Maroc : La percée du salafisme


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La menace terroriste pèse lourdement sur le royaume chérifien. Les attentats-suicide du 10 et du 14 avril ne sont, aux yeux d’un bon nombre de citoyens, qu’un avertissement des groupes terroristes qui n’hésiteraient pas à récidiver de la manière la plus forte.

Casablanca. De l’envoyé spécial d’El Watan

Au moins, treize personnes recherchées par les services de sécurité se promènent, quelque part à Casablanca ou dans d’autres villes marocaines, avec des ceintures explosives. Ces présumés terroristes, jeunes dans leur quasi-totalité, semblent être prêts à exécuter l’ordre de leurs « supérieurs » à tout moment. L’état d’alerte est maximal. La peur aussi. Six kamikazes en moins d’une semaine ! « Ce n’est pas facile à oublier », lâche Issam Abdelmounir, un chauffeur de taxi d’une trentaine d’années. Même de moindre intensité, cela ravive les tristes souvenirs de 2003. C’est loin d’être fini ! « Voir des lambeaux de chair et du sang couvrir des artères et des boulevards à Casablanca est traumatisant », dénote Ahmed Fahemi, gérant d’une cafétéria près du boulevard Moulay Youssef, lequel a été, le 14 avril, le théâtre d’une double opération kamikaze. La dernière en date. Comme lui, d’autres Marocains ne cachent guère leur peur de nouveaux attentats plus forts et plus spectaculaires.

Surtout, depuis que les services secrets français ont alerté les autorités marocaines quant à l’existence d’informations selon lesquelles des groupuscules terroristes s’apprêtent à frapper des lieux touristiques à Marrakech, Casablanca et Meknès. Si l’information, diffusée par certains journaux marocains, reste au stade de l’hypothèse, les citoyens se montrent vigilants. Cela est apparent, notamment au niveau des restaurants, des bars, des cafétérias et autres endroits connus pour être fréquentés par des étrangers ou les « ennemis de Dieu » comme les désignent les « fous d’Allah ». De tels endroits enregistrent moins de monde que d’habitude, à l’orée de la saison estivale. Au-delà d’un climat de psychose qui règne notamment à Casablanca, les citoyens marocains, que ce soit les hommes politiques, les professionnels des médias ou la société civile, essaient de comprendre ce qui leur arrive. Le drame algérien dans les années 1990 est au centre de discussions dans les lieux publics. Loin d’établir un lien direct entre les attentats d’Alger et ceux de Casa, les Marocains se disent cependant convaincus d’une chose : le terrorisme islamiste menace tout le Maghreb.

Le pire… à venir !

Le Maroc n’en fait pas l’exception. « Ceux qui croyaient que le pays était un corps immunisé contre toute infection islamo-terroriste doivent revoir soigneusement leur grille de lecture », soutient un professionnel de la communication, avant de relever que, malgré les multiples arrestations opérées depuis les sanglants attentats du 16 avril 2003, d’autres kamikazes se sont fait exploser dans le carré diplomatique censé être ultra sécurité. « L’analyse post-traumatique laisse augurer que rien n’est encore gagné contre l’hydre terroriste », observe un enseignant à Casablanca. Les services de sécurité, à travers la presse notamment, reconnaissent, de leur côté, que le risque demeure élevé. « Le pire est à craindre. Parce que ce genre d’attentats existe à cause de la fracture sociale. Les intégristes sont capables de recruter des jeunes Marocains qui n’ont aucun espoir, qui ne voient pas d’avenir et qui sont attirés facilement par un nouvel engagement dans leur vie qui est le jihad », dit Ali Amar, directeur du Journal, hebdomadaire marocain. Selon lui, la menace est diffuse. Menace qui n’est pas encore orientée, selon lui, politiquement.

Ces appréhensions ont été corroborées par d’autres spécialistes en la matière. Ainsi, le jeune chercheur marocain Abdallah Rami estime pour sa part, dans une analyse livrée à la presse locale, que la situation actuellement dans le royaume chérifien, marquée par la montée du sentiment religieux dans la société, ne conjecture rien de bon : « L’Etat a identifié des personnes dangereuses, pour la plupart recherchées depuis le 16 mai. Mais il y a tous ceux que l’Etat ne connaît pas et qui peuvent agir n’importe où et n’importe quand ». La menace est aussi sérieusement ressentie au sein du palais royal. C’est ainsi que, dans un message adressé au président Abdelaziz Bouteflika, au lendemain du double attentat à la voiture piégée au cœur d’Alger, le roi Mohammed VI a appelé les dirigeants des cinq Etats maghrébins à faire un front commun contre le terrorisme transnational. Même s’il n’y a pas de preuves palpables, dit-on, les Marocains, services de sécurité, dirigeants politiques et population, admettent l’existence d’un lien idéologique avec la nébuleuse Al Qaïda.

