Arnold Sènou, « lauréat » Gallimard avec son livre « Ainsi va l’hattéria »


Lecture 10 min.
Arnold Sènou...

Seul le roman d’Arnold Sènou, Ainsi va l’hattéria, a retenu l’attention de Gallimard, la plus grande maison d’édition française, sur plus de 6 000 manuscrits envoyés par La Poste en 2004. L’écrivain béninois, qui signe ici un livre « tout », disponible depuis le début de l’année, revient pour Afrik sur son ouvrage, son parcours et sa flamme. Interview.

Un sur 6 000. Le roman d’Arnold Sénou a été choisi en 2004, parmi plus de 6 000 manuscrits envoyés par La Poste à la plus grande maison d’édition française, Gallimard. Publié dans la collection Continents Noirs, Ainsi va l’hattéria, premier ouvrage de l’écrivain béninois, s’inscrit comme une œuvre forte, sensible et fédératrice, révélant le riche univers de l’auteur. S’il a traduit directement son propre livre de sa langue maternelle, Arnold témoigne ici de toute la vitalité d’une francophonie en marche.

Afrik.com : Comment résumeriez-vous votre ouvrage ?

Arnold Sènou : Mon livre donne la parole à ceux qui ne l’ont pas d’habitude. J’ai voulu montrer la souffrance des gens dont on ne parle jamais, tout en les élevant. J’ai essayé également d’attaquer les traditions qui pèsent sur les sociétés africaines, comme le lévirat ou encore la cérémonie qui succède à un enterrement où il faut dépenser des sommes gigantesques, même si l’on n’en a pas les moyens… Ainsi va l’hattéria est également un roman politique où je demande, sans le dire explicitement, aux politiques de prendre conscience de tous ceux qu’ils ignorent, et de mieux leur venir en aide. Je dénonce également les mauvais côtés de la classe politique, comme la corruption, la bureaucratie. Finalement le roman parle de tout ce qui se passe dans le Tiers-monde, le meilleur comme le pire, et de certaines choses se déroulant en Occident.

Afrik.com : Dans votre roman, on voit l’Afrique à travers les yeux d’un jeune héros, Boulou, handicapé physique. Pourquoi ?

Arnold Sènou : Il me fallait un personnage altruiste, qui souffre aussi, et donc, qui nous montre, de par son courage et ses efforts, qu’on n’a parfois pas le droit de nous plaindre, nous les « normaux ». Par ce roman, j’ai voulu montrer que lorsqu’on se bat dans la vie, on finit toujours ou plutôt souvent, par trouver sa voie et faire de belles choses. Comme en témoigne le destin de mon héros, qui n’était pas bien né.

Afrik.com : Dans votre façon d’écrire, on sent que Boulou est toujours un peu stigmatisé et mis à l’écart.

Arnold Sènou : Les handicapés ne passent pas inaperçus. On se retourne sur leur passage, par curiosité ou par gène. C’est pourquoi, j’ai toujours isolé Boulou à travers mon style d’écriture. J’écris « ta mère et toi », « ton ami et toi ». Parce que lorsqu’il marche, même en groupe, le regard de l’autre l’isole. L’écriture épouse donc cette vision que les autres ont de lui.

Afrik.com : Si l’on voit le monde à travers les yeux du héros, le roman s’affranchit vite de la propre histoire de Boulou, comme s’il n’était finalement qu’un prétexte à l’histoire

Arnold Sènou : J’ai voulu l’écarter car c’est quelqu’un de fragile, qui ne se met pas en avant et qui subit un peu les choses. J’ai voulu le retirer du roman, mais il y reste omniprésent car c’est à travers ses yeux que l’on voit le monde. C’est une forme d’altruisme, comme je le disais tout à l’heure. Boulou n’est pas égocentrique. Il pense aux autres et garde les yeux bien ouverts sur tout ce qui l’entoure. Il est ému devant la souffrance et est sublimé par les personnes qui travaillent et qui font tout pour avancer, malgré tout.

