Le numérique au Fespaco-Nadia el Fani : « Sans culture un pays n’est rien ! »


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Il a fallu plusieurs années de combats pour que le Fespaco lève son interdiction d’autoriser les films tournés en numérique de concourir. Pour que ce changement ait lieu, deux réalisatrices, la célèbre Tunisienne Nadia el Fani et l’Angolaise Pocas Pascoal, ont lancé une pétition lors de la dernière édition du Festival. Nadia el Fani, qui a fait de cette question son cheval de bataille, nous explique les raisons de son initiative.

Nadia El Fani est une réalisatrice tunisienne exilée en France depuis dix ans. Elle a beaucoup fait parler d’elle suite à la diffusion de son documentaire Ni Allah ni maître, qu’elle a commencé à tourner avant la « Révolution du jasmin ». Une projection, le 24 avril 2011 à Tunis, en clôture du festival de documentaires, s’est déroulée dans une ambiance calme et accueillante. La réalisatrice a donné une interview à Hannibal TV, un entretien tronqué et remonté sur Internet qui a valu à Nadia El Fani d’être désignée sur le web comme la personne à faire taire : dès le 1er mai 2011 se créaient des comptes Facebook, dont « Pour qu’il y ait dix millions de crachats sur la tête de cette truie chauve » qui compte 35 000 adeptes. Elle a déposé deux plaintes pour menaces de mort, en France et en Tunisie. Et des tags portant le titre de son film fleurissent sur les murs parisiens. Elle a de nouveau concouru au Fespaco avec son documentaire « Même pas mal » où elle aborde ses combats contre le cancer et les salafistes qui l’ont menacée de mort à plusieurs reprises.

Afrik.com : Qu’est ce qui vous a décidée à lancer cette pétition lors de la dernière édition du Fespaco?

Nadia el Fani :
Cela fait déjà des années que le Fespaco aurait dû ouvrir la compétition au numérique ! En 2003 déjà, j’ai effectué le premier film africain tourné en numérique. Pour qu’il soit accepté au Fespaco, j’ai dû faire une copie 35. Une situation qui m’a mise en colère. J’ai organisé par la suite un colloque pour dire à tous qu’il est temps de passer au numérique, c’est l’avenir ! Cette année, lorsque j’ai vu que les films tournés en numérique de certains cinéastes allaient être retirés car ils n’avaient pas de copie 35, j’ai trouvé cela très injuste quand on sait les rudes conditions dans lesquelles travaillent les cinéastes africains. J’ai donc décidé de lancer cette pétition avec la réalisatrice angolaise Pocas Pacoal pour dénoncer cette situation ! Cela ne pouvait plus continuer ! D’autant que le jury a pu finalement voir les films en question en DVD. Donc c’était une façon absurde de sélectionner les films pour de mauvaises raisons.

Afrik.com : Le Fespaco passe au numérique dès l’année prochaine. Votre pétition est-elle à l’origine de ce changement ?

Nadia el Fani :
Je ne sais pas si c’est la pétition qui a changé les choses ou s’ils avaient déjà pris leur décision bien avant. Mais au moins après qu’on ait lancé la pétition, ils ont finalement annoncé que l’interdiction aux films numériques était levée dès la prochaine édition du Fespaco. La preuve qu’il ne faut pas rester les bras croisés. J’ai personnellement parlé au président du jury. L’appel a aussi été diffusé sur RFI, j’ai aussi parlé au délégué général Michel Ouadréogo, qui a été très compréhensif.

Afrik.com : Pourquoi la Fespaco a mis autant de temps à passer au numérique ?

Nadia el Fani :
Les organisateurs ont toujours donné comme argument leur crainte d’être submergé par des films venant de toutes part . Je pense qu’il voulait aussi faire des économies en réduisant le nombre de participants. Mais ce n’est pas une excuse valable, c’est à eux de résoudre ce problème ! Aujourd’hui, aucun cinéaste ne peut vous dire qu’il travaille sans numérique. C’est impossible !

Afrik.com : Qu’est ce que le numérique change dans la façon de travailler des cinéastes ?

Nadia el Fani :
Les façons de travailler restent les mêmes. Seulement, le numérique nous procure beaucoup d’avantages, en rendant notre manière de tourner beaucoup plus souple. Par exemple, lorsqu’on doit faire 25 prises pour avoir la meilleure scène possible, il vaut mieux travailler en numérique. Auparavant, on ne pouvait pas faire autant de prises car on n’avait pas assez de pellicule. Je me souviens très bien de cette période difficile pour l’avoir vécue. On réduisait au maximum le nombre de prise pour ne pas user nos pellicules. On surveillait constamment le nombre qu’il nous en restait, c’était un peu comme la loterie. Aujourd’hui il n’y a pas photo, avec le numérique nos conditions de travail sont facilitées.

Afrik.com : Que pensez-vous du projet Haraka de l’agence Canal France international (CFI) qui a pour but d’aider les jeunes cinéastes africains à percer ?

Nadia el Fani :
je soutiens bien évidemment tous les projets qui ont pour but d’aider les jeunes cinéastes africains. On a besoin de telles initiatives pour le développement du cinéma africain. Il y a un imaginaire extraordinaire en Afrique qui n’est pas suffisamment exploité par manque cruel de moyens.

Afrik.com : Pourquoi jusqu’à présent le cinéma africain peine à s’imposer sur la scène internationale malgré l’émergence de cinéastes de talents ?

Nadia el Fani :
Tout simplement parce que nos dirigeants n’ont pas compris qu’il faut une politique du cinéma ! Une politique d’aide au cinéma comme celle qui a été mise au point au Maroc, au Burkina Faso où dans les pays de l’Amérique latine comme le Brésil, l’Argentine le Mexique, est indispensable ! Dans tous ces pays, les dirigeants ont mis en place des politiques de développement du cinéma. La preuve est que ça marche ! Le cinéma demande beaucoup d’argent mais c’est un investissement crucial. Le cinéma permet à un pays de rayonner culturellement. Tant qu’il n’y aura pas de politique globale pour aider le cinéma africain, ça ne marchera pas. Sans culture un pays n’est rien !

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