« 1960 » ou la neutralisation de la pensée politique nègre


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Aspect méconnu de l’Histoire franco-africaine, avec la prétendue « décolonisation » et le largage des populations subsahariennes, c’est la pensée politique nègre qui fut en définitive contrée puis neutralisée.

Dès les années 1920, à travers des hommes tels que Blaise Diagne, René Maran ou Lamine Senghor, puis par la suite, grâce à des figures immenses telles que LS Senghor, Aimé Césaire ou Alioune Diop, la pensée politique nègre se caractérisait par sa révolte non seulement contre le racisme et le mépris de la race noire, mais aussi contre tous les esclavages et contre tous les crimes, quelle que soit la couleur de la victime et celle du bourreau.

Au nom de l’humaine grandeur, la Négritude affirmait la nécessité de bâtir un monde moderne débarrassé de toutes les tyrannies politiques, religieuses ou superstitieuses. Un monde qui serait nécessairement nourri, pour se constituer dans la richesse et dans la gloire, de toute la chair du monde et des civilisations. Chaque civilisation apportant son génie à l’universel développement, tout en abandonnant ses tares grâce à la rencontre de l’altérité, par un serein équilibre entre la conscience ardente de ses forces mais aussi une exigeante lucidité quant à ses faiblesses.

Pour qui connaît les errements et les fourvoiements délétères, à la même époque, de bien des discours politiques, en particulier occidentaux et européens, pareille hauteur de vue peut fasciner…

Dans les années 1945-1958 en France, ce courant de pensée majeur et visionnaire, en phase avec l’avant-garde de l’école anthropologique française (notamment Claude Lévi-Strauss), pouvait accéder aux commandes. Il suffisait pour cela d’accomplir une étape décisive réclamée avec constance et acharnement par la quasi-totalité de la classe politique africaine et ultramarine : l’égalité politique.

Une telle réforme aurait permis aux représentants africains, soutenus et renforcés par les suffrages de dizaines de millions de citoyens d’outre-mer, de défendre les populations ultramarines, particulièrement vulnérables au sortir du colonialisme. Mais elle leur aurait aussi permis de porter jusqu’au sommet de l’Etat leurs conceptions non seulement de l’homme noir, mais aussi de l’homme tout court, dans un monde tellement bête. Ce fut d’ailleurs partiellement le cas sous la IVe République : entre 1945 et 1958, là où les Africains avaient le plus d’influence, à savoir en Afrique subsaharienne (AOF et AEF), les progrès, en termes de développement économique, social, et d’esprit démocratique, bref, d’abolition du colonialisme, furent spectaculaires et incontestables. Kwamé Nkrumah lui-même, qui visitait la Côte d’Ivoire en 1957, s’en émerveilla.

La « République de 58 »

On en était là, lorsqu’en 1958, profitant de la crise ouverte par l’atroce guerre d’Algérie, conséquence de la politique infâme autant que désastreuse de la IVe République, Charles de Gaulle fit un coup d’Etat militaire.

L’ancien chef de la France libre accusa le « Système », par son refus de reconnaître égaux tous ses enfants, de trahir la « vocation » de la France. Sur ce grief, il s’empara du pouvoir en promettant à tous, « [en Algérie] et ailleurs », l’égalité politique pleine et entière (Discours d’Alger et de Mostaganem, 4 et 6 juin 1958). Auréolé de son prestige, se réclamant du souffle de l’Histoire, le plus illustre des Français s’affirmait décidé à réaliser le grand projet fraternel défendu par les Africains depuis des décennies !

Exaltant la fraternité franco-africaine devant des foules en liesse, de Gaulle s’engageait à achever le processus d’intégration égalitaire esquissé mais finalement rejeté par le précédent régime. Cette révolution se solderait par l’accession des Africains aux plus hauts postes de l’administration et de l’Etat français, devenu ipso facto franco-africain. Selon un schéma que la IVe République, dans le sillage de la IIIe, avait déjà plus qu’ébauché, sous la pression démocratique des populations franco-africaines, conjuguée à la force de l’héritage de 1789. Se rappeler que sous ces deux régimes, des Africains et des Antillais furent députés, ministres, vice-présidents de l’Assemblée nationale ou encore président du Sénat…

Par la « République de 58 », Charles de Gaulle, porté au pouvoir par l’Armée et bientôt confirmé triomphalement par le peuple après des décennies de luttes, d’hésitations et de palabres, un vaste processus ancien touchait à son plein accomplissement. Le conservatisme le plus enkysté était sommé de rendre la parole au peuple, qui se trouvait justement disposé à accomplir cette mue grandiose : le 28 septembre, le référendum sur la nouvelle Constitution fut très largement approuvé par plus de 80% de OUI. Pouvait enfin s’accomplir la métamorphose de la France et de son empire en une vaste République franco-africaine fraternelle, égalitaire et sociale à vocation universelle. En ces extraordinaires journées de 1958, par le verbe de Charles de Gaulle, d’acre réticences succombaient, tandis que triomphaient de la pensée politique nègre mêlée à celle de Claude Lévi-Strauss…

