Cinéma : en France, le métier du doublage a un problème avec la couleur


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Yasmine Modestine
Yasmine Modestine

Je suis comédienne, issue du Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique. Je travaille au théâtre, à la télévision, au cinéma, dans le doublage. J’écris des pièces, des chansons, je chante. Je suis métisse. Mon père est noir et ma mère est blanche. Biologiquement, nous sommes tous métis. Je suis française. J’ai grandi en Normandie. L’île que je connais la mieux et dont je parle couramment la langue s’appelle Angleterre.

Le 16 février 2007, je double une série américaine. Nous sommes une douzaine de comédiens, dont deux métissés, A. et moi. Lors d’un changement de bobine, la chef de plateau demande si nous sommes libres le 20 mars. La majorité l’est. En fin de journée, ceux qui ont fini partent. Restent trois ou quatre comédiens blancs, A., l’ingénieur du son et moi. La chef de plateau se tourne alors vers A. et moi: « Je ne sais pas s’il y a des gens comme vous dans le prochain épisode, et comme vous avez des voix spéciales, je ne peux pas vous prendre sur tout, vous ne pouvez pas doubler les Blancs. »

Il faut savoir que dans le doublage, « les comédiens noirs ont des voix graves de Noirs » et les comédiens asiatiques ont une voix « aigue d’Asiatique. » Les comédiens blancs, eux, ont la chance d’avoir une tessiture suffisamment étendue qui permet de doubler et les Noirs et les Asiatiques et les Blancs.

Cette croyance est telle qu’il n’est pas rare d’entendre une comédienne blanche affirmer qu’elle a « une voix de Noire » sans penser être raciste, au contraire, elle double des Noires. Ce métier a un problème avec la couleur. Seuls les comédiens noirs américains seraient « valables » et comme, je cite, « il n’y a pas de bons comédiens noirs français » ni « assez de diversité », force est d’employer des comédiens blancs, lesquels sont meilleurs.

La violence du racisme détruit

On sourit. Mais cette violence détruit. Votre histoire vous est dérobée. Exit les plages du débarquement, exit la peau laiteuse de cette femme que vous appeliez maman, exit votre cousine blanche qui vous dit « J’ai toujours voulu des enfants métis, ça doit être à cause de ton frère et toi. » Exit Conservatoire, exit Angleterre… vous êtes « noire », cela veut dire « vous êtes un être humain différent de nous », vous venez du Noirland. Sonnés, nous sommes sortis dans l’absolu silence des comédiens blancs présents.

Plus tard, j’appelle cette chef de plateau, lui explique la blessure et ce qu’est une voix. Réponse : « Nous ne travaillerons plus ensemble jusqu’à nouvel ordre. » J’écrirai à la boîte de doublage qui pariera sur mon silence. J’écrirai à la HALDE (Haut Comité de Lutte commettre les Discrimination et pour l’Egalité). A. m’accompagnera puis prendra peur. Je prends le risque d’être sur « une liste noire. »

J’appellerai les journalistes que je connais. Je leur avais déjà parlé du racisme dans ce métier où l’on vous présente « en version colorée, mais pas trop », vous demande de « ne pas oublier que vous êtes noire » quand une comédienne s’oublie pour jouer… Cette fois nous avons « une voix spéciale ».

J’écris à Libé et PPDA qui évoquait le racisme devant Halle Berry, j’appelle France Culture, France 2, mon amie Anne – blanche – tente de convaincre sa tante, journaliste: rien.

Une mobilisation utile

En décembre, la HALDE répondra qu’elle ne peut pas traiter le dossier, alors j’irai au HCI (Haut Comité pour l’Intégration) où je serai enfin entendue. En janvier, je contacte le CRAN (comité représentatif des associations noires) qui m’écoute. J’entends à la télé un journaliste du Nouvel Obs. Je le contacte. Il lit le dossier qu’Anne et moi avons établi, dossier qui démontre que si les Blancs peuvent doubler les Noirs, la réciproque n’est pas vraie. Pratiquement tous les rôles majeurs joués par des comédiens noirs américains sont doublés par des comédiens blancs. Bien sûr, quelques exceptions, « l’exception qui confirme la règle ». L’absurdité est qu’on peut trouver la voix d’une comédienne noire pas assez noire et lui préférer celle d’une comédienne blanche qui serait plus conforme aux préjugés. Enfin le papier sort le 14 février 2008. La HALDE, contactée par le HCI et le journaliste, rouvre le dossier.

L’article signé Olivier Toscer conjugué à l’action du CRAN entraînent des appels de plusieurs médias dont le Times. S’ensuit une succession d’interviews, pour France Ô, RFO, RFI. Aucun média supposé « généraliste » français n’a réagi. Ont réagi un journal anglais et des chaînes dites « communautaires ». « Le théâtre se doit d’être le grand commentaire de la société » écrit Roland Barthes. Le commentaire est ici édifiant.

Je connais les pommiers bien avant les palmiers, les plages du débarquement avant celles des Salines, j’attrape des coups de soleil, « oui un noir bronze. » J’habite Paris, la métisse. Pourquoi la discrimination raciale à l’embauche dans le doublage n’intéresse t’ elle pas France 3, France 2, France Inter, France Culture, France Infos? Pourquoi aucun média dit généraliste ne semble être concerné par les dessous des images qu’il véhicule ?

Par Yasmine Modestine

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