Créolité, coolitude, créolisation : les imaginaires de la relation


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Les réflexions que j’ai pu lire ci et là sur la notion de la créolité à Maurice, dans le sillage du festival créole, laissent enfin surgir les prémisses d’un débat que nous aurions pu avoir depuis longtemps, et qui aurait été salutaire dans ce pays « arc-en-ciel », qui se vante d’être le carrefour de toutes les civilisations (même si certaines sont absentes de notre île).

Par Khal Torabully

DÉCRYPTAGE, un article de Rabhin Bunjun, publié dans l’Express du 3/12 /06 dit bien les interrogations soulevées par les termes créoles et créolité à Maurice. D’abord Bhujun dit son étonnement de recevoir une carte en créole de la part de l’état mauricien, pour « une conférence « lor tem : ki kreolite ? ». Ce qui l’interpelle, c’est la langue créole accolée aux symboles du pays. A partir de ce choc, l’auteur se tourne vers une autre facette du signifiant « créole » : l’identité ethnique d’un groupe de mauriciens, faisant partie de la population générale.

Cette dichotomie : langue commune, lingua franca opposée à l’identité restrictive interpelle Bhujun : « Car malgré les mille définitions que donnent dictionnaires, encyclopédies et recherches universitaires du mot créole, aucune ne sonne juste. Aucune ne semble correspondre à cette réalité si complexe que nous vivons à Maurice ».

Oui, dans cet écart, s’induit une relation obligée avec la complexité, en conflit avec les identités ataviques, dites transparentes, pures ou simples, et même avec les facettes créoles d’autres espaces géographiques. Bhujun se pose la question de savoir si on est créole avec « un peu de sang d’esclave d’Afrique », par « un certain type de comportement », « une habitude alimentaire », et de demander, de façon péremptoire : « Ne sommes-nous pas tous créoles à Maurice ? » La réponse à cette interrogation : « sacrilège », « impensable », pour « le bon hindou, de souche indienne pure », ou pour la personne « dont l’ascendance européenne ne fait aucun doute ».

La pierre d’achoppement provient du fait que le mot créole créolité s’articule, dans l’inconscient collectif (l’est-il tant que cela ?), avec l’impur ou l’inférieur. Et Bhujun redit ici « une réalité profonde, indéniable ». Et de persister : « Chaque Mauricien porte en lui sa part de « créolité » ». L’on comprend qu’il affaiblit l’acception ethnique au profit du sens de ce qui constitue un pan de la mauricianité, et qui n’est pas posé nommément : la créolisation, c’est-à-dire, une créolité qu’il place volontiers en guillemets, pour faire ressortir tout ce qui a été « acclimaté » en nos modes de vie, nos modes de parler et de penser, et qui s’ouvre aux diversités, sans exclusive aucune. Créolité, créolisation et coolitude sont en relation ici.

Fort de ce constat, Bhujun se livre à un inventaire de la « créolité » : l’humour, le quotidien d’une famille, une chanson des Bhojpuri Boys (1), qui est ni « séga » ni musique « indienne » (l’auteur place ces guillemets). Il ajoute à l’aune de la « créolité » le fait de préférer un « chatini de chevrettes » à un bout de saumon fumé insipide » (je pense que le saumon fumé peut aussi être « créole », mais c’est un autre débat).

D’un point de vue identitaire, donc, dans l’identité-corail, tous se reconnaissent : « Nous sommes tous créoles, comme nous sommes tous Européens ou Indiens ». On pourrait tout aussi bien ajouter : chinois, espagnols, juifs, arabes, inuits, aborigènes…

Ce qui est significatif, c’est que Bhujun reprend le credo de la coolitude, que j’ai le plaisir de partager avec la « créolité » :
Coolitude : parce que je suis créole de mon cordage, indien de mon mât, européen de la vergue, je suis mauricien de ma quête et français de mon exil. Je ne serai toujours ailleurs qu’en moi-même parce que je ne peux qu’imaginer ma terre natale…. » (2), car établir sa référence à une identité n’empêche pas une relation ou identification avec une autre, ou à autant d’identités que la personne peut mettre en présence avec la sienne propre.

Les propos de Bhujun sont sensés, car loin de promouvoir des idées sectaires, réductrices des « identités meurtrières », il réclame la reconnaissance du partage, et demande ce que j’ai toujours souhaité : que le 2 novembre, « le jour anniversaire de l’arrivée des travailleurs engagés à Maurice doit devenir une date à laquelle les Mauriciens réfléchissent sur leurs origines et le parcours de leurs aïeux ».

