Alpha Blondy : « La musique, c’est l’espoir »


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Alpha Blondy, chanteur
Alpha Blondy, chanteur ivoirien

Nous avons rencontré Alpha Blondy dans un hôtel de Clichy, en banlieue parisienne, à l’occasion d’un concert qu’il donnait le mois dernier dans la capitale, pour faire connaître son dernier album, Jah Victory. Vêtu simplement d’une veste kaki et d’un t-shirt, Alpha Blondy, le roi du reggae africain, l’une des stars du continent, s’est montré abordable et convivial, détendu et rieur, si bien que l’interview, autour d’un Coca et de cacahuètes salées, s’est vite transformée en dialogue amical…

Rencontre avec un homme fidèle aux convictions de ses vingt ans, et qui, depuis les années 80, chante pour les pauvres, les démunis, les opprimés, qui sont la majorité de la planète, ce chant de révolte et d’espoir à la fois, qu’est le reggae. Rencontre avec un humain, qui croit profondément au divin.

Afrik.com : Comment expliquez-vous le succès phénoménal du reggae, en Afrique et dans le monde, plus de 30 ans après sa naissance, dans une petite île des Caraïbes, en Jamaïque ?

Alpha Blondy : Le reggae c’est cette musique qui dès le départ a brisé toutes les barrières raciales. Ce n’était pas une affaire de blacks ni de blancs : c’était une affaire de blacks et de blancs. J’ai même vu un groupe de reggae japonais, en 1984. Je crois que c’est le côté blessure sociale du reggae, et cet espoir en Jah, en Dieu, en cette énergie suprême, tu peux l’appeler comme tu veux, qui a amené beaucoup d’adeptes au reggae. Le succès du reggae est la preuve que sur terre il y a plus de pauvres que de riches.

Afrik.com : C’est une musique de la révolte…

Alpha Blondy : De la révolte, avec beaucoup, beaucoup d’espoir à l’horizon. C’est une musique du combat. Qui te dit de ne pas te décourager, ok ? Use your mind.

Afrik.com : C’est une musique qui vous a aidé, vous, Alpha Blondy, à devenir la star que vous êtes ? Qui vous a apporté cette énergie ?

Alpha Blondy : Je pense qu’elle a contribué. Parce que moi, Dieu a voulu que je sois le premier fils d’une famille de 9 gosses, et j’ai vu la souffrance de ma mère qui misait tout sur moi : je n’avais pas droit à l’échec, je devais être le modèle pour les petits frères et sœurs. Et il y avait déjà cette hargne : je ne pouvais pas perdre. Je n’avais pas le droit. Il y avait déjà ce stimulant en moi, et je faisais du rock au collège, mais le rock n’avait pas ce message de révolte que le reggae avait. J’avais déjà écrit des textes, et ils correspondaient à ce qui était dans le reggae. Et puis le reggae chante en patois : en pidgin english. Pas besoin de faire des grandes études pour dire ce qu’on avait à dire, de faire des alexandrins ou des trucs compliqués. Le gars il te dit ce qu’il ressent, avec les mots de tous les jours. Donc cette dimension était là pour me dire : « voilà la musique qu’il faut que tu fasses. Et ta blessure, tu verras que tu n’es pas le seul à ressentir ce que tu ressens ». Donc quand j’ai commencé à chanter, j’ai découvert que ce que je disais, plaisait parce que beaucoup d’hommes s’y reconnaissaient. Je n’ai pas inventé le fil à couper le beurre : je n’ai fait que dire ce que tout le monde ressentait.

Afrik.com : Vous pensez à des chansons comme « Brigadier sabari » (qui dénonce les violences policières, ndlr), à vos premiers débuts à la télévision en Côte d’Ivoire en 1981 ?

