Entretien avec Hadia Decharrière, pour son livre « Formol »


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Hadia Decharrière
Hadia Decharrière

Découvrez l’univers captivant d’Hadia Decharrière, une auteure franco-syrienne dont le parcours entre Cannes, Damas et Paris inspire ses romans. Chirurgien-dentiste et diplômée en psychologie, elle a déjà publié deux œuvres : « Grande section » et « Arabe ». « Formol » est son troisième livre.

Entretien

Pouvez-vous nous parler de l’inspiration derrière la construction des personnages de Paul, le médecin légiste, et Alma, l’interne en psychiatrie ? Paul est décrit comme habitué à contrôler sa vie de manière précise. Comment cette facette de sa personnalité se heurte-t-elle à la rencontre avec Alma, et quel rôle joue cette rencontre dans son évolution personnelle ?

Hadia Decharrière – Dans ce troisième roman, j’ai voulu aborder, un peu plus précisément que dans les deux précédents, la question de la mort. Pour l’humanité, la mort repose sur deux choses : la disparition physique de l’être et l’entretien, par la mémoire, de son existence. Par ailleurs, toute intrusion de la mort dans nos quotidiens fait jaillir en chacun de nous une force positive et fertile, la pulsion de vie. Ainsi sont nés Paul et Alma. Paul, par sa profession, nous parle des corps de ceux qui ne sont plus. C’est un personnage qui vit à travers ses sensations physiques et sa sensorialité, alors qu’Alma, jeune interne en psychiatrie, analyse et décortique les raisons de nos actions. Chacun est né de mon expérience personnelle, nourrit par mes études de médecine et ma licence de psychologie. J’appartiens à cette génération qui a procédé à des dissections durant ses études, avant que n’éclate le scandale des charniers de Descartes. Le rythme binaire s’est imposé dans l’écriture et les narrations de Paul et Alma se fuient pour nous raconter la même histoire, à la manière d’une fugue musicale. Ils sont un peu l’allégorie de la pulsion de vie et de la pulsion de mort, mais aussi du surréalisme et de la psychanalyse.

Le titre « Formol » semble avoir une signification symbolique. Pourriez-vous nous éclairer sur le choix de ce titre et sa signification profonde dans l’histoire ?

Le formol, c’est ce liquide qui permet la conservation tissulaire après la mort cellulaire. Nous avons tous en tête l’image d’un bocal dans lequel serait plongé le corps intact d’un animal à la mort indatable. Le formol est également utilisé pour conserver les corps destinés à la dissection lors des études de médecine. Paul garde un souvenir très fort de son premier cadavre de dissection et reste hanté par la fascination que lui a provoquée l’idée qu’une vie avait précédé la dissection de la défunte. Par ailleurs, Paul est hyperosmique. Son odorat est particulièrement développé et les odeurs sont presque un personnage secondaire du roman, et le choix d’un composé très odorant pour le titre faisant sens. Enfin, et je crois qu’il s’agit là de l’idée principale véhiculée par le roman, je considère qu’à la façon dont le formol conserve les corps, les humains maintiennent leurs morts.

Votre ouvrage aborde le thème de la mort, cependant, à la lecture, on ressent fortement une croyance profonde en la vie. Était-ce votre objectif premier en rédigeant ce livre ? Pouvez-vous partager avec nous un moment significatif ou une anecdote intéressante liée à la création de ce roman ?

Il est assez clair pour moi qu’au plus près de la mort, c’est la vie qui jaillit dans l’existence d’une personne. Qu’il s’agisse d’expériences de pertes personnelles ou collectives, je pense notamment aux attentats du Bataclan, nos survies sont assurées par un élan vital qui prend alors toute son ampleur. Je crois aussi que la vie ne prend sens qu’avec une conscience assez forte de sa fin. Puisqu’elle est volatile, il faut s’y consacrer passionnément, et c’est en côtoyant la mort que l’on s’autorise de grands moments de vie.

J’ai démarré l’écriture de Formol alors que le psychiatre, qui menait mon analyse depuis vingt ans, venait de mourir. Le gouffre qu’a provoqué cette disparition a, sans doute, été l’élan déclencheur de l’écriture de Formol. J’ai achevé l’écriture à 43 ans, je venais d’atteindre l’âge auquel mon père est mort ; cette dynamique est très présente pour moi dans la résolution de l’intrigue.

Certains critiques comparent votre roman à une magnifique escapade musicale, en raison de la structure narrative à deux voix. Pouvez-vous nous expliquer comment cette forme particulière a émergé dans votre écriture et quel effet vous souhaitiez atteindre ?

