Cérémonies du 8 mai 1945 : 80 ans après Sétif les mémoires française et algérienne se rencontrent


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Drapeaux français et algérien qui se croisent

Alors que la France commémore la victoire contre le nazisme, une délégation de parlementaires français participe pour la première fois aux cérémonies algériennes marquant les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata du 8 mai 1945. Ce geste inédit pourrait ouvrir la voie à une reconnaissance officielle des crimes coloniaux et à un apaisement des relations franco-algériennes.

Une présence française symbolique sur le sol algérien

Au son des clairons de l’armée algérienne, la place du 8-Mai-1945 d’Alger a accueilli, ce matin, un hommage officiel aux victimes des massacres de Sétif, Guelma et Kherrata. Fait inédit : une délégation d’une trentaine de parlementaires français – députés et sénateurs de gauche et du centre – a pris place juste derrière le président du Conseil de la nation algérien.

Parmi ces élus figurent Laurent Lhardit, président du groupe d’amitié France-Algérie à l’Assemblée nationale, ainsi que les députées Fatiha Keloua-Hachi et Danielle Simonnet, et le sénateur centriste Raphaël Daubet. On compte également Stéphane Peu (PCF) et Belkhir Belhaddad (ex-Renaissance), tous porteurs d’un même message : « apaiser la relation et reconnaître les crimes coloniaux ».

« La France et l’Algérie sont dans la reconnaissance mutuelle du 8 mai 1945 ; notre présence veut dire que le temps du silence est révolu », souligne Laurent Lhardit, avant d’ajouter que cette démarche s’inscrit « dans le travail de mémoire et l’amitié entre nos peuples ».

Les élus poursuivront samedi 10 mai leur parcours mémoriel à Sétif même, pour la cérémonie prévue devant le mausolée de Saâl Bouzid, première victime connue du 8 mai 1945.

L’autre 8 mai 1945 : un tournant dans l’histoire franco-algérienne

Alors qu’en métropole on célébrait la victoire sur le nazisme, plusieurs milliers d’Algériens manifestaient pour l’indépendance et la libération de leur leader Messali Hadj. La répression de ces cortèges fit des milliers de morts, plongeant le Constantinois dans six semaines de terreur – un épisode longtemps occulté, mais que les historiens considèrent comme le déclencheur de la guerre d’indépendance.

La violence militaire, appuyée par l’aviation et des milices de colons, dura jusqu’en juillet, faisant entre 15 000 et 20 000 morts selon des historiens français, jusqu’à 45 000 selon les autorités algériennes, pour 103 Européens tués.

L’historien Benjamin Stora rappelle que « les massacres du 8 mai 1945 constituent l’un des crimes coloniaux les plus barbares du XXᵉ siècle », qualifiant la répression de « guerre de représailles » menée contre des civils sans défense. Il ajoute : « au-delà des polémiques de chiffres, il s’agit d’un grand massacre de grande ampleur qui fait basculer une génération d’Algériens vers la lutte armée ».

Vers une reconnaissance officielle française

Le voyage de la délégation intervient alors que vient d’être déposée à l’Assemblée nationale française une proposition de résolution « condamnant les massacres coloniaux du 8 mai 1945 » ; elle sera examinée dans les prochaines semaines et pourrait constituer un pas symbolique supplémentaire vers la reconnaissance officielle.

Les parlementaires français présents en Algérie annoncent également le dépôt, à Paris, d’une proposition de loi reconnaissant les massacres comme crime d’État – suite logique du groupe de travail créé le 8 mai 2024.

Laproposition plaide pour :

  • Une qualification explicite de crime colonial
  • L’ouverture totale des archives
  • Un programme pédagogique binational sur la date du 8 mai 1945

Les parlementaires français présents en Algérie espèrent faire voter le texte d’ici juillet. Du côté algérien, on observe ces prises de position avec prudence mais aussi avec espoir : l’apaisement passe, selon Alger, par une « stratégie des pas concrets ».

La mémoire comme outil de réconciliation

La présence de parlementaires français à Alger intervient vingt ans après le premier hommage officiel rendu sur place par un ministre français, Jean-Marc Todeschini, en 2015, et cinq ans après que le président Abdelmadjid Tebboune a instauré la « Journée de la Mémoire » du 8 mai. «  l’Algérie ne saurait en aucun cas accepter à ce que le dossier de la mémoire soit relégué à l’oubli et au déni » a déclaré ce jour le Président Tebboune.

Dans un entretien publié le 5 mai 2025 par l’Université Paris 13, Benjamin Stora souligne l’urgence d’une reconnaissance politique : « Les massacres de 1945 sont un tournant majeur ; leur négation nourrit encore les crispations. Reconnaître cet événement, ce n’est pas humilier la France ; c’est sortir l’histoire coloniale de l’oubli et faire respirer la relation franco-algérienne. »

L’historien salue l’initiative parlementaire française – « un pas décisif », dit-il – mais avertit : l’extrême-droite et une partie de la droite restent farouchement hostiles à toute repentance.

Des enjeux diplomatiques et mémoriels complexes

En 2025, ces gestes prennent une résonance particulière dans un contexte marqué par une crise diplomatique récurrente, la question des visas, et des mémoires antagonistes. L’échange d’expulsions diplomatiques d’avril 2025 pèse toujours sur le dialogue, mais la délivrance de visas officiels aux élus français montre qu’Alger mise sur la mémoire partagée pour relancer la coopération.

Pour Benjamin Stora, « l’histoire n’est pas faite pour enfermer, mais pour ouvrir des ponts ». À Alger comme à Sétif, le message livré aujourd’hui est clair : sans vérité partagée, pas de relation durable entre les deux rives.

Un avenir à construire ensemble

Au terme de la cérémonie, les drapeaux algériens et français se sont brièvement croisés devant le monument aux morts de la capitale. Geste simple, mais à haute valeur symbolique : quatre-vingts ans après les fusillades de Sétif, l’heure est peut-être enfin venue pour les deux pays d’écrire ensemble la suite de leur histoire – non dans l’oubli, mais dans la reconnaissance.

Cette reconnaissance des massacres constituerait un pilier symbolique aussi fort que la reconnaissance du 17 Octobre 1961 (2012) ou de Maurice Audin (2018), et donnerait corps à plusieurs des 22 recommandations du rapport Stora qui restent à mettre en œuvre, notamment la création d’une « commission Mémoire et Vérité », la restitution des archives, et des programmes scolaires conjoints.

Zainab Musa
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Zainab Musa est une journaliste collaborant avec afrik.com, spécialisée dans l'actualité politique, économique et sociale du Maghreb et de l'Afrique de l'Ouest. À travers ses enquêtes approfondies et ses analyses percutantes, elle met en lumière des sujets sensibles tels que la corruption, les tensions géopolitiques, les enjeux environnementaux et les défis de la transition énergétique. Ses articles traitent également des évolutions sociétales et culturelles, notamment à travers des reportages sur les figures influentes du Maroc et de l’Algérie. Son approche rigoureuse et son regard critique font d’elle une voix incontournable du journalisme africain francophone.
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