Libye : 3 défis à relever avant les élections


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Parmi les priorités de la récente Déclaration de Paris sur le Lybie figure l’organisation d’élections. Il semble que, comme une baguette magique, des élections seraient censées tout régler !

Dans son article, ADOUMADJI MADJASTAN Magloire, s’étonne et s’inquiète de l’idée d’organiser des élections en Lybie dans des contextes sécuritaire, institutionnel et économique absolument pas en phase avec un processus électoral. L’auteur dans son analyse soulève 3 défis incontournables à relever si l’on ne veut pas se retrouver dans une situation où des élections couteuses ne mèneront à rien de positif puisque les vrais problèmes sont bien plus profonds. Ce n’est pas en jetant un seau de peinture sur une maison écroulée qu’on la remettra en état !

La Déclaration de Paris du 29 mai 2018, laquelle est obtenue à la faveur de la Conférence Internationale sur la Libye, se situe dans le sillage d’une solution à la crise libyenne. L’un des points phares de cet accord politique est l’organisation des élections d’ici le 10 décembre 2018. L’idée maîtresse de cette démarche repose sur l’argument selon lequel sans élections, la crise libyenne se prolongerait. Toutefois, des élections dans le contexte actuel constituent-t-elles une panacée pour sortir de l’impasse politique libyenne?

Défis sécuritaires

Le préalable pour l’organisation de toute élection est la sécurité. Or, la pacification du pays est loin d’être un acquis en raison des milices qui pullulent dans le pays. Les milices de Misrata, les milices de Zintan, les milices côtières de Sabratha, contrôlent des zones « grises » dans la partie Nord et sur les côtes. Au sud, les groupes tribaux arabes, les Toubous, les Touaregs et les Fezzana s’affrontent de façon récurrente pour l’accès aux ressources et sont impliqués dans plusieurs trafics illicites. Les membres d’Al-Qaïda, de l’EI et d’autres groupes djihadistes chassés de l’est du pays et de Syrte ont trouvé refuge dans le Sud. En outre, la présence de factions rebelles tchadiennes (Front pour l’Alternance et la Concorde au Tchad, le Conseil de Commandement Militaire pour le Salut) et soudanais du Darfour (l’armée de Libération du Soudan de Minni Minawi, SLA-MM, le Mouvement pour l’Egalite et la Justice, JEM) qui tentent de « survivre » grâce à des aides financières, au mercenariat ou à divers trafics (les réseaux criminels de contrebande et de traite d’êtres humains). La multiplicité et la divergence des intérêts de ces factions accroît la déstabilisation de la Libye et rend complexe la situation sécuritaire au Sud. Ces groupes rebelles sont souvent recrutés comme mercenaires au service des deux blocs militaires qui s’affrontent sur le théâtre libyen (Marechal Haftar plus proche du parlement de Tobrouk et Faïez Sarraj, président du gouvernement « d’union nationale ». Par ailleurs, le contrôle du croissant libyen est devenu un enjeu de pouvoir pour les deux principaux camps qui se battent par mercenaires interposés pour son contrôle.

Défis institutionnels

Les élections ont un rôle essentiel à jouer dans l’institutionnalisation d’un pouvoir légitime mais, celles-ci organisées sans un accord inclusif sont sujettes à contestations. Par ailleurs, l’organisation de ces élections sans la mise en place d’une nouvelle Constitution relève-t-elle du bon sens? La Constitution est censée déterminer les responsabilités et les prérogatives des élus, l’architecture du pouvoir, les droits et libertés des uns et des autres, etc. Le but étant de prévenir les conflits, surtout dans un contexte explosif. En outre, la qualité de ces élections et leur crédibilité reposent essentiellement sur la mise en place d’un dispositif administratif efficace, stabilisé et légitime (le code électoral, la charte des partis, les procédures d’organisation et de financement de la campagne électorale, etc.).

Dans certains pays, l’organisation des élections s’est faite sans la Constitution. Cependant, un tel processus ne règle pas les questions de fond en Libye : la légitimité et la légalité constitutionnelle des dirigeants, la répartition des pouvoirs et des ressources entre les différents acteurs du conflit. L’autre possibilité de s’appuyer sur l’ancienne Constitution pour organiser ces élections présente les risques de contestations de la part de nouveaux acteurs à la recherche d’une éternelle redistribution des cartes.

Défis économiques

L’enjeu principal de l’équation libyenne demeure la redistribution des cartes et des ressources entre les entités politique et sociologique sur le terrain. Les tribus Touaregs, les arabes et les Toubous du Fezzan qui occupaient une position périphérie dans la gestion des instances de pouvoir veulent changer de statut. L’accès aux instances de pouvoir des groupes minoritaires afin de participer dans les processus décisionnels est fondamental au regard de la stabilité du processus électoral à venir. Etant donné que le contrôle de l’appareil d’Etat garantit l’accès aux ressources stratégiques (pétrole, mines, etc.), tous les acteurs de la crise veulent contrôler le croissant libyen. Cela explique l’entêtement avec lequel les Brigades de défense de Benghazi (BDB) veulent le contrôle des terminaux pétroliers actuellement sous l’emprise du maréchal Khalifa Haftar. La perte des élections induit donc, un déclassement pour les perdants qui tendent à être exclus de la manne publique. Aussi, perdre aux élections est semblable à une défaite militaire. Pourtant, la déclaration de Paris n’a pas prévu un gentleman agreement autour de la question de la répartition des ressources pour éviter que celui qui gagne les élections prenne tout.

Il est certain que nombre d’individus en Libye voudront préserver les anciennes structures afin de conserver leur patronage et pouvoir, ce qui compliquera la donne aux nouveaux acteurs qui cherchent à renverser la tendance. Les schémas économiques tels que instaurés par Kadhafi, à travers son Livre vert et sa gestion patrimoniale du pays risquent d’être un blocus à toute réforme en profondeur. Un petit cercle jouissant de la confiance du pouvoir accédait aux échelons de décision les plus élevés. Cela donnait lieu à des canaux élaborés pour la distribution de largesses économiques et de prébendes. Une résistance est à prévoir chez les bénéficiaires de la distribution. Aussi, une défaite aux élections sera vécue comme une perte de ces prébendes. Ainsi, en l’absence d’institutions fortes et crédibles garantissant un accès et une répartition équitables aux ressources, notamment aux perdants des élections, il y a de forte chance que la spirale de la violence puisse continuer. Le risque est d’accroître les fractures et les divisions. C’est pourquoi, avant toutes élections, il faudra mettre en place une Constitution qui garantira la participation des groupes minoritaires au nouveau gouvernement, la parité dans le recrutement aux hautes fonctions et la redistribution des revenus des ressources stratégiques (pétrole, minerais).

L’émergence d’un nouveau gouvernement permettra d’entreprendre un certain nombre d’ajustements, mais les échéances électorales précipitées ou mal préparées risquent de créer de la confusion et attiser le conflit. La légitimité de l’entité en charge de son organisation et l’acceptation du verdict final par toutes les parties constituerait les principaux points d’achoppement.

ADOUMADJI MADJASTAN Magloire, Spécialiste des questions de paix et de sécurité.

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