dieu, l’Islam, notamment tel qu’interprété par le salafisme, est clairement incompatible avec le système pluraliste de la démocratie représentative moderne. Existe-t-il cependant réellement, dans le texte coranique, d’autres ressources pour penser une compatibilité entre Islam et démocratie ? Nous avons le devoir de les débusquer et de les faire vivre. Car, le travail de sape engagé par la pensée critique à travers la Réforme protestante, les Lumières philosophiques, et les révolutions anglaise, française et américaine contre le dogmatisme chrétien n’a hélas pas son équivalent dans les pays d’Islam. Après les grandes œuvres des philosophes musulmans du moyen-âge, d’Averroès, Avicenne, Al Ghazali et consorts, tout se passe comme si l’Islam a été abandonné aux seuls politiques et militaires, qui décident de son orthodoxie en fonction de leurs fins propres, et non plus d’abord à la gloire de cette transcendance divine qui devrait rendre tous les humains égaux par principe sur toute la surface de la terre. L’espoir, devant la complexité égyptienne, réside donc clairement dans notre effort commun de penser la république démocratique africaine du 20ème siècle en prenant la mesure de tous les périls qu’elle encourt.

En nous ouvrant la conscience de cette complexité, Guillaume Soro, en posture d’homme d’Etat, nous met en devoir de penser et d’agir à ses côtés dans la pleine conscience du monde tel qu’il va. Il mobilise notre courage de penser, de dire et de faire, avec tous les outils de la sensibilité, de l’imagination, de l’entendement et de la raison. En homme conscient de la marche de l’Histoire, il nous convoque à une vigilance nouvelle, qui requiert de penser mondialement le moindre de nos gestes, afin que l’avenir se mesure à chacun de nous. Telle est la nouvelle dimension ivoirienne de la diplomatie parlementaire de Guillaume Soro. L’humilité ne commanderait-elle pas aux gens de bonne volonté de la saluer d’une triple batterie d’allégresse pour ce grand pays émergent, puisqu’en visant et voyant grand en Egypte, Guillaume Soro revêt son parlement et son pays d’une audience internationale inestimables ?

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