Babacar Diakhaté, Doctorant en Sociologie : « Le Covid-19 promeut de nouvelles pratiques »


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Dr Babacar Diakhaté, Sociologue
Dr Babacar Diakhaté, Sociologue

Au-delà de son impact sur la santé des hommes, la pandémie du coronavirus laisse apparaître beaucoup de questions socioéconomiques, dont les conséquences peuvent être fatales pour l’humanité toute entière. Dans cet entretien le Doctorant Babacar Diakhaté, de l’école doctorale Etude sur l’Homme et la Société (ETHOS) de l’Université Cheikh Anta Diop (UCAD) analyse les différents contours de cette problématique.

Entretien

Afrik.com : Quelle analyse faîtes-vous de la propagation exponentielle du Coronavirus ?

Dr Babacar Diakhaté : Le monde d’aujourd’hui est à la croisée des chemins, il est secoué par une crise sanitaire aux manifestations profondes et multiformes qui a presque fini de disjoncter le système éducatif, de mettre à genou l’économie des pays pauvres et de fragiliser le dispositif sanitaire des pays infectés. Aucun segment de l’univers ne semble épargné par cette « maladie silencieuse » qui s’incruste dans les cultures, infiltre les configurations socio-sanitaires des pays et impriment une orientation dysfonctionnelle aux interactions géopolitiques et sociales.

Il s’agit assurément d’une nouvelle donne, qui a fini de faire du monde un microcosme infectieux et infecté vivant sous le seuil d’un déséquilibre sanitaire, d’un désordre psychologique et d’une suspension des activités économiques et diplomatiques. Une pandémie nouvelle s’est installée qui, au-delà de ses effets physiques, promeut de nouvelles pratiques et tend à décimer considérablement le genre humain.

Tout se passe comme si on assiste à un remodelage de la morphologie sociale dans laquelle se déploient des acteurs, se tissent de nouveaux liens, se font des échanges et se redéfinissent les pratiques religieuses et idéologiques. Il en est ainsi du Coronavirus, qui, comme le constate avec un bel esprit de discernement, s’est positionné comme une puissante pesanteur sociale qui nous éloigne de nos semblables, favorise le cloisonnement, rend possible l’exclusion ou le confinement et freine l’économie dans tous ses aspects.

Et que pensez-vous du cas du Sénégal ?

Le Sénégal, à l’instar de beaucoup de pays du monde, connait, depuis le début du mois de mars, l’épidémie du nouveau Coronavirus Covid-19 qui, au-delà de ses manifestations sur l’organisme de l’être humain, traumatise foncièrement l’organisation psycho-sociale, politique, économique et religieuse du pays. En termes clairs, le pays est plongé dans une crise sanitaire avec des externalités qui n’épargnent aucun secteur de la vie active. Au regard des statistiques, la situation est plus qu’alarmante avec une courbe d’évolution qui dépasse les limites d’un compte à rebours. Selon les chiffres actuels du ministère, plus de 100 personnes sont testés positifs au virus en moins d’un mois.

L’objet de notre articule repose moins sur l’analyse des chiffres. Il cherche plutôt à analyser et comprendre les réactions sociales face à la propagation rapide du virus et aux stratégies de riposte à l’échelle communautaire. Autrement dit, nous tenterons d’élucider les canaux de lecture des communautés par rapport à l’introduction du virus dans le tissu social. Cette analyse suppose d’emblée l’adoption d’une posture neutre et objective qui lui donnera un traitement équilibré et lisible aux yeux des esprits avertis.

Comment expliquez-vous ces différences d’appréciations de la société sénégalaise, face à l’existence même de l’épidémie ?

Souvent, quand un noyau social accueille un corps étranger, il a tendance à le lire à partir d’un microscope local qui permet de donner une orientation par rapport aux attitudes à adopter. Dans un contexte de crise, il est constaté que le front social est toujours en ébullition et les ressorts sur lesquels l’opinion se base ont tendance à défriser en raison des circonstances urgentes et inattendues. A cet effet, la conscience collective s’estompe et laisse la place au doute et aux attitudes non concordantes.

Vivant sous l’ère des NTICs, la diffusion des messages se passe de façon instantanée et sont souvent à l’encontre des dictats des autorités compétentes. Dans de pareilles circonstances, des personnes malintentionnées infiltrent les réseaux et diffusent des fakes news dans le but de manipuler la conscience collective. La distorsion des informations officielles se constate et s’amplifie devant des consommateurs ignorants ; avec des formes irrationnelles d’usage des outils digitaux de communication.

Ainsi, la bonne et fiable information se fait rare au détriment d’un traitement comique de la situation qui nous voile souvent la gravité des choses. A cela s’ajoute un poids idéologique ou religieux qui imprime souvent une orientation face à l’acceptabilité de certains phénomènes. Dire autrement, certains adeptes prêtent une oreille attentive à l’idéologie religieuse qui, souvent, emprunte des postures défensives pour comprendre et accepter le fait social tel qu’établi.

Il y a également cette coexistence du pouvoir temporel et spirituel dans ce contexte de crise. Quelle en est votre lecture ?

