Entretien avec Dorothée-Myriam Kellou, pour son livre « Nancy-Kabylie »


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Dorothée-Myriam Kellou © JF Paga
Dorothée-Myriam Kellou © JF Paga

Découvrez ‘Nancy-Kabylie’ de la journaliste et réalisatrice Dorothée Myriam Kellou. Une enquête intime sur l’Algérie, la mémoire et la réconciliation à travers ce remarquable texte qui appelle à la réflexion. Il est de ces livres dont on est heureux d’avoir entre les mains.
Entretien.

Votre livre captive ses lecteurs au point que ma boîte mail regorge de messages élogieux à son sujet… Pourquoi ce livre et pourquoi maintenant ?

Ce livre est né du désir de raconter ce que je n’avais pas pu traduire dans mon film ‘A Mansourah tu nous as séparés’ (2019, Les Films du Bilboquet) et dans mon podcast ‘L’Algérie des camps‘ (2020, France Culture).

Cette quête, devenue enquête au fil des ans, était si profonde et bouleversante émotionnellement que j’ai souhaité en faire un récit librement réimaginé qui pourrait dire ce qui se trame au plus intime de soi, lorsqu’on s’interroge sur les silences hérités de la période coloniale et qu’on s’y confronte.

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Le titre de votre récit semble avoir une signification symbolique. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Nancy-Kabylie, deux points d’ancrage et de passage pour retrouver ces mémoires familiales et collectives enfouies. Il y a une expression en algérien que j’aime beaucoup. Lorsqu’on demande à quelqu’un de montrer son oreille, il passe son bras droit au-dessus de sa tête pour attraper son oreille gauche. Peut-être une manière de raconter le chemin de la vie, la route n’est jamais directe, on emprunte des détours.

Je ne suis pas allée directement de Nancy, où j’ai grandi enfant, à la Kabylie, où j’ai réalisé ce travail de mémoire sur les déplacements forcés de populations civiles pendant la guerre d’indépendance en Algérie.

J’ai pris des détours, étapes d’un long voyage intérieur et initiatique : de Nancy à Lyon, du Caire à la Palestine, de Washington à la Kabylie, de Paris à Alger, pour finalement revenir à Nancy…

Comment avez-vous perçu l’évolution de votre relation avec votre père tout au long de ce voyage ? Y a-t-il eu des moments de découverte ou de compréhension particulièrement significatifs pour vous ?

Au départ, mon père était silencieux. Quand il a commencé à écrire « Lettre à mes filles », un projet de film qu’il n’a pas tourné, je vivais à Jérusalem. J’étais confrontée chaque jour à la violence de l’occupation israélienne.

Il a commencé à s’ouvrir sur la brutalité de l’occupation française en Algérie. Mais ce n’est qu’aux États-Unis, lorsque j’ai réalisé mon master d’études arabes à l’Université de Georgetown, que j’ai commencé à lui poser des questions précises sur son histoire. Au départ, il répondait par bribes. J’avais du mal à comprendre. C’est le retour à Mansourah, dans son village natal, près des siens, qui m’a permis de mieux saisir ce qui l’avait traversé.

La réalisation du film « À Mansourah tu nous as séparés », les nombreuses projections auxquelles il a assisté, m’ont permis de le connaître profondément. C’était beau de le voir raconter son histoire, enfin, devant un public nombreux et attentif, bienveillant. Ce sont ces espaces où la parole de l’autre, ancien colonisé, peut librement exister qui comptent.

Comment avez-vous géré la contradiction entre l’idéalisation de l’Algérie et la réalité de votre expérience une fois sur place ?

Quand on grandit en France, dans la fierté « DZ » « Djazaïr », « Algérie », une fierté nécessaire pour sortir de la honte des origines que beaucoup connaissent, on peut avoir tendance à idéaliser le pays des ancêtres, à l’abstraire de son histoire actuelle.

L’Algérie reste malheureusement un régime autoritaire, où la parole est encore trop souvent muselée. En vivant sur place, j’ai compris pourquoi mon père avait choisi l’exil douloureux de son pays. Il espérait s’exprimer, créer librement.

Mais la France était-elle prête, est-elle prête à entendre les histoires qui la dérange, la détrône ? De nombreux Français le sont. Ce sont eux qui constituent l’espoir de ce pays : placer les histoires confinées aux marges au centre et leur donner toute la considération qu’elles méritent.

Dans vos travaux, la guerre, les déplacements et l’identité semblent être des thèmes récurrents et puissants. Qu’est-ce qui suscite en vous cette révolte, ou encore, qu’est-ce qui nourrit ces inspirations ?

Nancy Kabylie
Nancy Kabylie

La révolte naît du silence intime et officiel autour de cette histoire, du manque de travail de reconnaissance. Les historiens ont pourtant beaucoup écrit, mais les politiques ne sont pas à la hauteur de la vérité historique.

En 2024, il n’y a toujours pas de consensus sur ce qu’était la colonisation. Était-ce une bénédiction comme voudraient nous le faire croire certains, ou un crime contre l’humanité ? Peut-être faudrait-il faire la synthèse, un crime qui a été une bénédiction pour certains ?

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