Le web des « jihadistes »

Ce lien est vraisemblable dans le mode opératoire, explique Mohamed Darif, islamologue marocain et spécialiste des groupes terroristes. « Traqués par la police, les kamikazes par exemple du Hay Al Farah (10 avril) pouvaient faire des centaines de victimes en actionnant leur charge au milieu d’une grande foule. Ils ne l’ont pas fait. Ils ont plutôt préféré s’éloigner de la population avant de se faire exploser ». Pour cet expert, les jeunes kamikazes n’ont fait qu’appliquer l’ordre donné par Ayman Al Zawahiri, le numéro deux d’Al Qaïda, de ne pas cibler les civils. Mais aussi, ils ont respecté à la lettre la fatwa de la branche d’Al Qaïda en Arabie Saoudite, qui enjoint à ses adeptes de mourir plutôt que de se faire arrêter. Mais par quel moyen l’organisation de Ben Laden arrive-t-elle à endoctriner ces jeunes pour qu’ils adhèrent à sa logique jihadiste ? Comment se font les recrutements ? Quelle est la source de financement ? Plusieurs spécialistes en la matière s’accordent à dire que la nébuleuse Al Qaïda recrute à travers le net. « Internet joue désormais un rôle déterminant dans l’attirance des jihadistes. Sa facilité d’accès, la variété et la force de son contenu audiovisuel, son caractère virtuel sont parmi les éléments qui le rendent populaire auprès des jeunes qui y trouvent un moyen d’évasion », soutient le chercheur Abdellah Rami, qui s’est exprimé sur les colonnes du Journal. Ben Laden n’a plus besoin ainsi d’envoyer des émissaires au Maroc pour quérir de nouvelles recrues. Les « offres » y sont disponibles sur des sites internet au summum de la perfection.

A travers un tel réseau mondial, ouvert et des plus démocratisés, les appels au jihad se font un grand écho. Il est défini sur ces sites les différentes étapes à suivre pour créer une cellule jihadiste. Celle-ci ne doit pas être constituée de plus de cinq membres. Les critères à respecter dans le choix de l’émir du groupe sont également définis : il doit être le plus érudit, le plus sage et de préférence le plus âgé des membres. Il y a même des vidéos détaillées sur les différentes étapes à suivre pour fabriquer une bombe artisanale ou une ceinture explosive. Ces sites constituent également un moyen de recrutement des combattants pour la guerre en Irak. Aux yeux du chercheur Mohamed Darif, l’organisation de Ben Laden a toujours considéré le Maghreb comme « un pourvoyeur de braves combattants, qui ont fait leurs preuves en Bosnie ou en Afghanistan ». Le numéro deux de l’organisation, Ayman Al Zawahiri, a appelé les groupes de « combattants » partout dans le monde surtout au Maghreb d’envoyer des jihadistes au front irakien. Des centaines de jeunes Marocains, marginalisés et complètement désespérés, ont répondu à cet appel largement diffusé sur des sites internet. Selon un éminent expert, le grand danger est à craindre lorsque « ces jeunes moudjahidine », expérimentés, reviendraient de l’Irak et se retourneraient contre leur pays. Outre le net, les chaînes satellitaires jouent également un rôle dans la radicalisation des jeunes Marocains, sans espoir. Cela est favorisé par l’extraordinaire faillite des chaînes publiques marocaines, comme le fait remarquer Taïeb Chadi, journaliste marocain.

Les revenants afghans

Si la piste internationale semble être inévitable dans l’explication de la fulgurante montée du terrorisme au Maroc, une autre lecture demeure possible : celle du développement du salafisme combattant dans le monde arabe. Et le royaume chérifien n’échappe pas aux dérives observées ailleurs. Le retour dans les années 1990 des anciens combattants marocains d’Afghanistan, appelés les « anciens Afghans », a nettement attisé l’activisme salafiste. Certains de ces « revenants » se sont vite transformés en prédicateurs, s’adonnant à des prêches et des fatwas à longueur de journée, en famille ou en petits groupes. Leur principale cible : les Etats-Unis. Les plus connus de ces prédicateurs sont Mohamed Al Fazazi à Tanger et Abdelwaheb Rafiki, alias Abou Hafs, à Fès, les deux ont été arrêtés suite aux attentats meurtriers de 2003 et condamnés respectivement à 30 et à 20 ans de prison ferme.

Le mot « jihad » revient souvent dans leur discours. Discours qui est fait d’un mélange d’imprécations et de références au Coran. Mohamed Al Fezazi est allé jusqu’à considérer Ben Laden comme le « compagnon du prophète du XXIe siècle » et l’« exemple du jihad » que le monde musulman devrait suivre. Il traite les dirigeants marocains de « renégats » et d’« apostats ». Hassan Al Kettani (Salé, près de Rabat) est aussi l’un des célébrissimes et redoutables « chouyoukh » de la salafiya jihadiya (le salafisme jihadiste), qui croupit lui aussi en prison depuis 2003. Al Kettani est culpabilisé d’avoir incité des jeunes de Fès, où il vivait, à prendre le chemin du « jihad ». Cet apôtre est également aujourd’hui soupçonné d’avoir une main dans les derniers attentats suicide ayant secoué Casablanca. Il a subi des interrogatoires des services de sécurité, comme cela a été rapporté par des journaux locaux, selon lesquels il envoyait de la prison des lettres, appelant les jeunes Marocains à « combattre le mal ». Ce qu’il a réfuté. Comme Mohamed Al Fezazi, Al Kettani aussi dit avoir toujours appelé « à la voie du salut par les moyens pacifiques ». Abdelkrim Chadli (Casablanca) et Omar Al Hadouchi sont deux autres avocats d’un islamisme de combat. Tous les chefs de la salafiya jihadiya ont applaudi aux attentats du 11 septembre 2001.

Mokrane Ait Ouarabi, pour El Watan

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