U comme Un, jamais seul en orient


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Miniature persane et Bal à Bougival
Miniature persane (coll. N. Khouri-Dagher) et Bal à Bougival (Auguste Renoir)

« L’Apprentissage » : U comme Un. Un livre délicieux sur Internet, sous forme d’abécédaire, pour dire en 100 mots comment la France adopte ses enfants de migrants. « Lettres persanes » d’aujourd’hui qui seraient écrites par une enfant de migrants, petit manifeste sur la double identité culturelle des Français d’origine étrangère, l’initiative de la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a séduit Afrik.com qui a décidé de vous offrir deux mots par semaine. A savourer, en attendant la parution du livre en février 2008, sous le titre « Hammam et Beaujolais ».

De A comme Accent à Z comme Zut, en passant par H comme Hammam ou N comme nostalgie, 100 mots pour un livre : L’apprentissage ou « comment la France adopte ses enfants de migrants ». Une oeuvre que la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a choisi de publier d’abord sur Internet. Un abécédaire savoureux qu’Afrik a décidé de distiller en ligne, pour un grand rendez-vous hebdomadaire. Une autre manière d’appréhender la littérature…

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UN

On n’est jamais seul en Orient. Cette phrase peut être lue positivement: on est toujours entouré, on trouvera toujours quelqu’un à qui parler, et, en cas de besoin psychologique ou matériel, cette phrase signifie: les solidarités sociales et économiques sont à l’œuvre pour entourer un individu. Non pas de manière idéale bien sûr, car là-bas aussi l’individualisme avance au rythme de la modernisation, mais davantage qu’ici, et comme elles l’étaient sans doute en Europe autrefois, comme elles le sont encore dans certains villages de France aujourd’hui.

On n’est jamais seul en Orient. Cela peut aussi parfois être pesant, si on a l’âme poète, contemplative ou créative, ou si, simplement, on a le goût de la solitude, que possèdent souvent les personnes qui ont, aussi, le goût des autres. Difficile de s’isoler pour être seul, tout simplement.

En vacances chez mon amie Amina à Tunis, dans sa belle et vaste maison, si je m’isole dans ma chambre une après-midi, pour lire, écrire, ou goûter la douceur du temps, une main vient bientôt frapper à ma porter: vais-je bien? Ai-je besoin de quelque chose? Une des filles peut-elle faire quelque chose pour moi? Je dois alors diplomatiquement expliquer que je ne boude pas, que je ne fuis pas l’activité et les gens du rez-de-chaussée, amis qui passent, télévision allumée, va-et-vient incessant et normal des grandes maisonnées dans les pays d’Orient.

Mon ami Kamel, artiste peintre marocain installé à Paris, me racontait comment pareillement lorsqu’il vivait là-bas il avait le plus grand mal à s’isoler, condition nécessaire pour lui pour dessiner, peindre, imaginer, créer, et comment c’est à Paris finalement qu’il a pu épanouir son talent, Kamel artiste doué aujourd’hui reconnu exposé, que ses amis là-bas trouvaient asocial et bizarre lorsque certains soirs il leur disait qu’il préférait à leur compagnie ses pinceaux et son chevalet.

Un anthropologue américain a parfaitement analysé cette incompatibilité culturelle* de la solitude dans la culture arabe. Dans La dimension cachée, ouvrage qui étudie le rapport de soi aux autres dans différentes cultures, Edward Hall raconte comment un jour, entrant dans le hall d’un grand hôtel aux USA, il s’installe dans un coin, dans l’un des fauteuils. Un visiteur vient s’asseoir dans le même coin, alors que le hall est vide, et que d’autres fauteuils sont disponibles plus loin. Deux autres visiteurs suivent, et se regroupent dans ce même coin du lobby. Ces hommes commencent à parler, et Edward Hall comprend que ce sont des Arabes: là où, dans un hall d’hôtel vide, un Occidental se serait installé assez loin d’un autre homme s’il s’en était trouvé un déjà assis, les Arabes se sont au contraire regroupés dans le coin déjà occupé par d’autres humains. Edward Hall développe de nombreuses pages sur cette grégarité de la culture arabe, ce besoin de vivre proche, de ne pas s’isoler.

