Tewfik Aclimandos : « L’armée rendra le pouvoir si elle garde ses privilèges »


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Un an après la chute d’Hosni Moubarak, le 11 février 2011, l’Egypte est toujours mal au point. L’insécurité persistante a provoqué l’effondrement de l’économie. L’armée, respectée par les Egyptiens au moment de la révolution, est désormais discréditée. Les militants pro-démocratie, qui n’ont pas déserté la place Tahrir, multiplient les manifestations pour qu’elle cède le pouvoir. Les islamistes ont, quant à eux, gagné du terrain sur le terrain politique. Ils ont largement remporté les législatives et occupent 70% des sièges du Parlement. Tewfik Aclimandos, chercheur spécialiste de l’Egypte et consultant pour des ONG, analyse la situation pour Afrik.com.

Afrik.com : L’appel à la grève générale le 11 février pour célébrer le départ de Hosni Moubarak a été peu suivi selon l’armée. Les Egyptiens sont-ils lassés par les manifestations ?

Tewfik Aclimandos : Effectivement, je confirme que la mobilisation du samedi 11 février a échoué. Ce n’est pas uniquement une affirmation de l’armée, tous les observateurs sur place l’ont constaté. Mais cette faible participation à la grève ne veut pas dire que le peuple égyptien est lassé. Actuellement, il y a quatre acteurs majeurs dans le pays. L’armée, les islamistes, les militants pro-démocratie et le petit peuple du Caire. Et ce petit peuple du Caire est très imprévisible. Il ne suit pas toujours les appels aux manifestations. Il fait ce dont il a envie. Rien ne nous dit que, dans dix jours, il ne sortira pas dans les rues pour manifester.

Afrik.com : Les violences au stade de Port-Saïd, qui ont fait plus de 70 morts, ont ébranlé le pays. Les forces de l’ordre ont d’ailleurs été mises en cause dans ces évènements. Pourquoi n’ont-elles pas empêché ces heurts meurtriers ?

Tewfik Aclimandos : Il faut que la commission d’enquête rende son rapport pour que l’on puisse tirer les conclusions de ce qui s’est réellement passé. Il faut savoir que les supporters des ligues de football ont joué un rôle crucial dans la révolution. Entre ces ligues et les forces de l’ordre, ce n’est pas la grande histoire d’amour. Lors des violences du stade de Port-Saïd, on peut penser que les policiers ne voulaient pas prendre le risque de se confronter à ces ligues qu’elles n’aiment pas beaucoup. Les forces de l’ordre vivent dans un grand malaise depuis la mort des manifestants pendant la révolte contre le régime d’Hosni Moubarak. Les chefs, qui ont donné l’ordre de tirer sur la foule, ont été tous conduits devant les tribunaux. Les forces de l’ordre savent que les Egyptiens les détestent. Désormais, elles ne veulent plus avoir de compte à régler avec la jeunesse. L’objectif du ministre de l’Intérieur actuel est d’améliorer la situation interne du pays et les relations entre la population et les policiers.

Afrik.com : Cette insécurité qui règne en Egypte prouve-t-elle que l’armée est incapable de remettre de l’ordre dans le pays ?

Tewfik Aclimandos : Je pense que l’armée est la seule à pouvoir rétablir la sécurité aujourd’hui en Egypte. Je ne fais pas de louanges à l’armée, loin de là, mais la situation est extrêmement compliquée. L’armée est l’une des seules forces organisées. Elle a toujours un rôle central à jouer. N’oublions pas qu’elle possède toujours un empire considérable en Egypte.

Afrik.com : La situation des chrétiens coptes d’Egypte, régulièrement persécutés, est toujours préoccupante. Y a-t-il des chances qu’elle s’améliore dans les années à venir ?

Tewfik Aclimandos : La situation des chrétiens coptes en Egypte est toujours très inquiétante. Les Frères musulmans sont très attendus sur cette problématique. C’est un sujet ou personne ne leur fait confiance. Ils doivent prouver qu’ils sont capables de régler cette question. Mais pour le moment, ils ont échoué. Peu représentés, les coptes vivent un malaise palpable en Egypte. Dans une élection donnée, ils ont peu de chance de remporter la victoire. Je ne dis pas qu’ils ne gagneront jamais, mais leurs chances sont très minces.

Afrik.com : Certains manifestants pro-démocratie sont persuadés que l’armée a orchestré un « chaos » pour prouver sa légitimité à la tête du pays. Cette hypothèse est-elle recevable ?

