« Kinshasa Kids » : quand les « shégués » revendiquent leur enfance


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« Kinshasa Kids » de Marc-Henri Wajnberg est sorti en France ce mercredi. La fiction se mêle au documentaire pour évoquer le quotidien des enfants de la rue en République Démocratique du Congo. En toile de fond, la musique : le sésame pour leur enfance perdue. En dépit du drame qu’il évoque, « Kinshasa Kids » est une pétillante aventure humaine et musicale.

Afrik.com : Dès la première scène de Kinshasa Kids, on est plongés dans le vif du sujet. Une femme crie à un petit garçon, José, qu’elle vient de chasser, que les enfants sorciers sont à l’origine de tous les problèmes de Kinshasa. L’une des thématiques que vous soulevez dans le film est le phénomène des « enfants sorciers  » qui se retrouvent livrés à eux-mêmes dans la rue. Pourquoi avez-vous été interpellé par cet aspect du problème des shégués, le nom que l’on donne aux enfants de la rue en République Démocratique du Congo (RDC) ?

Marc-Henri Wajnberg : C’est un hasard. J’ignorais ce phénomène des enfants sorciers à Kinshasa où je m’étais rendu au départ pour faire un film sur la musique et la ville. Ces milliers d’enfants dans les rues m’ont interpellés. Des enfants qui travaillent, mendient, volent, nettoient et qui dorment en tas – pour se protéger les uns les autres – dans des coins de rue éclairés le soir. Ce phénomène hallucinant est dû à la fois à des croyances religieuses et à des problèmes économiques. Le Congo est potentiellement l’un des pays les plus riches du monde mais l’argent est détourné, au détriment de la population. Des gens qui n’ont rien doivent ainsi payer pour que leurs enfants étudient. Dans cette précarité, c’est ce que l’on m’a expliqué, les belles-mères ne souhaitent pas des enfants du lit précédent. Elles profitent donc des circonstances économiques pour les accuser de tous les maux. Un enfant, qui a entre 6 et 10 ans, comment voulez-vous qu’il se défende ? Des enfants ont été accusés d’être des sorciers parce qu’ils faisaient pipi au lit… Ils sont souvent emmenés dans des églises (de réveil) et là où les pasteurs devraient contredire les familles, ils les confortent dans leurs croyances. Ces derniers maintiennent ces enfants en « détention » dans leur église. Attachés ou non, ils subissent des brimades, des sévices corporels – de la cire brûlante sur le corps, du piment dans les yeux, du mazout dans le derrière – et psychologiques. On fait croire à l’enfant qu’il a tué dans la nuit, qu’il fait des choses interdites, qu’il a une double vie. On le soumet ensuite à une cérémonie d’exorcisme. Quand le pasteur n’a pas réussi à faire sortir le diable de son corps, on le garde encore dans l’église.

« Kinshasa Kids » : le film
Kinshasa. José vient d’être chassé de la maison par sa belle-mère qui le considère comme un enfant sorcier. Dans la rue, il se retrouve sous la protection d’Emma et de ses comparses qui ont une ambition : organiser le concert de leur groupe « Le diable n’existe pas ». Un vrai signe d’optimisme quand leur quotidien relève de l’enfer. C’est ce que filme le cinéaste belge Marc-Henri Wajnberg entre documentaire et fiction. Le récit se veut factuel et se focalise sur l’ambition musicale des principaux protagonistes de Kinshasa Kids sans pour autant délaisser leur quotidien fait d’expédients. Emportés par l’enthousiasme de ces enfants et leur musique qui n’est pas qu’intérieure, on en oublierait presque leurs drames personnels. Ce n’est pas plus mal quand on est témoin du combat de ses petits gladiateurs de la vie qui ne renoncent jamais. Surtout pas à se réapproprier leur enfance (volée).

Afrik.com : Kinshasa Kids est un mélange de fiction et de documentaire. La scène de l’exorcisme est une vraie scène…

Marc-Henri Wajnberg : Je n’aurai jamais mis en scène des enfants que l’on faisait souffrir comme cela.

Afrik.com : Cela a été aisé d’obtenir le consentement des protagonistes de cette scène assez édifiante ?

Marc-Henri Wajnberg : Il a fallu négocier et consentir à un arrangement financier. Je trouvais qu’il fallait commencer par ce coup de poing dans le ventre pour expliquer la situation des enfants. C’est ce que José a vécu. Nous nous en sommes rendus compte pendant le tournage. Nous nous sommes évertués à lui expliquer que ce qu’il a vécu n’était pas juste, qu’il n’avait pas eu une bonne belle-mère.