A Tunis, lorsque j’y travaillais, et qu’à midi j’allais dans l’un des petits restaurants du centre-ville pour y déjeuner rapidement d’un complet poisson, de macaronis au four, ou de poulet grillé, comme tous les employés du quartier, si je m’installais à une table vide, souvent une autre femme, venue là seule aussi, me demandait si elle pouvait s’asseoir à ma table, alors que les tables vides à côté ne manquaient pas. Là où j’aime déjeuner seule dans un restaurant à midi, pour me reposer l’esprit du travail de la matinée, me détendre rêvasser observer, avant de reprendre le travail du reste de la journée, ces autres femmes au contraire n’aimaient pas être seules. Manque d’habitude par rapport à la solitude des gens de là-bas, et qui à cause de cela peuvent souffrir de vivre en France, et encore plus à Paris, où l’on est souvent seul.

La France pour moi, c’est aussi cela: une femme qui déjeune seule au restaurant, sans être importunée, sans se sentir gênée, sans être regardée, une femme qui déjeune seule au restaurant comme le ferait un homme. Car si la solitude est difficile pour les hommes, elle l’est encore plus pour les femmes, et chacune d’entre nous aura fait l’expérience du harcèlement visuel d’une femme se promenant seule dans une rue dans tous ces pays-là, ou bien assise seule au café, et cela même dans les pays les plus libéraux les plus occidentalisés les plus modernes et les plus touristiques. Un homme qui désire rester seul est quelqu’un d’un peu asocial donc étrange. Une femme qui est seule est quelqu’un qui a échappé à son clan ou à sa tribu, une femme non protégée, que l’on peut capturer, et d’abord du regard, mais aussi par les mots, voire même les gestes.

Je vois dans cette opprobre jetée sur la solitude dans nos pays d’Orient – car l’homme qui va seul au café n’est pas seul: il est entouré de tous les autres solitaires, et occupé à faire quelque chose: à être au café, activité importante de la vie masculine dans les pays d’Orient – je vois dans cette non-acceptation de la solitude dans nos pays, l’héritage, inconscient, de la culture bédouine qui fonda la culture arabe, les traces encore présentes d’un temps où les hommes en caravane traversaient les déserts, où la survie passait par ce rattachement à un groupe, où toute tentative de quitter le groupe de quitter la caravane de partir seul pouvait être fatale.

La France, et la modernité aussi, qui avance aussi dans nos pays d’Orient, me donne le choix: être entourée quand je le veux, être seule si je le désire. Mais je comprends que des hommes et des femmes, venus d’Algérie du Maroc ou d’ailleurs, certains jours gris à Paris, dans leur appartement vide, à la cantine à midi, ou dans leur lit le soir, se sentent terriblement seuls, et regrettent tout cet entourage qu’ils ont quitté là-bas. Et je comprends aussi les jeunes gens de là-bas, et encore plus les jeunes femmes, qui veulent vivre leur vie, s’ils ont le goût de la solitude, qui en ont besoin pour créer imaginer ou simplement s’exprimer et se sentir exister, pour qui cette manière de vivre entouré est trop étouffante, et qui viennent ici.

Equilibre: un peu de ceci, un peu de cela. Ni trop de ci, ni trop de ça. Je viens de passer quatre jours seule et heureuse à Istanbul, pour un voyage professionnel, et ce soir je vais farcir avec ma mère les feuilles de vigne fraîches que j’ai rapportées de là-bas, au téléphone elle s’est étonnée que j’envisage de le faire seule, elle m’a dit viens les faire chez moi car ma mère, orientale, adore vivre entourée et n’a pas appris, malgré 40 années, à vivre trop seule trop souvent.

Avoir le choix pour moi, et comprendre les autres, qu’ils soient d’ici ou de là.
Etre bi-culturelle, c’est ma chance, et pas mon handicap.

* Edward Hall, La dimension cachée, Seuil, 1996.

Lire l’interview de Nadia Khouri-Dagher

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