Algérie : Abdelouahed Kerrar, «La souveraineté pharmaceutique est un enjeu majeur pour l’Afrique »


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Abdelouahed Kerrar
Abdelouahed Kerrar

Interview exclusive du Dr Abdelouahed Kerrar, DG de Biophram, Vice-Président du CREA, pour Afrik, à l’occasion du 22ème Forum pharmaceutique international de Dakar.

AFRIK.COM : Vous êtes le Président-Directeur Général de BIOPHARM, la deuxième entreprise pharmaceutique du continent africain, et de la société de distribution de produits pharmaceutiques BIOPURE. Où en est l’Algérie en termes de souveraineté pharmaceutique ?

Dr Abdelouahed KERRAR : Il faut sans doute rappeler que l’Algérie avait, dès son accession à l’indépendance, accordé une importance de premier plan à sa politique de santé publique. Nos retards étaient immenses, l’accès aux soins médicaux de base étant fortement contraint pour l’écrasante majorité de la population. Et, dans ce contexte, la politique de santé publique était considérée comme une prérogative exclusive de la puissance publique : la fabrication, de même que la distribution des produits pharmaceutiques étaient ainsi du seul ressort des entreprises d’Etat. Cette politique avait permis de bâtir une infrastructure de santé publique très solide qui arrivait à toucher les coins les plus reculés de notre immense territoire, mais l’offre de produits de santé peinait à suivre une demande en croissance trop rapide. La fabrication locale de médicaments était trop faible et, jusqu’aux années 1990, couvrait à peine les 10 à 12% des besoins. Quant au recours à l’importation, il était contraint par les prix élevés imposés alors par les grandes multinationales pharmaceutiques.

La donne change totalement avec la libéralisation de l’investissement dans la production et la distribution des produits pharmaceutiques. L’engouement des investisseurs privés locaux et la montée en capacités de l’entreprise pharmaceutique publique, le tout conjugué à des soutiens efficaces de la part des pouvoirs publics algériens, ont entrainé une montée en puissance de la production locale qui a pu enregistrer un taux de croissance annuel moyen de 15%, entre l’année 2005 à 2012. Ainsi et dans un marché national dont la croissance rapide était adossée à un système de sécurité sociale efficient, l’objectif fixé par les autorités algériennes, celui d’atteindre les 70% des besoins nationaux, a pu être atteint effectivement au cours de l’année 2022.

AFRIK.COM :  En quoi, selon vous, l’expérience pharmaceutique algérienne pourrait être bénéfique pour les pays africains ?

Dr Abdelouahed KERRAR : En vérité, il n’y a pas de modèle unique, chaque pays doit tracer son propre chemin, compte tenu de l’état de ses infrastructures, de son profil démographique et épidémiologique et de ses contraintes sanitaires et budgétaires.

On peut néanmoins considérer qu’il y a un certain nombre d’éléments invariants, tels que : la priorité à donner à une liste de médicaments essentiels ; le développement d’une industrie locale des produits pharmaceutiques ; des normes de qualité alignées sur les standards mondiaux ; la formation de compétences locales ; l’option pour la promotion du médicament générique ; une politique des prix rémunératrice pour les fabricants, mais encadrée par les autorités publiques.

Bien entendu, la taille modeste de certains marchés africains devrait amener à renforcer les coopérations et les complémentarités entre nos différents pays, comme à l’échelle de tout notre continent.

AFRIK.COM : La crise mondiale du Covid 19 a révélé la vulnérabilité de nombreuses régions du monde et en particulier des pays européens face au blocage possible des importations de médicaments majoritairement fabriqués en Asie : quelle a été la situation des pays africains ? Quelles mesures prendre pour répondre à cette nouvelle géopolitique du médicament ?

Dr Abdelouahed KERRAR : L’Afrique, pour de nombreuses raisons et notamment celles liées à la jeunesse de sa population, a été nettement moins affectée par le Covid 19 que le reste des autres continents. Mais elle a dû mobiliser des ressources non négligeables à son échelle pour acheter des vaccins au prix fort et pour se protéger au mieux. Elle a dû, surtout, faire face aux effets de la récession économique qui s’en est suivie à l’échelle de l’économie mondiale, des effets face auxquels elle n’était pas préparée, à l’image de l’explosion des coûts du fret international, de l’accès aux intrants et autres matières indispensables pour le fonctionnement de ses économies.

