Danzy Senna interroge métissage, identité et histoire personnelle


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Couverture du livre de Danzy Senna
Couverture du livre de Danzy Senna

Dans le roman Où as-tu passé la nuit ? Une Histoire personnelle (Actes Sud , 2011), l’américaine Danzy Senna tente de reconstituer l’histoire de la famille de son père et de comprendre les raisons de l’échec de l’union de ses parents mariés dans les années 60 et issus d’univers complètements différents. Sa mère appartient à une très célèbre famille bostonienne, son père est noir, né de père inconnu et élevé seule par une mère qui a fait face à la pauvreté.

Deux romans de Danzy Senna, Demiteinte (2004) et Symptomatique (2006), ont déjà été publiés en France, aux éditions Métailié. Elle vit actuellement en Californie avec son mari, l’écrivain Percival Everett.

Afrik.com : Vouliez-vous écrire une autobiographie ?

Danzy Senna : Je voulais écrire un livre qui mêle les genres, en utilisant quelques procédés de fiction, tout en racontant la véritable histoire de ma famille. En approfondissant l’histoire de mon père, j’ai compris que je ne pouvais pas raconter l’ histoire – du passé lointain, les histoires familiales conflictuelles – sans dévoiler les raisons de ma recherche et l’importance qu’elle revêtait pour mon histoire personnelle. C’est alors que ma propre enfance a surgi dans l’histoire.

Afrik.com : Pourquoi ce titre : Où as tu passé la nuit ?

Danzy Senna : Le cœur du livre, le mystère central, c’est ma grand-mère, une femme noire, orpheline de naissance, qui a placé ses propres enfants, à un moment de sa vie, dans un orphelinat. Son histoire tourne autour d’une question essentielle : les parents inconnus – pas seulement les siens, mais également la paternité inconnue de mon père et de ses frères et sœurs. La chanson, “Où as-tu passé la nuit?” , du célèbre chanteur de blues, Lead Belly, est une chanson obsédante et mystérieuse, issue de la tradition musicale noire que ma grand-mère chantait.

Afrik.com : Vous évoquez l’influence de votre père, qui vous a imposé ainsi qu’à vos frères une identité noire, une identité abstraite, définie négativement, mais vous faites peu référence à votre mère. Pourquoi ?

Danzy Senna : Ma mère m’a grandement influencée et m’influence encore. Poète, son esprit créatif a façonné l’écrivain que je suis. Ce n’était pas le sujet du livre. Dans ce livre, je voulais creuser l’histoire familiale perdue de mon père, et aussi l’influence qu’il a exercée sur ma vie. Mon père, écrivain, possède une vision du monde très axée sur la politique et la question de la race. Il m’a fait voir le monde en termes de pouvoir et d’histoire, ce que je considère comme un cadeau précieux.

Afrik.com : Votre refusez en partie l’explication sociale que votre père donne à son comportement ? Pourquoi ?

Danzy Senna : Mon père est une personne compliquée, pétrie de contradictions. Il est le produit d’une éducation, à maints égards très traumatisante, qui était aussi bien liée à la pauvreté et l’instabilité sociale qu’à la race. Aucune personne ayant vécu une telle enfance – passée dans des orphelinats ou des institutions, sans figure paternelle, avec un prêtre, amant de leur mère, qui entre et sort de leur maison, n’en serait sortie indemne. Cependant, au fond, je crois que nous sommes tous responsables de notre évolution. J’ai fini le livre, sans obtenir de réponse claire à mes questions– j’ai éprouvé un sentiment de tristesse et de compassion pour l’enfant qu’il avait été et aussi l’enfant que j’avais été et j’espère que je n’infligerai pas certains traumatismes familiaux à mes enfants.

Afrik.com : Vous faites une belle introduction sur l’homme “exceptionnellement prometteur » qu’était votre père et la connotation de ces deux mots. Pensez-vous que votre père en a souffert ?

Danzy Senna : Mon père était très intelligent, il a réussi à s’en sortir grâce à son seul intellect. Mais de nombreux yeux étaient braqués sur lui. Je pense que c’est encore le cas aujourd’hui pour les personnes de couleur, qui écrivent ou créent. Quand nous réussissons, il y a une sorte de fétichisation, et quand nous échouons, c’est un sentiment de résignation qui prévaut (un sentiment de l’ inéluctabilité, comme si l’échec était inscrit dans notre ADN racial).

Afrik.com : Vous reprenez la phrase de votre père sur “l’oppression est un acte d’intimité”, quel en est le sens ?

Danzy Senna : L’oppression s’est si souvent exercée – aux Etats-Unis mais ailleurs également – à travers des rapports sexuels. Le viol – mais aussi les relations interdites entre des hommes de pouvoir et des femmes, sans pouvoir, qui n’avaient pas d’autre choix que d’accepter. Par exemple, ma grand-mère incarne l’histoire classique d’un homme de pouvoir blanc, qui a une relation avec une femme noire, démunie. S’il l’a aidée à sa façon, il me semble également l’avoir exploitée. C’était la nature de la structure sociale.

Afrik.com : Que vous a apporté ce livre, avec cette quête sur l’histoire de votre père et aussi votre propre histoire ?

Danzy Senna : J’ai mieux compris bien des faits au sujet de mon passé familial, et surtout, j’ai compris dans ma chair comment le passé forge inévitablement notre passé. Il y a des faits dont on ne se rétablit jamais complètement. L’esclavage en fait partie. Notre pays vit encore dans l’ombre de cet héritage. Mais la pauvreté, et des traumatismes plus intimes de l’histoire familiale demeurent à jamais en nous. Or, on peut apprendre à vivre avec ces blessures, historiques et personnelles. Je n’avais jamais pu m’imaginer mariée et mère de famille, avant d’écrire ce livre, vu les traumatismes de mes origines. Je pense qu’inconsciemment, j’ai créé mon histoire à partir des histoires de mes parents- m’autorisant enfin à me projeter dans l’avenir.

Afrik.com : Que représente l’acte d’écrire pour vous ?

Danzy Senna : Très jeune – bien avant d’avoir les mots pour l’exprimer – j’ai compris que j’avais besoin d’inventer des histoires pour survivre. J’ai choisi la parole au lieu du silence. Ecrire est un acte de survie et ceux qui n’ont pas appris à transformer leurs souffrances en histoire – qui n’apprennent pas à parler de leur expérience personnelle, à la raconter et à en tirer un sens – en souffrent d’autant plus.

Afrik.com : Quels sont vos projets ?

Danzy Senna : Mon prochain livre sort bientôt aux Etats Unis. Son titre YOU ARE FREE, rassemble des nouvelles sur les femmes et l’identité. Vous pouvez en lire plus sur mon site. J’espère qu’il sera également publié en France.

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