Afrik.com : Ainsi va l’hattéria est un livre qui embrasse une large période historique. Il aborde une partie de l’époque coloniale pour arriver jusqu’à aujourd’hui. Pourquoi un tel choix ?

Arnold Sènou : Il est vrai que je remonte vers la fin du 19e siècle pour arriver jusqu’à présentement. Tout simplement parce que j’estime qu’on ne peut pas comprendre l’Afrique d’aujourd’hui si on ne connaît pas l’Afrique d’hier. Il y a une mémoire historique qu’il ne faut pas occulter, afin de mieux faire la part des choses. Quand les médias occidentaux nous font passer pour des barbares en évoquant certaines atrocités commises ça et là en Afrique aujourd’hui, il faut se rappeler, en toute honnêteté, que le Blanc avait certains comportements tout aussi barbares envers les Africains à l’époque coloniale.

Afrik.com : Tous les lieux et les personnages du livre sont imaginaires, si bien qu’il est impossible de situer le roman dans un quelconque pays. Pourquoi ?

Arnold Sènou : Je n’ai pas voulu qu’on puisse situer le pays parce que le roman africain a cela d’étrange : quand vous précisez que vous êtes Sénégalais et que vous situez l’action de votre livre au Sénégal, il n’y aura que les Sénégalais qui vous liront. Du moins c’est souvent le cas. Mon livre parle d’une multitude de pays, sans pour autant les nommer. Voilà pourquoi j’ai opté pour le choix d’une République fictive. J’ai voulu que tout le monde puisse s’identifier au livre, car il parle du Zimbabwe, du Sénégal, du Togo, du Niger, de Haïti, du Nigeria, et de bien d’autres pays encore.

Afrik.com : Le livre est « traduit de la langue maternelle de l’auteur par l’auteur lui-même ». De quelle langue s’agit-il et comment avez-vous travaillé ?

Arnold Sènou : C’est un mélange de fon (langue béninoise) et de mina (langue togolaise). A l’écriture, j’ai pensé uniquement dans ces deux langues. Puis j’ai directement traduit en français mes idées. Pour ce qui est de savoir si cela n’est pas trop déroutant pour le lecteur de voir une syntaxe originale, je dirai qu’en tant qu’Africain, ou plutôt Tiers-mondiste, je me suis approprié la langue française à ma façon, pour créer un style. C’est une question d’identité culturelle qu’il faut respecter. C’est une question à laquelle Ahmadou Kourouma (grand écrivain ivoirien, ndlr) a également dû répondre, en disant, à juste titre, que nous étions tranquilles chez nous, et qu’on est venu nous « imposer » une langue, le français. Il poursuit en disant qu’il ne faut donc pas que les Français s’étonnent si nous adaptons leur langue à notre réalité, ce qui est une forme d’appropriation.

Afrik.com : Pourquoi avez-vous tenu, en préambule, à demander aux lecteurs de lire le livre jusqu’au bout ?

Arnold Sènou : On peut lire le roman de façon non linéaire, mais je ne conseille pas cette forme de lecture. Parce qu’en le lisant par bribes, les gens peuvent croire qu’ils savent déjà tout. Alors que c’est dans l’épilogue que je réintroduis mon héros et qu’on comprend le titre du roman. Il faut donc le lire en entier pour véritablement saisir toute la portée et la force de l’histoire. Tous les univers développés dans le livre se rejoignent pour former un tout et boucler la boucle.

Afrik.com : Vous avez un style d’écriture assez volubile, qui se traduit par le fait que vous sautez d’un sujet à l’autre. Comment expliquez-vous cela ?

Arnold Sènou : C’est ça aussi le Tiers-monde. Il y a un foisonnement de choses et d’actions. Tout se bouscule et c’est un peu ce que traduit mon type d’écriture. Cela va dans tous les sens, mais tout en suivant une certaine droiture.

