Maroc : l’expérience de justice transitionnelle: quel bilan?


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Quand le passé ne cesse de hanter le présent, il faut, comme on dit, crever l’abcès, jeter cartes sur table. C’est ce que le Maroc a tenté de faire pour aborder des périodes douloureuses de son histoire entre 1956 et 19999 à travers l’Instance Equité et Réconciliation (IER). Que peut-on dire de son action ?
Dans son article, Asmâa Bassouri, en partant des quatre piliers de la justice transitionnelle (le droit à la vérité ; le droit à la justice ; le droit à la réparation et le droit aux garanties de non-répétition) analyse l’efficacité de l’IER. Le résultat est terriblement décevant car cette instance n’a fait que remuer des problèmes sans rien régler et en ne pointant aucune responsabilité. Un coup d’épée dans l’eau, un coup de communication grotesque…

Louangée par certains comme étant une expérience méritoire, car sans précédent dans l’histoire tourmentée du Maghreb et de l’Orient, l’Instance Equité et Réconciliation (IER) au Maroc n’en demeure pas moins critiquable. L’inauguration le 05 septembre 2016 d’un cimetière à la mémoire des victimes des émeutes de la faim de juin 1981, nous offre l’occasion de revenir sur son bilan: a-t-elle permis une véritable «transition»?

Traiter l’héritage sanglant du passé afin d’aborder le futur de manière apaisée, telle est la finalité ultime de la justice transitionnelle. La diversité de ses mesures en fait un paradigme nouveau et pour le moins complexe, puisqu’elles comprennent outre les procès judiciaires, la mise sur pied de commissions de vérité et de réparation, les excuses publiques, les commémorations… etc. Néanmoins, des droits ont dû être respectés afin que la justice transitionnelle remplisse son office. L’éminent juriste Louis Joinet en recense quatre qui sont intangibles: le droit à la vérité ; le droit à la justice ; le droit à la réparation et le droit aux garanties de non-répétition. Au regard de ces principes, le bilan de l’IER crée en 2004 pour en finir avec l’héritage des «Années de Plomb» reste fortement mitigé.

D’abord la durée de son mandat de 23 mois fut arbitrairement définie, et ce par rapport à la période de 43 années à traiter (1956-1999), ce qui n’est pas sans soulever la question de sa capacité à connaitre de toutes les affaires. Si quelques 17.000 cas de victimes ont été analysés, nombre de dossiers n’ont pu être élucidés à ce jour, dont les disparitions forcées de personnalités notoires. Cela se répercute sur le droit à la vérité dont seule une partie sera donc révélée aux Marocains à travers la médiatisation de certains cas ; et si les victimes auditionnées ont pu témoigner de leur calvaire, une condition sine qua non leur a été imposée, celle de ne pas nommer leurs tortionnaires, qui ne seront de ce fait jamais inquiétés.

Ensuite, cette absence de volonté de poursuivre en justice les auteurs des exactions fait échec au droit à la justice, et par là même à l’effectivité du «plus jamais ça». Contrairement à ses engagements internationaux, le Maroc aurait de facto décrété une amnistie générale en n’instruisant pas judiciairement les crimes en question.

Sur le plan de la réparation, quelque 11.000 victimes ont pu être identifiées comme bénéficiaires. La notion de victimisation à elle seule pose problème au sein de cette instance qui l’a réduit à deux types de violations seulement – disparitions forcées et détentions arbitraires – quand bien même la répression des «Années de Plomb» était multiforme. Pour le reste, les indemnisations ne sont souvent ni bien évaluées, ni adaptées aux ressources disponibles. Elles ne sauraient par ailleurs être focalisées sur le seul aspect financier, puisqu’elles impliquent d’autres obligations pour l’Etat telles : le devoir de mémoire (dans le cadre duquel rentre l’inauguration du cimetière susmentionné), ou encore la présentation d’excuses officielles (jamais présentées à ce jour) car un dédommagement financier ne signifie point acte de contrition.

Enfin, quant aux garanties de non-répétition, qui comme leur nom l’indique, ont pour but d’éviter de nouvelles violations par le biais de réformes institutionnelles et de mesures qui sont à même de susciter et d’entretenir une culture du respect des droits de l’Homme ; le rapport final de l’IER avait prévu une liste de recommandations dans ce sens mais dont bon nombre ne seront malheureusement pas appliquées.

Si l’objectif de l’IER était louable i.e. tourner la page du passé, il attire tout de même son lot de critiques et de scepticisme. L’accent inégalement mis sur la réparation des victimes plutôt que la punition des criminels pousse certains à dire que l’IER servait uniquement de façade politique puisqu’aucun coupable n’a été mis en cause, ni même appréhendé par un «vetting» (filtrage) pour ne plus occuper ses fonctions au sein des forces sécuritaires et de l’ordre. Dans ces conditions, on est en droit de se demander quel type de réconciliation peuvent bien avoir les victimes avec l’Etat qui a organisé l’impunité de leurs bourreaux ? La justice rétributive est une étape importante de la cristallisation de leur deuil. Elle est l’expression solennelle d’un authentique Etat de droit où la loi ne fait exception de personne. Or cet Etat de droit semble encore faire défaut. Peut-on faire confiance à un appareil de justice manquant d’indépendance pour mener des procès de qualité qui témoigneront pour l’histoire ?

En tout état de cause, écarter les poursuites pour éviter qu’elles ne soient prétendument sources d’anarchie et de vengeance, aurait aussi pour corollaire de laisser les victimes trainer leur mal-être et nourrir un désir manifeste ou refoulé de se venger. Sans plaider pour une justice rétroactive à tout prix, un minimum de réédition des comptes pouvait quand même être de mise, ne serait-ce que pour stigmatiser les coupables.

Plus déplorable encore est la réticence de l’Etat à mettre en œuvre les garanties de non-répétition, seul véritable gage pour transiter vers un modèle démocratique. Les rapports d’ONG dénonçant encore l’usage de la torture alors que le rapport de l’IER insistait sur l’instauration d’une bonne gouvernance sécuritaire, le refus de ratifier le Statut de Rome pour devenir membre à la Cour Pénale Internationale ou encore de réformer les livres de l’histoire… illustrent l’incohérence du Maroc «post-transitoire», et appuient la thèse d’une justice «octroyée» où l’Etat planifie sa sortie du despotisme sans pour autant perdre politiquement la face, ni chercher à réformer le système. Si l’Etat s’est plié à l’idée de justice transitionnelle, ne perdons pas de vue que cela résultait d’une injonction tant interne qu’externe. Le contexte international en mutation après la chute du mur de Berlin impliquait de véhiculer une apparence de démocratisation pour mériter son statut de membre de la communauté internationale. Au niveau national, l’influence du mouvement revendicatif des droits de l’Homme était pour l’institution de l’IER, mais il lui doit aussi ses faiblesses, notamment par cette attitude des médias qui n’ont pas usé de leur pression pour réduire l’impunité.

Somme toute, l’approche de l’IER a comporté des insuffisances qui ne permettront assurément pas de clore le dossier des exactions du passé. Les militants des droits de l’Homme auront à se rattraper: ils doivent peser de tout leur poids pour mettre en œuvre les recommandations de l’IER en collaborant efficacement, loin des clivages idéologiques. Le rêve démocratique ne mérite rien de moins.

Asmâa Bassouri, doctorante en droit international, Université Cadi Ayyad Marrakech (Maroc). Article publié en collaboration avec Libre Afrique.

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