D’un point de vue géopolitique, il faut observer la manière avec laquelle les grandes puissances économiques ont décidé, du jour au lendemain, de s’absoudre des règles du commerce mondial qu’elles avaient elles-mêmes imposées au reste du monde en développement, aux Africains en particulier. Cette tendance est valable dans le domaine pharmaceutique, comme dans de nombreux autres secteurs, en particulier depuis la guerre actuelle en Ukraine. Les pays riches multiplient aujourd’hui les subventions à leurs industries et les mesures protectionnistes, les règles multilatérales régissant le commerce étant à leurs yeux inopérantes dès lors qu’elles ne servent plus leurs intérêts immédiats.

C’est là une évolution inquiétante dont l’Afrique devrait tirer des leçons. Le secteur de la pharmacie est un terrain sur lequel des mesures rapides devraient être prises. Il y va de la protection de la santé de nos populations.

AFRIK.COM : Vous arrivez, le 31 mai 2023, à Dakar pour le 22ème Forum pharmaceutique international de Dakar ; cette importante manifestation sera inaugurée par le Président Macky SALL : y a-t-il convergence de stratégies entre l’Algérie et le Sénégal en termes de souveraineté pharmaceutique ?

Dr Abdelouahed KERRAR : Les relations politiques entre nos deux pays sont ancrées solidement dans le passé et sont, depuis toujours, empreintes de solidarité partagée et de respect mutuel. Au plan économique, elles demeurent encore à un niveau modeste, elles recèlent un potentiel important et qui ne demande qu’à être mieux exploité. Le secteur pharmaceutique est un domaine dans lequel nous avons commencé à explorer les voies et moyens de partager nos expériences. Je suis personnellement impressionné par le dynamisme qui anime le marché sénégalais du médicament. Du point de vue de la souveraineté pharmaceutique, nos deux pays font face aux mêmes contraintes et se fixent tous deux le même objectif, celui de couvrir de plus en plus la demande interne par la production locale et celui de renforcer, chaque jour davantage, leur service public de santé et d’élargir l’offre de soins pour leurs populations. Même si elles empruntent des chemins différents, leurs stratégies ne peuvent que converger.

AFRIK.COM : Et quelles sont les priorités spécifiques pour l’industrie pharmaceutique en Afrique ?

Dr Abdelouahed KERRAR : Il faut souligner avant tout que notre continent fait face à d’immenses défis en termes de politiques de santé publique. Le registre des pathologies auxquelles nous sommes confrontés va de maladies en voie d’éradication ailleurs dans le monde (tuberculose ; malaria ; diphtérie ; etc.) aux affections du monde moderne, telles que VIH/Sida ; SRAS ; Covid ; etc. Dans le même temps, les dépenses de santé en Afrique varient entre 15$ et 300$ par habitant, là où les pays développés y consacrent près de 4000 $/habitant, la moyenne mondiale étant autour de 900 $. On mesure l’ampleur des retards que nous avons à combler.

A cela s’ajoute une production pharmaceutique africaine encore trop faible, alors que nos pays disposent aujourd’hui de tous les moyens humains et matériels nécessaires pour fabriquer localement les médicaments génériques essentiels et pour les rendre disponibles à des prix accessibles pour nos populations. Le déficit commercial de l’Afrique des échanges de produits pharmaceutiques est, aujourd’hui, de l’ordre de 20 Mds de $US et n’arrête pas de croître chaque année. Cette tendance pourrait être inversée à bref délai, pour peu que nous nous attelions, ensemble et sérieusement, à cette tâche.

AFRIK.COM : On sait que les faux médicaments pullulent en Afrique, c’était un combat engagé par le Président Chirac, il y a vingt ans déjà. Comment lutter efficacement, aujourd’hui, contre les dégâts que cause la contrefaçon des médicaments sur le continent ?

Dr Abdelouahed KERRAR : Bien sûr, c’est là un fléau véritable dont l’éradication est une priorité absolue, faute de quoi, tous les efforts déployés partout dans le cadre de nos politiques de santé publique seront voués à l’échec. Mais, à la base, il faut comprendre que, pour être efficace, la lutte contre les faux médicaments suppose que l’on rende disponibles des médicaments de qualité garantie et à des prix aussi accessibles que possible. En Afrique, il y a également beaucoup à faire en termes de traçabilité dans les réseaux de distribution de nos produits pharmaceutiques.