Afrik.com : Vous nourrissez un profond souci de la précision à travers vos écrits. Pourquoi ?

Arnold Sènou : Quand j’envoyais mes manuscrits on me les renvoyait. J’ai contacté de nombreux auteurs déjà parus qui ne m’ont pas aidé, ce que je comprends, parce qu’il n’est pas évident de pistonner quelqu’un dans ce milieu. Alors je me suis dit que pour passer par le difficile circuit de La Poste, puisque c’est le seul moyen qui me restait pour toucher les éditeurs, il me fallait être le plus vrai et le plus précis possible. Et puis j’aime qu’on puisse me lire tout en se cultivant.

Afrik.com : La publication d’un livre est souvent un parcours du combattant. N’avez-vous jamais eu envie de baisser les bras ?

Arnold Sènou : J’ai failli baisser les bras, mais ce qui m’a sauvé c’est que je me suis souvent retrouvé devant de beaux romans. Je me suis dit qu’il fallait absolument que je fasse quelque chose de bien qui soit publié pour laisser une œuvre que l’on aura plaisir à lire ou à relire. Je dédie mon livre à tous ceux qui ne baissent pas les bras. Je crois qu’il faut vraiment persévérer, surtout quand on vient du Tiers-monde. Ceci, pour faire avancer les choses, pour que l’on soit fier de nous au pays ou ailleurs.

Afrik.com : Quels conseils pourriez-vous donner aux jeunes auteurs qui ne sont pas encore publiés ?

Arnold Sènou : Il faut être sincère avec soi et ne pas chercher à écrire quelque chose qui va plaire. Il faut être porté par des sujets qui animent son être. Il faut aussi beaucoup retravailler ce que l’on fait et surtout développer son propre univers.

Afrik.com : Quand est née votre propre vocation ?

Arnold Sènou : La vocation est née après avoir lu, en classe de première, le roman d’Olympe Bhêly Quenum (Bénin) intitulé Un piège sans fin, qui m’a véritablement bouleversé. Je lui avais d’ailleurs écrit pour le remercier. Au départ, je n’arrivais jamais à finir l’écriture de mes romans, mais en s’y efforçant, on y arrive finalement.

Afrik.com : Espérez-vous vivre de l’écriture ?

Arnold Sènou : Je ne vois pas les choses comme ça. J’adore rentrer dans des univers que je crée pour y faire avancer mes personnages. C’est un plaisir énorme que de se retrouver seul devant son ordinateur pour écrire ou devant une simple feuille de papier. Je prends un plaisir fou à raconter des histoires. Ce serait dommage que je ne sois pas assez lu, notamment parce que mon écriture nécessite d’importantes recherches. Mais je ne baisserai pas les bras pour autant.

Afrik.com : Vous considérez votre livre comme un acte militant. Quels sont vos combats ?

Arnold Sènou : Entre autres, faire connaître notre histoire aux jeunes de maintenant qui ne savent pas ce qui s’est passé avant. Et faire que nos dirigeants prennent conscience de leurs devoirs. Qu’ils ne sombrent pas dans des folies meurtrières qui ne détruisent finalement que le bas peuple. Mes héros sont toujours des personnages fragiles qui donnent un message aux grands, censés être plus intelligents, pour leur demander d’être plus responsables.

Afrik.com : Combattre avec votre plume pour faire avancer les choses n’est-il pas finalement une simple utopie ?

Arnold Sènou : Norman Mailer, un célèbre écrivain américain, a dit : « Il y a longtemps que j’ai compris que l’écriture ne changera pas le monde ». C’est une pensée à laquelle je m’oppose. J’essaie de lutter à ma façon, avec les mots. Si tout le monde se dit que c’est de l’utopie, nous n’irons nulle part. Si mon livre arrive à faire évoluer au moins une personne ce sera déjà ça de gagné.

Arnold Sènou, Ainsi va l’hattéria, Gallimard, 2004

Pour commander le livre

Newsletter Suivez Afrik.com sur Google News