Affaire Hissène Habré : « Le Sénégal méprise la Cedeao »


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Me François Serres, un des avocats de l’ancien dirigeant tchadien, Hissène Habré, placé sous mandat de dépôt au Sénégal pour crimes de guerre, crimes contre l’humanité et tortures, en veut à la ministre sénégalaise de la Justice. Il accuse Aminata Touré de tirer les ficelles de la procédure concernant son client. Il l’a fait savoir dans cet entretien exclusif accordé à Afrik.com.

(De notre correspondant à Dakar)

Afrik.com : Votre client a été arrêté puis inculpé mardi dernier pour crimes de guerre, crimes contre l’humanité et tortures. Pourquoi dénoncez-vous la procédure ?

François Serres :
C’est la première fois qu’un ancien chef d’Etat se fait arrêter sur la demande d’un autre chef d’Etat. Qu’Idriss Déby remercie le Président Macky Sall pour le service qu’il lui a rendu, montre à quel point on est dans le politique. C’est un homme politique qui remercie un homme politique, pour une décision judiciaire. Les milliards d’Idriss Déby ont poussé le Procureur Mbacké Fall à arrêter le Président Habré, tout en faisant semblant d’ignorer le droit. Il sait très bien qu’il ne peut pas ordonner l’arrestation du Président Hissène Habré. Ce procureur a violé le secret de l’instruction, en tenant sa fameuse conférence de presse. Et un des premiers manquements dans cette affaire, c’est de voir que le site Internet des Chambres africaines porte atteinte à la présomption d’innocence de mon client, en disant que Habré est un criminel de guerre. Autre fait à dénoncer, c’est le comportement d’Alioune Tine, le célèbre défenseur des Droits de l’Homme, qui s’est rendu à plusieurs reprises au Tchad, rien que pour nuire à mon client. Maintenant, il fait le service d’assistance judiciaire du Tchad. Monsieur Tine est aujourd’hui le bras armé du régime tchadien dans l’exécution de Habré, puisqu’il a préparé les témoins que les juges d’instruction doivent écouter dans les prochains jours. Ce sont autant d’irrégularités qui font que nous avons jugé nécessaire de boycotter ce procès.

Afrik.com : Qu’espérez-vous en saisissant la Cour de la Cedeao ?

François Serres :
L’importance de la saisine de la Cour de la Cedeao est que les décisions de cette institution s’imposent au Sénégal. Puisque cette même Cour avait condamné en 2009 les conditions dans lesquelles il voulait organiser le procès. Alors, aujourd’hui nous avons ressaisi cette même juridiction, puisque les mêmes principes ont été une nouvelle fois bafoués par le Sénégal. Il n’y a pas de juridiction internationale, ni de procédure internationale. Entre-temps, au lieu d’attendre la décision de la Cedeao du 15 juillet prochain, le Sénégal, pris dans une fièvre d’exécution et pour rendre service au Tchad, a pris une mesure attentatoire contre mon client, en décidant de l’arrêter. Le Sénégal méprise les institutions de la Cedeao.

Afrik.com : Votre ligne de défense est-elle suffisamment solide ?

François Serres :
Notre décision repose sur une analyse qui montre que la procédure menée n’a d’autre objectif que de déboucher sur la condamnation du Président Hissène Habré. Voilà quelques jours que l’on nous demande de fournir notre liste de témoins à décharge. C’est-à-dire, dans quelques jours, il va y avoir encore une mission d’un certain nombre de juges au Tchad et on nous demande de produire nos témoins à décharge. Et, comme vous le savez, madame Aminata Touré, ministre de la Justice, avait dit que dans le cadre de cette procédure, les avocats de la défense auraient la possibilité de se rendre au Tchad pour rencontrer leurs témoins qui feraient l’objet de protection. Nous savions que c’était des mensonges. Rien n’a été mis en place pour nous faciliter cette tâche. Elle nous a menti encore une fois. Madame Touré est une spécialiste du mensonge médiatique. Elle considère que dans le protocole qui a été signé entre le Sénégal et le Tchad, la défense n’a rien à faire et que tout sera mené par le juge d’instruction. Et ce n’est pas vrai, c’est le Procureur qui est à sa botte, qui mène cette affaire. Donc en définitive, je ne peux pas me rendre au Tchad pour des raisons de sécurité. Et si j’y allais pour rencontrer les témoins, que leur arrivera-t-il demain ? Il est sûr qu’ils seront assassinés le lendemain matin. Il est évident qu’on ne peut pas mener une enquête indépendante au Tchad, parce que les organisations de défense de Droits de l’Homme étaient les premières à dire qu’on ne peut pas organiser un procès équitable au Tchad, lorsque le Président a été condamné par contumace par le régime de Déby. Le Procureur Mbacké Fall est le témoin privilégié de cette démonstration.

Afrik.com : La cellule de communication des Chambres africaines dément avoir reçu la somme des deux milliards FCFA que vous évoquez. Elle précise que ces fonds ont été versés sous le magistère du Président Abdoulaye Wade, c’est-à-dire avant la mise en place des Chambres africaines. Avez-vous des preuves?

François Serres :
Madame Aminata Touré, ministre de la Justice, devrait révéler ce que sont devenus les deux premiers milliards versés par Déby sous le Président Wade. Là, on est sûr que l’actuel Président du Tchad a tout récemment versé deux autres milliards aux Chambres africaines. Le 8 février dernier, l’administrateur des Chambres avait affirmé avoir reçu les 25% du budget : donc, pourquoi polémiquer ?

Afrik.com : Si vous êtes persuadé que votre client est innocent, qu’il n’est en rien mêlé aux faits qu’on lui reproche, pourquoi ne pas accepter d’aller au procès ?

François Serres : Il est incontestable que pendant le régime du Président Habré, il y avait une guerre civile interne et un conflit armé international avec la Libye. Jusqu’en 1987, la Libye occupait les 2/3 du territoire tchadien. Dans cette partie du territoire, où il y avait des représentants de la légion française, des crimes ont été commis. Au sud, il y avait le général Wadel Abdelkader Kamougué. Ce dernier est accusé de génocide de musulmans de cette partie. A l’est également, il y a eu autant d’exactions sur la population civile. Tout ça, normalement, doit faire d’objet d’une enquête sérieuse et indépendante. Mais aujourd’hui, ces crimes commis par ces factions rebelles n’intéressent ni les organisations de défense des Droits de l’Homme, ni le Sénégal. Reed Brody, porte-parole de l’organisation Human rights watch, l’a dit : « On s’en fout de ce qui s’est passé dans d’autres zones de conflit ». Ce qui les intéresse, c’est la personne de Habré. Même tout récemment avec Déby, plusieurs assassinats ont été commis. S’ils veulent une situation normale, en termes de Droit international, à la situation tchadienne, il aurait fallu en 1990 organiser un grand Tribunal pour le Tchad, sous l’égide des Nations unies et l’Union africaine. Et ce tribunal, s’il avait été mis en place, aurait permis d’élucider tous les crimes commis depuis l’indépendance du Tchad, pas seulement à partir de 1982. Mais, nous savons que Déby, la France et l’Union africaine ne veulent pas entrer dans ce jeu-là. Parce que l’actuel Président tchadien préserve leurs intérêts, avec les mannes pétrolières. Et le Sénégal s’est mêlé de cette affaire pour des intérêts économiques stratégiques, financiers et politiques. Tous les morts sous Déby et autres chefs de guerres, n’intéressent pas le Président Macky Sall et son ministre de la Justice. Ce qui les intéresse, c’est l’argent.

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