« La stabilité de la Libye dépend des Toubous ! »


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Un an après la chute du régime de Mouammar Kadhafi, la Libye peine toujours à trouver ses marques et le Conseil national de transition (CNT) a des difficultés à restaurer l’ordre. Ces dernières semaines, les tensions ont été particulièrement vives entre les Toubous, noirs autochtones du Sud, et la tribu arabe des Oueleds slimane. Les deux communautés se sont violemment affrontées à Sebha, dans le Sud du pays, faisant plusieurs centaines de morts. Jomode Elie Getty Doby, représentant des Toubous en France, analyse la situation.

Les Toubous qui ont la peau noire et vivent dans le Sud de la Libye, ont longtemps été marginalisés par Mouammar Kadhafi. Désormais, ils souhaitent avoir une place dans la nouvelle Libye pour vivre dignement sur la terre de leurs ancêtres. Jomode Elie Getty Doby, âgé de 33 ans, est un Toubou libyen. Il vit en France depuis une douzaine d’années et milite pour les droits des Toubous en Libye, au Tchad et au Niger. Il a créé il y a dix ans, le « Conseil national des Toubous » et l’ONG Tibesti ainsi que de multiples associations pour interpeller la communauté internationale sur la question toubou. Le jeune homme, qui est un membre fondateur du Conseil national de transition (CNT), est aussi le premier Libyen à avoir porté plainte contre Mouammar Kadhafi le 14 septembre 2009 auprès de la Cour pénale internationale (CPI). Il estime qu’il ne pourra pas y avoir de paix en Libye si les revendications de son peuple ne sont pas prises en compte.

Afrik.com : Pouvez-vous revenir sur les origines du conflit qui a opposé les Toubous aux Oueleds slimane à Sebha ?

Jomode Elie Getty :
Le lundi 26 mars, lors d’une réunion hebdomadaire sur la sécurité de Sebha entre les leaders politiques toubous et Oueleds slimane, un jeune issu de la tribu des Oueleds slimane muni d’une arme à feu a fait irruption dans la pièce et a tiré sur les dirigeants toubous. Il y avait mon oncle qui était le président de la commission de la sécurité, le responsable chargé des armements et des réconciliations entre les brigades et le patron de la lutte-antiterroriste. Tous ces responsables toubous ont été tués. Ce jeune homme a été manipulé par des leaders Oueleds slimane qui lui ont raconté que la voiture de son père avait été volée par des Toubous. En réalité, elle a été dérobée par un voleur Oueled slimane. Les Oueleds slimane cherchaient un prétexte pour rentrer en conflit avec les Toubous.

Afrik.com : Pourquoi les Oueleds slimane sont-ils en conflit avec les Toubous ? Que leur reprochent-ils ?

Jomode Elie Getty :
Les Oueleds slimane accusent les Toubous de faire venir des immigrés noirs africains dans le Sud du pays pour agrandir leur communauté. Ces accusations sont un prétexte pour générer un conflit. Les Oueleds slimane souhaitent en réalité s’approprier la région de Fezzan, dans le Sud, où vivent en grand nombre les Toubous. Ils veulent que la Libye redevienne un Etat fédéral, ainsi, ils seraient les seuls représentants de cette région au sein de l’Etat libyen. Avant la chute de Kadhafi, Fezzan était composée de cinq départements : un département toubou, un département touareg, un département oueled slimane et deux départements de tribus arabes. Nous savons qui est à l‘origine de ce conflit, il s’agit d’Abdel Majid Seif Nacir, ex-représentant oueled slimane de Sebha au CNT. Lors des affrontements, il a démissionné du CNT pour dénoncer l’incapacité des autorités à gérer le conflit, mais en réalité cette situation l’arrange car il souhaite une guerre entre Toubous et Oueleds slimane pour nourrir sa propre ambition en divisant pour mieux régner.

Afrik.com : Quelle est l’ambition d’Abdel Majid Seif Nacir ?

Jomode Elie Getty :
Abdel Majid Seif Nacir souhaite devenir un dirigeant de la région de Fezzan. Sur la télévision nationale et la radio locale de Sebha, il a mené une véritable campagne de dénigrement contre les Toubous et appelé à les massacrer. Il a dit que les Toubous sont des trafiquants de drogue, des tueurs. La majorité des Oueleds slimane et leurs alliés arabes croient ce qu’il raconte. Il est habile. Il profite de l’ignorance des gens pour les manipuler. Pourtant, les Oueleds slimane n’ont pas intérêt à être en conflit avec les Toubous car ce sont des alliés traditionnels. Ils ne peuvent pas se passer des Toubous qui sont les garants de la stabilité de Sebha. Quand il y a des conflits entre les Oueleds slimane et d’autres tribus arabes, ce sont les Toubous qui jouent le rôle de médiateur. Cette alliance tribale permet aux Oueleds slimane de ne pas être marginalisés face aux autres tribus arabes.