C’est ce projet, véritable âme du monde, qui fut détruit en même temps que furent évincés les grands théoriciens politiques nègres des années 1950. Notre monde actuel, obsédé par les races, gagné par l’obscurantisme et perclus de superstitions, englué dans le sous-développement ou l’opulence crasse, est la consternante conséquence de leur défaite. A ce monde tristement dépourvu de rêves et si plein de cauchemars, saurons-nous en substituer un autre, construit en mémoire de ces splendides vaincus ?

Il faudrait pour cela dévoiler dans sa terrible réalité le divorce franco-africain, survenu entre 1958 et 1962.

Anéantissement de la « République de 58 »

Charles de Gaulle, maurrassien notoire aux racines barrésiennes, pensait l’exact contraire de ce qu’il avait promis et annoncé d’une voix vibrante pour revenir aux affaires, c’est-à-dire pour bénéficier des soutiens du peuple, en Métropole comme en Afrique, et de l’appui de l’Armée. Une fois aux manettes, il incurva progressivement son discours et détruisit méthodiquement l’unité franco-africaine. Au prix d’une duplicité permanente et de transgressions gravissimes, en une sorte de triptyque infernal : l’Affaire gabonaise en 1958, la Loi 60-525 en 1960, la Tragédie des Harkis en 1962. Pour éviter, selon ses confidences, la « bougnoulisation » et l’islamisation de la France, et plus confidentiellement encore, afin d’organiser le néocolonialisme. Sur fond d’intrigues du monde entier (USA, URSS, Ligue Arabe, Vatican, ONU, etc.) et d’âpres calculs drapés de vertus, le grand rêve franco-africain (ou euro-africain) se heurta aux sombres et torves vues des élites parisiennes, européennes et occidentales.

Par la suite, ce gigantesque scandale fut caché à coups de travestissements de l’Histoire, de menaces et d’anathèmes. Avec d’autant plus d’efficacité que le consensus était pour ainsi dire planétaire, puisque tout le monde et tous les partis avaient trempé dans l’opération. Au nord comme au sud de la Méditerranée et sur tous les continents, l’exaltation de la figure du Général, présenté comme un phare immense doublé d’un saint homme, permit d’opportuns et colossaux escamotages. En France, au fil des décennies, la statue du commandeur enfla jusqu’à la démesure, selon un crescendo qui s’amplifia à mesure que le scandale se dévoilait dans les coulisses du pouvoir et du savoir.

Au point qu’en ce mois de juin 2010, sous prétexte de 70e anniversaire de l’appel du 18 juin 1940, Charles de Gaulle fut glorifié ad nauseam. Alors qu’on est censé célébrer cette année le tragique et monstrueux Cinquantenaire des indépendances africaines dont il fut le principal artisan, sinon le cerveau…

Aujourd’hui, au bout de l’enfer déclenché il y a cinquante ans, la France se disloque, à l’image de son équipe nationale de football, gangrénée par le projet insensé de la Ve République blanciste, né de la négation de ce qu’elle prétendit être pour pouvoir naître. En anéantissant la « République de 58 », de Gaulle et ses alliés ne se posèrent pas seulement en imposteurs. Ils détruisirent aussi « une certaine idée » de la France, en la faisant fossoyeuse de ses plus grands idéaux, de ses plus hauts principes et ogresse de ses innombrables enfants d’outremer. Faut-il s’étonner qu’aujourd’hui, nombre d’entre leurs descendants la tiennent pour ennemie, jusqu’à parfois la haïr ? Tandis que le pays tout entier bascule dans la folie, perclus de remords et d’inavouables culpabilités raciales, qui pourtant sont celles de l’Etat, et non de son bouc-émissaire, le peuple…

Serait-il permis de regretter qu’en 2010, en cette tragique année anniversaire du grand déchirement, de la trahison et du crime, on n’ait pas davantage modéré, à Paris, ses ardeurs hagiographiques à l’endroit du Général ?

Serait-il incongru d’attendre qu’à l’avenir, le personnel politique, de droite comme de gauche, les intellectuels, la presse et les médias français cessent d’exalter sans bornes Charles de Gaulle, au gré d’un ubuesque et surtout obscène crachat au visage de tant d’Africains, de Métropolitains et d’Ultramarins qui, comme certains Bleus sans doute, ont tellement mal à la France ?

Alexandre Gerbi est écrivain, auteur notamment de Histoire occultée de la décolonisation franco-africaine, imposture, refoulements et névroses (Ed. L’Harmattan). Il est également membre cofondateur du Club Novation Franco-Africaine. Il anime le blog Fusionnisme.

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