Alpha Blondy : Les jeunes au chômage, qui n’ont que la bière ou l’herbe pour s’évader, il n’y a pas d’aire de jeux, donc quand tu viens avec ça, sans le vouloir, tu crées des emplois, parce qu’il y a plein de jeunes – je tairai des noms ! – qui sont renvoyés de l’école, et qui n’ont pas de projet. Et ils te voient, et ils pensent : « Ah ça ! Je peux suivre cette route, là, et m’en sortir moi aussi ! ». Et ils se sont engagés, aujourd’hui ils vivent décemment de ça, on a pu ouvrir des portes à des gens.

Afrik.com : C’est beau….

Alpha Blondy : Attends, moi je n’ai aucun mérite ! Il faut dire merci à Dieu !

Afrik.com : Pourquoi vous dites « il faut dire merci à Dieu » ?

Alpha Blondy : Parce que je suis un grand croyant et je ne crois pas au hasard. Je crois que tout ce qui nous arrive, quelque part, c’est écrit. En bien comme en mal. Donc si Dieu a voulu que ça finisse bien et que je devienne célèbre comme Alpha Blondy, et bien, tu ne peux que dire « Dieu, merci ».

Afrik.com : Vous êtes chrétien ou musulman ?

Alpha Blondy : Dieu est ma religion. J’ai peur des religions : avec les religions, toujours il y a la bagarre. Les religions nous divisent, c’est Dieu qui nous rapproche. Donc moi je me suis approprié Dieu : Dieu est ma religion. Parce que je ne veux pas mettre d’étiquette sur ma foi. Quand les gens ont écarté Dieu, chacun mis à Dieu la casquette de son choix, et ils en ont fait une arme. Et moi, je me suis approprié Dieu.

Afrik.com : Dans une chanson de votre dernier album, vous parlez des « prêtres corrompus », des « imams vendus » : vous êtes courageux…

Alpha Blondy : Mais c’est la vérité, en plus !

Afrik.com : Dans ce dernier album, vous avez une chanson sur Sankara, une autre « Ne tirez pas sur l’ambulance », sur la Côte d’Ivoire, des chansons politiques, comme depuis « Brigadier sabari ». Pour vous, c’est un rôle naturel, celui de chanteur engagé, quand on est artiste en Afrique ? Alors qu’ici en Europe, on va beaucoup chanter « Je t’aime » ?

Alpha Blondy : Nadia, tout dépend du contexte dans lequel tu as grandi. C’est vrai qu’il y a des chanteurs ici qui chantent beaucoup de « je t’aime ». Mais ce ne sont pas les chanteurs de la banlieue, hein ? Les gars de la banlieue, ils ont beaucoup de choses à dire.

Afrik.com : Les « je t’aime », c’est quand on n’a plus aucun problème…

Alpha Blondy : Merci. Mais nous, on a notre façon d’aimer. On est un peu timides sur nos « je t’aime ». Nos « je t’aime » sont très forts. C’est des je t’aime de démunis. Ils sont sincères. Donc on ne les brandit pas trop. Nous, nos je t’aime, ce n’est pas que je vais inviter Nadia dans un restaurant classe, lui offrir un bouquet de fleurs, j’ai même pas le blé pour les bouquets de fleurs, et Nadia le sait ! D’ailleurs dans la banlieue là-bas, au quartier, dans le bled, Nadia, elle n’attend pas de fleurs ! Elle aime ma gueule, je n’ai rien pour l’impressionner. Donc nous qui paraissons sans éducation, sans culture et sans classe, cet amour, nous avons notre petit moyen de communication pour l’exprimer. Nos je t’aime se disent avec le regard, avec l’amour, comme on dit chez nous, l’amour, la vrai mour ! Bien sûr, on peut faire des chansons d’amour, mais on a des choses plus importantes à dire. Donc nous, le je t’aime, tu comprends, cela va sans dire. Il est là, il est partie intégrante de nous, pas besoin de le mentionner. Donc ce que nous, on dit, c’est cette injustice sociale qui nous brûle. La morsure de la pauvreté, la morsure de la privation. On ne va pas pleurnicher tout le temps : on se retrousse les manches, et puis on dit : « bon il faut qu’on s’en sorte ». Et la musique que nous faisons, tu verras qu’il y a beaucoup de gens qui n’ont pas une belle voix, mais qui ont des choses à chanter. Par exemple, le grand Bernard Lavilliers, il n’a pas une belle voix : mais il a des textes ! Donc pas besoin d’avoir une belle voix pour s’en sortir. Il n’est pas venu là pour faire Alain Barrière (chanteur de charme populaire en France autrefois, ndlr) : il est venu avec la rage, il dit « moi, il faut que je m’en sorte ». Il avait le choix entre prendre le flingue et faire des braquages, ou prendre une guitare. Et puis quand tu écoutes ses textes, tu ne penses même pas à la beauté de la voix : tu penses à la beauté du texte. Dans ce texte, là, tu te retrouves, noir comme blanc, tu te retrouves dans ce que ce monsieur, il dit.