Afrik.com : Combien de personnes ont péri dans les affrontements ?

Jomode Elie Getty :
Plus de 740 personnes on péri dans les affrontements. Jusqu’ici, le bilan avancé était de 150 morts. Mais ce chiffre est inexact car il ne représente que le nombre de combattants toubous et oueleds slimane. Il ne prend donc pas en compte les civils tués. Les Oueleds slimane se sont rendus dans les quartiers toubous et ont massacré les femmes et les enfants, brûlé des maisons. C’est une véritable épuration ethnique qu’ils ont menée. Il n’y a pas que des Toubous qui ont été tués. Beaucoup de travailleurs immigrés ont péri dans les massacres. Ils étaient originaires du Sénégal, du Mali, du Niger, du Tchad, de la Mauritanie, du Ghana, de l’Erythrée, de la Somalie, du Soudan, du Nigeria, du Congo… Comme ils ont la peau noire, les Oueleds slimane ont estimé qu’ils sont aussi toubous. Les travailleurs immigrés vivent avec les Toubous dans des quartiers très peuplés. Les Toubous leur louent des logements durant leur séjour.

Afrik.com : Ce conflit montre les difficultés que le CNT a à contrôler le Sud de la Libye. Comment les autorités ont-elles réagi pour mettre un terme aux tensions ?

Jomode Elie Getty :
Les Toubous reprochent au CNT d’avoir mis trop de temps à réagir. Il y a eu beaucoup trop de morts, c’est inacceptable! Pour les Toubous, le CNT était complice des Arabes. Pendant le conflit, les Toubous ont pris en otage l’aéroport de Sebha. Le CNT a demandé à ce que l’aéroport soit rendu à l’armée nationale. Mais les Toubous ont refusé et exigé qu’un dirigeant du Conseil vienne sur les lieux du drame. Dimanche 1er avril, le CNT a finalement envoyé le Premier ministre qui est venu à la rencontre des Toubous à Sebha. Il a indiqué qu’il ne tolèrerait pas que « quelqu’un manipule les médias pour massacrer un peuple ». Il a dit que la Libye était « à tout le monde et que tous les peuples avaient le droit d’y vivre ». Un cessez-le-feu a été conclu. Mais les Toubous ne veulent plus faire la paix avec les Oueled slimane tant qu’Abdel Majid Seif Nacir ne sera pas traduit en justice. Nous allons saisir la Cour pénale internationale pour porter plainte contre lui.

Afrik.com : Que représentent les Toubous en Libye ?

Jomode Elie Getty :
Les territoires occupés par les Toubous sont stratégiques en Libye. Les Toubous représentent 90% des habitants dans les départements de Mourzouk et Koufra, dans le Sud. Ils sont minoritaires à Sebha où ils sont environ 6 000 sur 120 000 habitants. Dans toutes ces parties du pays, il y a du pétrole, du gaz et surtout beaucoup d’eau. Ce système départemental actuel, créé par Kadhafi lorsqu’il est arrivé au pouvoir, arrange beaucoup les Toubous. Kadhafi n’a jamais réussi à contrôler le Sud du pays. Il y avait installé des mines antipersonnel pour obliger les Toubous à migrer vers le nord. Son objectif était de les arabiser. Mais ils ont toujours refusé de subir l’influence arabe. Sous le régime de Kadhafi, si vous ne portiez pas un nom arabe, vous ne pouviez pas avoir de carte d’identité, vous n’étiez donc pas considéré comme un Libyen mais comme un étranger et vous ne pouviez pas travailler. Les Toubous sont des propriétaires terriens sans papier. Aujourd’hui encore, beaucoup de personnes vivent sans carte d’identité, et ceux qui ne parlent pas bien l’arabe sont considérés comme des Nigériens, Tchadiens… En Libye, il y a des Arabes et des Noirs. Mais au moins 30% des Noirs sont arabisés. Les Noirs arabisés sont parfois très violents vis-à-vis des Toubous et des immigrés africains qui vivent dans le pays. Ils les maltraitent et pensent qu’ils sont supérieurs à eux.