Tewfik Aclimandos : L’armée n’a aucun intérêt à montrer qu’elle ne gère pas le pays. Ce n’est pas en semant le désordre qu’elle prouvera qu’elle est indispensable. Cette stratégie n’est pas logique. Tant que je n’aurai pas de preuves irréfutables, je continue à croire qu’elle n’est pas derrière tous ces évènements.

Afrik.com : L’armée a promis la tenue de l’élection présidentielle en juin 2012. Est-elle prête à se retirer du pouvoir ?

Tewfik Aclimandos : L’armée devrait rendre le pouvoir aux civils. C’est prévu pour fin juin, juste après l’organisation de l’élection présidentielle fixée pour mai. Pour le moment, on ne connaît pas la date exacte. C’est ce que l’armée a promis à moins qu’elle ne revienne sur sa décision. Des négociations sont actuellement en cours pour que son retrait du pouvoir se fasse dans la dignité. L’armée rendra le pouvoir si elle préserve ses privilèges. Tant qu’on ne touche pas à son pouvoir économique, le problème ne devrait pas se poser. Mais il y aura beaucoup de choses à négocier. Les autorités travaillent actuellement sur cette question. D’ailleurs, je pense qu’elle a en réalité toujours voulu se retirer de la tête du pays et cela depuis le mois de novembre, même si d’autres chercheurs pensent le contraire. De toutes les façons, l’armée est contestée dans tout le pays et a perdu sa légitimité.

Afrik.com : L’armée a été accusée par les militants pro-démocratie d’avoir effectué une alliance avec les Frères musulmans pour continuer à diriger le pays. Qu’en est-il?

Tewfik Aclimandos : Il est vrai que l’armée et les Frères musulmans ont des intérêts communs. Mais la situation est beaucoup plus compliquée. Ils ne sont pas d’accord sur tous les dossiers. Ils ont des positions très antagonistes sur certains points. D’autant plus que les Frères musulmans veulent l’intégralité du pouvoir. Ils ont par exemple travaillé ensemble pour faire échouer la grève qui était prévue le 11 février. Ils travaillent aussi actuellement sur la nouvelle feuille de route qui établira la Constitution. Et ils ont tous les deux intérêt à ce que l’Egypte retrouve sa stabilité. L’objectif de l’armée et des Frères musulmans est de désamorcer la fièvre révolutionnaire pour remettre de l’ordre dans le pays.

Afrik.com : Le Parlement égyptien est dominé à 70% par les islamistes. Sont-ils en mesure de redresser l’Egypte ?

Tewfik Aclimandos : Si les islamistes appliquent leur programme actuel, ils ne pourront pas redresser le pays. Ils doivent tout mettre en œuvre pour ne pas compromettre l’industrie du tourisme. De plus, ils n’ont jamais gouverné le pays puisqu’ils ont été longtemps exclus de la vie politique. Ils manquent d’expérience dans ce domaine. Les Frères musulmans ont une expérience parlementaire mais pour les salafistes, qui n’en ont aucune, c’est plus compliqué.

Afrik.com : Pourtant beaucoup d’Egyptiens, l’espoir est incarné par les Salafistes qui ont pris de l’ampleur après la révolution. Est-il possible qu’ils supplantent les Frères musulmans dans l’avenir ?

Tewfik Aclimandos : Oui, c’est possible si les Frères musulmans commettent des erreurs. En réalité, la majorité des électeurs qui se sont tournés vers les salafistes auraient dû voter pour les Frères musulmans. Beaucoup pensent que les Frères musulmans ont adopté une mauvaise stratégie électorale. Ce qui peut expliquer en partie pourquoi certains électeurs sont allés vers les salafistes. Ceux qui ont voté pour les Frères musulmans l’ont fait parce qu’ils pensaient que c’est un parti islamique démocratique. Mais leur discours est parfois confus. Les salafistes, quant à eux, ne sont pas de fins politiques mais leur discours est clair. Certains électeurs estiment aussi qu’ils sont plus proches du peuple.

Afrik.com : L’économie égyptienne s’est effondrée. De multiples investisseurs ont fui le pays. Retrouvera-t-elle rapidement son dynamisme ?

Tewfik Aclimandos : Tant que la sécurité ne sera pas rétablie dans le pays, l’économie ne pourra pas repartir. Pour que le tourisme retrouve son dynamisme, il faut renouer avec la stabilité en Egypte.

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