Afrik.com : Lavilliers est un très grand artiste…

Alpha Blondy : Tu sais pourquoi j’aime Lavilliers ? On a travaillé ensemble à Abidjan, il est venu. Quand il parle, il n’a pas de couleur. Moi c’est l’effet qu’il m’a fait. Il y a cette misère que nous avons eue en commun. Donc quand tu entends des gémissements, un gémissement peut être fait en français, en anglais, en chinois, un gémissement est un gémissement. Et quand tu causes avec Bernard Lavilliers, c’est ce que tu vois : tu vois en lui le grand frère. Point barre. Et c’est là la force de Bernard Lavilliers. Pourquoi il fait du reggae ? Parce que le reggae est la musique des blessés de guerre ! Quand tu dis que la vie est un combat, nous, on sait de quoi il s’agit. Le reggae est une musique de combat. Lavilliers, tu passes sa musique à Bahia, au Brésil : on écoute. Tu la passes à Adjamé, à Treichville (Côte d’Ivoire) : on écoute ! Tiken Jah (Fakoly), il chante mal, mais c’est le message qui est dit qui est important. Parce que lui aussi s’est levé un matin et il s’est dit : « il faut que je m’en sorte ». Et moi, c’est ça que je cherche !

Afrik.com : Dans la chanson « Sales racistes », vous adaptez « Scary baldheads » de Bob Marley, et vous chantez : « vous êtes la cause de notre misère, vous êtes à l’origine de notre galère, vous avez pillé nos matières premières… ». Ca, c’est toujours un ressenti d’un jeune, à Treichville aujourd’hui ? La colonisation pèse encore dans la conscience des jeunes de 20 ans ?

Alpha Blondy : Bien sûr. Moi je ne crois pas au hasard. Par hasard, c’est nous qui avons tout le diamant, tout l’or, tout l’uranium, sous nos pieds, et par hasard, à la surface, que la misère. Du Congo au Mali en passant par la Guinée, la Côte d’Ivoire, le Ghana, et j’en passe. Ce n’est pas normal. C’est une misère programmée.

Afrik.com : Votre sensibilité oscille entre cette révolte, et un énorme optimisme : quand vous chantez « Jésus me donne tout », ou « La route de la paix ». C’est comme le yin et le yang : vous êtes habillé en treillis militaire kaki, tenue de combat, et en t-shirt turquoise, couleur très joyeuse… Au fond, vous êtes très optimiste !

Alpha Blondy : On ne peut pas se payer le luxe d’être pessimiste ! Nous sommes nés du mauvais côté du comptoir. Tu vois, il y a ceux qui servent, et il y a ceux qu’on sert, qui doivent payer. Ca c’est nous. Nous sommes nés du mauvais côté de la caisse enregistreuse. Donc nous n’avons pas le droit d’être pessimiste !