Afrik.com : Quelles sont les difficultés auxquelles étaient confrontés les Toubous sous le régime de Mouammar Kadhafi ?

Jomode Elie Getty :
Les Toubous ont toujours été marginalisés sous le régime de Kadhafi qui les méprisait. Il les sous-estimait et ne les a jamais aidés à se développer. Il a volontairement refusé de développer le Sud du pays pour nuire aux Toubous qui n’ont jamais voulu se soumettre à lui. Les Toubous ont jusqu’à présent vécu dans une grande pauvreté, ils n’ont pas accès à l’emploi et n’ont aucune perspective d’avenir. La majorité d’entre eux sont analphabètes. Sous le régime de Kadhafi, ils faisaient toutes sortes de trafics. Ils faisaient aussi régulièrement du trafic de migrants africains. Ces-derniers payaient les Toubous qui les aidaient à venir en Libye ou à transiter par la Libye pour se rendre en Europe. Moi-même étant jeune, j’ai participé à ce type de trafic avec un ami. C’était pour nous la seule façon de nous en sortir mais aussi de montrer à Kadhafi que nous étions maîtres de nos terres. Les Toubous sont très attachés à leurs traditions. Ce sont des fanatiques de la liberté. Ils estiment qu’ils sont maîtres de leur destin. Ils se sont toujours révoltés face aux expansionnistes. C’est pour cela qu’ils n’ont jamais été soumis à la colonisation ou à l’esclavage. Les Toubous sont des semi-nomades éleveurs de chameaux. Ils se déplacent d’oasis en oasis au sein de leur région et vivent essentiellement de l’agriculture. Ce sont aussi de très grands commerçants. Ils vendent du bétail, surtout des chameaux. On trouve aussi des Toubous dans le Nord du Tchad et le Nord-Est du Niger.

Afrik.com : Après avoir été marginalisés durant 42 ans sous le régime de Mouammar Kadhafi, quelles sont les revendications des Toubous dans la nouvelle Libye ?

Jomode Elie Getty :
Avec l’aide des pays africains, nous voulons une résolution des Nations unies sur le respect des droits des peuples autochtones en Libye et nous souhaitons que le système départemental fait par Kadhafi soit maintenu. Nous voulons tout simplement vivre librement et dignement sur la terre de nos ancêtres. Nous réclamons aussi que notre langue, le tedaga, soit officialisée dans le pays. Nous demandons également un soutien pour notre développement économique et social ainsi que des moyens matériels et logistiques pour sécuriser les frontières de la Libye. La stabilité de la Libye dépend des Toubous. Il ne pourra pas y avoir de paix tant que les revendications des Toubous n’auront pas été prises en compte. Les Toubous sont minoritaires en Libye mais c’est une minorité très importante. Elle a lourdement contribué à la chute de Mouammar Kadhafi en libérant le Sud avant que Tripoli ne tombe avec l’aide de l’OTAN. C’est d’ailleurs pour cela que les Toubous sont considérés comme des héros à Benghazi : sans la contribution des Toubous, Kadhafi serait encore au pouvoir. Beaucoup de Toubous ont été tués et blessés durant le soulèvement mais les Toubous se sont toujours révoltés contre Mouammar Kadhafi : ils manifestaient fréquemment pour avoir de meilleures conditions de vie. Ils ont logiquement été la pièce maîtresse de la chute de Kadhafi dont l’erreur a été de les avoir sous-estimés.

Afrik.com : Jusqu’à présent, les revendications des Toubous n’ont jamais été prises en compte. Qu’est ce qui vous fait penser que cette fois-ci serait différente ?

Jomode Elie Getty :
Si nos revendications ne sont pas prises en compte, nous créerons un Etat toubou en Libye. Les Toubous sont une source de stabilité pour la Libye, le Niger et même le Tchad. Si les Toubous du Tchad, du Niger et de la Libye travaillent ensemble pour sécuriser leurs frontières, Aqmi et les trafiquants de drogue ne représenteront plus de menaces pour ces trois pays. Mais pour que cette collaboration puisse fonctionner, la communauté internationale doit nous soutenir. Nous nous adressons particulièrement à l’Union africaine, aux Etats-Unis et à la France. Les Toubous ont toujours contrôlé les frontières du Sud de la Libye bien qu’ils aient peu de moyens. Ils connaissent parfaitement ce vaste territoire et sont indispensables à la sécurisation des frontières libyennes. Notre doctrine est simple : si vous voulez la paix et la stabilité en Libye, donnez les moyens aux Toubous de se développer et vivre dignement sur la terre de leurs ancêtres.

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