Une fugue musicale, c’est une sorte de canon dans lequel les voix ne se superposent pas mais s’alternent pour arriver à la même finalité. Au départ il n’y avait que la voix de Paul. Lui seul est venu me raconter son histoire. Son caractère et sa sensorialité puissante m’ont livrés un texte dont j’ai aimé la noirceur et l’implicite. Après plusieurs mois d’écriture, la voix d’Alma a commencé à émerger. J’ai eu le sentiment qu’elle venait tricoter des explications au sein des sensations de Paul. Formol n’est pas un roman choral à proprement parler, car ce qui compte ici, ce n’est pas l’alternance des points de vue mais la richesse avec laquelle ils se complètent. A partir de deux personnages assez singuliers, j’ai aussi voulu montrer combien les différentes rencontres humaines que nous faisons soutiennent nos expériences de vie. Le travail sur la langue et sa sonorité a aussi été un défi, la narration d’un homme fuyant la mort et sa cinquantaine diffère fondamentalement de celle d’une jeune femme de 28 ans.

Vous avez une expérience de vie entre Cannes, Damas, et Paris. Comment ces différents lieux ont-ils influencé votre écriture, en particulier dans votre dernier roman ?

Les lieux me permettent de sanctuariser les souvenirs. Ils sont l’écrin qui renferme les joies et les douleurs de mon enfance. La ville de Cannes est présente dans tous mes romans, car j’y ai passé une partie de ma petite enfance. Les bribes de souvenirs qui me restent de mon père se déroulent dans sa voiture qui longe la côte ou dans la mer. Il m’a appris à nager et l’eau tient également une place importante dans mes romans. Paul vit au 19 rue de Terrefial à Cannes, l’adresse de mon enfance, celle de la maison que mon père fit bâtir et qui fut vendue après sa mort. J’ai récemment appris que suite à une modification de l’urbanisme, le 19 rue de Terrefial n’existe plus, et que la maison se trouve désormais au Cannet. Ce genre d’évènement vient ajouter au passé un flou cotonneux que j’aime explorer.

Étant titulaire d’une licence en psychologie, comment cette formation se manifeste-t-elle dans votre approche de l’écriture et dans la construction de vos personnages ?

J’ai passé ma licence de psychologie alors que j’entamais ma dixième année de thérapie. Je crois que j’avais besoin, académiquement, de comprendre le travail que je menais. Par ailleurs, j’avais besoin de me sentir légitime dans la formalisation de l’abord psychologique dans mes premiers écrits, des articles et des conférences médicales. Cette validation universitaire m’a rassurée et me permet aussi, aujourd’hui, de me sentir légitime, mais cette fois, vis-à-vis de mes personnages.

Chacun de vos romans semble explorer des aspects différents de la vie et de l’identité. Comment voyez-vous l’évolution de votre écriture et de vos thèmes d’un livre à l’autre, en particulier en passant de « Arabe » à « Formol » ?

Je suis fascinée par les ressorts inconscients de nos décisions. C’est cette exploration de nos vies intérieures que j’aime écrire. S’il était autobiographique, mon premier roman, Grande section, s’attachait au souvenir inconscient et à la permanence des êtres chers qui nous ont quittés. Pour Arabe, je me suis autorisée l’écriture d’une fiction qui dévoile à Maya, son personnage principal, l’importance de la transmission Trans générationnelle.

En démarrant l’écriture de Formol, je ne savais pas exactement quelle facette de l’inconscient allait mener le texte. Je me suis laissée porter naturellement par ce que les personnages me proposaient, la pulsion. L’écriture a évolué aussi, car je me suis permise une immense liberté ; non seulement en allant plus loin dans la thématique abordée, mais aussi en ne faisant aucune concession quant à l’écriture.

La narration de Formol, avec ses deux voix alternées et ses sauts dans le passé peut paraître complexe. Elle montre en réalité la façon qu’a notre cerveau de se remémorer sans cesse des sensations anciennes et l’importance de ce qui a été vécu dans ce qu’il reste à vivre.

Je crois aussi qu’en confiant le texte à Laure Defiolles qui dirige les éditions Alma, j’ai eu la chance de rencontrer un accompagnement d’une exigence extrême, accompagné d’un respect fort de tous les aspects de mon écriture. La sonorité des syllabes, le rythme des phrases et choix du mot juste n’ont pas été accueillis comme anecdotiques mais fondamentaux. Cette autorisation à faire du beau, au-delà d’une histoire ou d’un personnage, ancre ma conviction que le livre est une œuvre d’art à part entière.

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