Les crises ont la particularité d’infiltrer tous les segments de la vie sociale. Ses expressions interpellent tous les secteurs d’activités, tous les ressorts sociaux et toutes les obédiences religieuses et traditionnelles. De ce point de vue, elles se posent comme étant des facteurs qui déclenchent le rapprochement entre les deux légitimités (temporelle et religieuse). Même s’il faut reconnaitre parfois des réticences par rapport à certaines instructions venant du pouvoir temporel.

Dans la configuration religieuse du pays, les confréries occupent une marge assez importante dans la mesure où la plupart des adhérents, venant d’ethnies et/ou de formations politiques différentes, ont des guides religieux qui leur « dictent » des comportements à adopter face à certaines circonstances. Et ces dictats font l’objet d’une application scrupuleuse, souvent sans retenue. Cette posture de parrainage du pouvoir spirituel traduit sa position de « suprastructure » en se posant comme une instance trans-ethnique ou méta-ethnique.

Ce qui d’ailleurs explique le quota important alloué aux guides religieux, ainsi leur non-adhésion par rapport à une décision du pouvoir temporel peut être source de conflit entre les deux pouvoirs. Par contre, dans des contextes de crise, les deux légitimités s’arrangent à harmoniser leurs approches pour atténuer la clameur sociale et baliser le terrain aux autorités compétentes.

Les pouvoirs publics ont pris des mesures préventives, pour rompre la chaîne de contamination. Mais, même s’il y a une forte adhésion des populations, force est aussi de reconnaître des attitudes déviantes. Quelle est justement votre lecture sociologique de ces mesures ?

Depuis le début de la propagation du virus (02 mars), une batterie de mesures a été avancée par nos gouvernants. Ces mesures font l’objet d’une interprétation au niveau des bénéficiaires avec des grilles de lecture différentes. C’est dire que les normes ne font pas toujours l’objet d’une adhésion unanime ; certains, en fonction de leurs dispositions intellectuelles, culturelles, psychosociologiques et géographiques adoptent des comportements déviants face à la norme.

Ces Outsiders, pour emprunter H. Becker, expriment des réactions qui reflètent leur milieu de résidence ou de provenance qui se pose comme étant une cellule de socialisation à l’intérieur de laquelle on imprime aux individus des dispositions qui vont ensuite donner une orientation par rapport à leur conduite de tous les jours. Cette empreinte non-négligeable du milieu sur l’individu, atteste l’existence de certaines attitudes constatées dans des milieux différents.

La culture populaire tend à secréter des comportements de plus en plus ignobles, qui naviguent à contre-courant avec les mesures préventives instruites par les autorités compétentes. Parmi ces mesures, nous pouvons en retenir le respect de la distance sociale proposée (1 mètre), le lavage des mains et l’état d’urgence décrété par le gouvernement. Le respect de la distance sociale peut prêter à confusion pour une société qui développe et conserve plusieurs pratiques comme « le thé partagé », les salutations « physiques et rapprochées » ou encore le partage du repas familial autour du bol traditionnel.

La propreté a toujours été une attitude de l’homosenegalensis, en ce sens, des dispositions comme le lavage des mains sont toujours encouragées dans nos foyers. Le confinement pose un réel problème dans certaines zones favorables à la pratique déviante. Une déviance encouragée par les ondes de transmissions digitales comme WhatsApp et Instagram devenues de plus en plus accessibles à toutes les couches sociales. Le couvre-feu décrété à l’échelle nationale sert d’occasion pour des jeunes déflatés du système de manifester des attitudes inciviques qui illustrent leur état d’esprit (souvent négatif).

Pour ces déviants, la non-adhésion peut être expliquée par plusieurs facteurs. Il s’agit de la géométrie des rapports sociaux, qui dressent une certaine verticalité par rapport aux schémas managériaux des administrateurs. Autrement dit, ces « déviants » se voient comme des microcosmes coupés du noyau social de base. De ce point de vue, ils adhérent difficilement aux orientations politiques orientées vers la protection du milieu et de ses résidents. Il y a également la diffusion d’une culture qui favorise l’incivisme et l’indiscipline des populations.

Il s’y ajoute une mobilisation communautaire encore faible autour de la gravité de la crise sanitaire et de ses multiples conséquences fâcheuses sur l’économie, l’éducation et la pratique. Il faut dans la même veine noter des politiques publiques insuffisamment partagées par les populations bénéficiaires qui adoptent, corrélativement des attitudes de déviance et de défiance. En matière de protection du cadre de vie, de telles attitudes sont particulièrement dommageables. Tous ces facteurs peuvent expliquer, d’une certaine manière, les réactions sociales qui découlent des mesures et instructions des autorités compétentes

Cette socialisation fait appel à l’élaboration de mesures coercitives qui « obligent » les populations à l’adoption de comportement responsable et durable dans le temps et dans l’espace. Ces mesures doivent mettre en page de garde le pouvoir religieux, qui naturellement exerce une pression particulière sur les communautés. Selon la sociologie marxiste, les grands chocs qui viennent fouetter les communautés ont tendance à engendrer des transformations sociales observables. A cet effet, il urge de rebâtir le noyau social dans le but de « resocialiser » les jeunes afin de forger un pays compétitif et respectueux des normes sociales.

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