Quel créole ?

Pour conclure, je ferai référence à « Ki kréol nou pé kozé ? » de Shenaz Patel, écrivaine, publié dans l’édition du Week End du 3/12. Je partage son interrogation concernant la base de l’organisation de la tenue de ce festival, organisé non pas par le Ministère des Arts et de la Culture mais par celui du Tourisme. Paradoxe que souligne Patel car les tenants du pouvoir mettent en exergue une volonté de penser panser l’identité en pratiquant un mea culpa maxima, alors que le tourisme peut verser  » dans le sens de l’image projetée, pour ne pas dire du penchant folklorique plutôt aguicheur, que dans celui de l’approfondissement interne de sa vérité ». Juste observation !

Deuxième remarque frappée au coin du bon sens. À ce festival, « les participants choisis sont presque exclusivement des créoles. Quel mal y a-t-il à cela? Rien en soi. Si ce n’est que le créole à Maurice, et en particulier la question de la langue créole, ne peut être circonscrite aux personnes appartenant strictement à la communauté ethnique créole, celle-ci étant prise dans le sens de descendants d’esclaves africains ». Ce qui accrédite les propos de Glissant sur l’aspect régressif de la créolité, à laquelle il préfère la créolisation.

C’est aussi la raison pour laquelle, bien que j’ai dit dans un article intitulé « Coolitude » que « la coolitude est à l’indianité ce que la créolité est à la négritude » (3), pour indiquer le désir d’ouvrir l’identité atavique à la réalité d’autres identités, mon propos et mes développements initiaux comme ultérieurs portés sur la coolitude, définit sans ambage une mise en relation des Indes (pays de la mosaïque, de la diversité culturelle) avec les Afriques, les Europes, les Amériques et l’espace arabo-musulman, avec un souci de l’entre-deux, de l’imaginaire corallien, récemment débattu à l’Université de Maurice, lors de mon séjour au pays. La coolitude est la veine jugulaire de la créolisation. Elle remet en perspective une tessère de la mosaïque qui ne saurait ne pas donner toute sa tonalité pour enrichir le Divers.

Lisons Patel

« Il y a en créole un mot qui s’énonce ainsi: lakorité. Qui ne veut pas tout à fait dire accord. Qui ne veut pas tout à fait dire unité. Mais quelque chose entre les deux, au-delà des deux, (c’est moi qui attire l’attention sur ces termes) cette subtile et forte adhésion et solidarité qui s’expriment dans une sorte d’évidente simplicité. Au-delà des revendications qui excluent sur la base de la spécificité, il nous revient de savoir, à travers un Festival Créole, célébrer ce que le créole, langue, individu ou culture, a su fédérer autour de lui et créer à partir de là. Il nous revient de choisir de koz kréol lakorité… ».

Espérons que cette complexité nécessaire, contenue dans l’image du corail, le symbole de notre diversité culturelle et aussi de la biodiversité du monde, mieux que l’illusoire arc-en-ciel, puisse lier créolité, coolitude et créolisation dans un jeu infini de mise en relations, basé sur le respect, l’égalité des imaginaires et le tissage des beautés imprévisibles.

Khal Torabully, poète et écrivain mauricien

NOTES

(1) Dans le même numéro de Week-End, Kishore Taucoory, du groupe Bhojpuri Boys soutient que « Ma musique est une musique des îles, parce qu’elle est conçue ici. Je ne peux pas faire autrement, mo enn zilwa, mo enn kreol », donnant aux gamaat le rythme du séga. Tacooory précise : « Mo Morisyen, mo pa sorti Bihar, mo pa Indien, mo lamizik bizin reflet kouler Moris ».

(2) Cale d’étoiles–Coolitude, Azalées éditions, 1992.

(3) « Au terme de cet article, le lecteur aura compris que la coolitude est l’alter ego indien de la créolité, que la coolitude est à l’indianité ce que la créolité est à la négritude.

La Coolitude n’a rien d’un cri ethnique (16). Elle prolonge la créolité en Inde insulaire.

Elle est acclimatation de la culture de l’Inde en terre plurielle. Rencontre entre langue française, anglaise, hindi, bhojpuri, ourdou… avec une poétique créole. Ce nouvel engagement est d’actualité non seulement dans les îles, mais aussi dans les pays comme l’Afrique du Sud ou le Kenya, où les indiens ont le devoir et l’urgence de se re-définir dans une société multiculturelle ». « Coolitude ». Notre Librairie (octobre 1996) : 59-71.

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