Afrik.com : Quelle vision avez-vous de la France ?

Alpha Blondy : La révolution française, la vraie, arrivera. Parce qu’ils aiment bien prendre la misère, notre misère, pour anesthésier les Français : « vous vous plaignez, vous vous plaignez, mais regardez, ce sont des malheureux, là ». On montre l’Afrique, on montre les guerres. On montre le Liban, on montre les maisons cassées. On montre Israël, et les Palestiniens. On montre l’Afrique, et les camps de réfugiés. Donc ça ne permet pas vraiment au Français véritable de jeter un regard critique sur ce qu’il vit, sur ce qu’il subit. Vous payez un deux-pièces à Paris, 100 millions de francs CFA. Avec ça, tu construis un immeuble chez nous ! Donc quand tu vois ça, tu dis, les Français vont se révolter un jour. C’est avec notre misère à la télé qu’on est en train d’anesthésier les Français. Mais un jour ou l’autre ça va éclater. Ils vont dire : « nous voulons un peu d’humanité ».

Afrik.com : Qu’avez-vous pensé de vos quatre années aux USA, quand vous êtes parti à 20 ans ? Vous étiez parti pour devenir musicien là-bas ?

Alpha Blondy : Les USA, c’était comme le service militaire du Bon Dieu : j’en ai bavé, mais en même temps, c’était formateur. J’ai appris à dire : « écoute mon gars, ce n’est pas en gémissant que tu vas t’en sortir ». Je voulais être prof d’anglais, pour que mon papa, qui est agent administratif, soit fier de moi ! Pour moi, les études, le diplôme de prof d’anglais étaient comme un parachute social : ma mère ne sera pas déçue, parce que je suis prof. Mais c’était dur. Les enfants des ministres avaient des bourses, mais nous, on devait travailler pour payer nos études.

Afrik.com : Dans plusieurs chansons de l’album, comme dans « La Route de la paix », vous exprimez ce message, que vous chantez depuis longtemps, « Dieu m’a tout donné, Dieu est notre force… ». Vous sentez que c’est un message qui fait du bien aux gens ?

Alpha Blondy : J’ai fait cette chanson à la demande des Nations Unies, en tant que messager de la paix des Nations Unies, pour ramener les belligérants ivoiriens ensemble. C’est un espoir, et en même temps une mise en garde pour tous ceux qui veulent aller à la paix pour se séparer. Non non : c’est ensemble que nous devons aller à la paix. Pendant les années de guerre civile, j’étais à Abidjan. Ca m’a fait mal de voir notre douleur collective. Moi je sors d’une grosse famille, et Dieu a voulu que je sois le tonton de tous les Ivoiriens, le petit frère de tous les Ivoiriens, le grand frère de tous les Ivoiriens. Et chacun voulait que je sois de son côté. Je ne peux pas être d’un côté. Alors ça m’a fait des amis, et des ennemis. Mais ça n’est pas grave. Et j’en ai voulu à Monsieur Alassane Ouattara, parce qu’il a fait une exploitation ethnique d’un problème qui ne concernait que lui seul. Sa femme actuelle était l’amie d’Houphouët Boigny, qui était son père politique. Il aurait pu toucher à toutes les femmes d’Abidjan, il n’y aurait pas eu de problème. Mais pour avoir couché avec celle-là, son parti à l’époque, le PDCI, l’a rejeté. Alors lui est venu dire qu’on ne voulait pas de lui comme candidat à la présidence parce qu’il est du Nord, parce qu’il est musulman.

Afrik.com : Quel rapport avez-vous avec la Jamaïque, où vous partez souvent pour enregistrer ?

Alpha Blondy : La Jamaïque, c’est la Côte d’Ivoire. C’est les mêmes têtes, la même galère, les mêmes rêves. La musique peut te faire vivre, nourrir ta famille, tes enfants, avoir une maison. La musique, c’est l’espoir.

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