Tout cela passe par la mise en place d’instituts ou d’organismes de haut niveau en mesure de superviser la qualité de tout médicament avant sa mise sur le marché. C’est un investissement préalable qui peut paraitre coûteux, de prime abord, mais il reste malgré tout à la portée de nombreux pays africains et surtout, il est extrêmement rentable, sachant qu’il conditionne tout progrès de la situation sanitaire dans nos pays.

C’est un problème qui, en Algérie, a pu être solutionné depuis de longues années déjà, avec la mise sur pied d’un laboratoire national de référence qui procède au contrôle préalable de tout lot de médicaments importés. Le contrôle des produits fabriqués localement est de la responsabilité des laboratoires locaux, eux-mêmes agréés préalablement et placés sous le contrôle du laboratoire national du contrôle. Ce laboratoire est, aujourd’hui, partie intégrante de l’Agence nationale des produits pharmaceutiques.

AFRIK.COM : En tant que vice-président du CREA, le Conseil du Renouveau Économique Algérien, vous êtes aussi un acteur clef du nouvel élan des relations économiques entre l’Algérie et le reste de l’Afrique, pouvez-vous nous expliquer cette dynamique ?

Dr Abdelouahed KERRAR : Une des inflexions majeures que le Président algérien a décidé d’imprimer à la politique économique extérieure de notre pays réside précisément dans la priorité donnée aux échanges avec nos partenaires en Afrique. C’est une orientation qui est loin d’être fortuite, elle procède d’une conviction solidement arrimée que, par-delà le souci partagé de promouvoir la paix, la sécurité et la stabilité, nous avons tous beaucoup à gagner à travailler de concert pour surmonter toute une série d’obstacles communs qui font que notre continent accuse, aujourd’hui, des retards de développement significatifs en comparaison avec le reste du monde. Pour notre pays, qui entend se soustraire à sa dépendance excessive à l’égard des hydrocarbures, matière première non renouvelable, le chemin de la diversification de son économie passe aussi par une coopération renforcée et de meilleure qualité avec les pays africains. La mise en œuvre progressive de la zone de libre échange continentale africaine est, en ce sens, un levier de premier ordre dans lequel l’Algérie se sent totalement engagée.

Il faut ajouter que la politique prônée actuellement par les plus hautes autorités de notre pays, qui donne la priorité claire au développement des capacités de la production nationale dans l’industrie, dans l’agriculture comme dans les secteurs de services, recueille l’assentiment le plus large de la part du monde de l’entreprise. Le CREA, qui partage lui-même les mêmes options en termes de développement de la valeur ajoutée locale, de sécurité alimentaire et de souveraineté de la décision économique, entend jouer pleinement son rôle de partenaire des pouvoirs publics qui le consultent par ailleurs sur l’ensemble des questions économiques d’intérêt national.

AFRIK.COM : Le développement de l’Afrique francophone s’accélère : pensez-vous, avec votre expérience, que la croissance des marchés africains est le nouvel Eldorado de l’économie mondiale ?

Dr Abdelouahed KERRAR : Regardons les choses bien lucidement. L’Afrique, avec 17% de la population mondiale, représente à peine 2,8% du PIB mondial. Ce simple chiffre illustre à lui l’immensité de nos retards. Mais, surtout, pendant longtemps, il y avait comme une sorte de fatalisme qui amenait à considérer cette situation-là comme allant de soi. C’est clairement de moins en moins le cas, aujourd’hui : la jeunesse africaine, qui est de mieux en mieux éduquée et formée, largement ouverte sur le monde et en phase avec les nouvelles technologies, ne l’accepte plus.

Partant de là, ce qui était jusque-là considéré comme des retards de développement préjudiciables, commence à s’analyser maintenant comme un potentiel gigantesque qui ne demande qu’à être valorisé. C’est, par ailleurs, une chance pour l’Afrique elle-même, comme pour la communauté internationale dans son ensemble. Une Afrique plus prospère, c’est sans conteste un monde plus apaisé. Quant à l’obstacle de la mauvaise gouvernance qui plombait jusqu’ici l’image de notre continent, il n’a plus rien de rédhibitoire en 2023.

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