Afrik.com : José est donc chassé de chez lui et il rejoint le groupe d’Emma qui le prend sous son aile dans la rue. Comment avez-vous choisi ces enfants pour incarner leur propre rôle, à l’instar de la majorité du casting qui ne sont pas des acteurs professionnels ?

Marc-Henri Wajnberg : J’ai rencontré plusieurs centaines d’enfants qui étaient impressionnés de se retrouver face à une caméra et des « mundeles » (Blancs en argot local) qui s’occupaient d’eux. Je leur ai expliqué comment on faisait un film. Et puis, je leur ai demandés qui voulait chanter pour moi et certains l’ont fait. J’ai formé ainsi un groupe d’enfants qui pouvaient faire une bande. Chacun a un talent.

Afrik.com : Il y a eu beaucoup d’improvisation ?

Marc-Henri Wajnberg : J’expliquais ce dont j’avais besoin et ce dont je n’avais pas besoin, je ne l’expliquais pas, de façon à ce que les comédiens improvisent ou n’improvisent pas. Comme ces enfants ne sont pas en quelque sorte « pervertis » par le cinéma, quand il n’y avait pas à jouer, ils ne le faisaient pas. Je leur demandais juste de ne pas regarder la caméra. Ils ne jouent pas particulièrement, ils sont vrais. Je n’ai pas fabriqué du jeu pour meubler.

Afrik.com : Il y a aussi les adultes. Django qui vend une poudre aux vertus érotiques, Bebson, le musicien qui aide notre petit groupe d’enfants à organiser son concert, Joséphine, à la fois violoncelliste et tenancière de maquis. Comment avez-vous rencontré ces perles rares ?

Marc-Henri Wajnberg : Je me suis renseigné et j’ai cherché. J’ai rencontré toutes sortes de musiciens.

Afrik.com : Et Papa Wemba qui a un petit rôle ?

Marc-Henri Wajnberg : Je ne voulais pas que ce soit plus important que cela mais sa présence était importante parce que c’est une star et un ancien shégué. C’est une façon de montrer qu’on peut réussir. Et que ceux qui réussissent aident les nouveaux talents.

Afrik.com : C’est une note d’espoir : la situation des enfants est très difficile mais le film est joyeux…

Marc-Henri Wajnberg : Il faut le dire parce qu’on peut penser qu’on va voir un documentaire noir alors que c’est une fiction joyeuse !

Afrik.com : Vous avez joué l’équilibriste sur ce film parce que vous vouliez que le spectateur ne sache pas s’il regardait une fiction ou un documentaire. Cela fonctionne très bien. Comment avez-vous pensé cet exercice assez particulier ?

Marc-Henri Wajnberg : Quand c’était trop fiction, je tournais un peu plus doc. Quand ce que j’avais tourné était trop mis en place, je faisais le montage un peu plus brusque. Quatre-vingt-quinze pour cent du film est de la fiction mais je voulais que la structure relève du documentaire. Ce qui renforce ce côté documentaire, c’est que les personnages sont vrais. Ce sont des gens de la rue. Ils n’ont pas les réflexes de professionnels. J’ai aussi mis en scène de façon très naturelle.

Afrik.com : Quatre de vos acteurs ont continué de vivre ensemble. Il y a eu a la belle aventure de Rachel Mwanza, qui a été choisie pour Rebelle de Kim Nguyen (2012) grâce à sa prestation dans votre film. Elle a obtenu au festival de Berlin l’Ours d’argent de la meilleure actrice pour cette fiction qui a représenté le Canada aux Oscars dans la catégorie meilleur film étranger. Avez-vous de leurs nouvelles ?

Marc-Henri Wajnberg : Emma est réinséré, Rachel va à l’école. Les autres, nous travaillons à ce qu’ils retournent à l’école. C’est pas gagné : les plus grands les empêchent de le faire parce qu’ils travaillent pour eux. C’est un travail au long cours. Par deux fois, j’ai aidé pour leur réinsertion. Mais l’argent a été détourné à chaque fois.

Afrik.com : Notre petit groupe, qui va former un ensemble baptisé « Diable axa te » (Le diable n’existe pas), est passionné de musique et leur objectif, c’est d’organiser un concert…

Marc-Henri Wajnberg : Non ! Leur objectif est d’être considérés comme des enfants normaux. La musique est le moyen d’y parvenir. Emma le dit très clairement.

Afrik.com : Just friends, c’est l’histoire d’un saxophoniste. Puis, vous vous êtes intéressés à un photograghe dans le documentaire Evgueny Khaldei, photographe sous Staline et à l’architecte Oscar Niemeyer dans un autre documentaire, Oscar Niemeyer, un architecte engagé dans le siècle. Vous aimez parler des artistes au cinéma. Explication ?

Marc-Henri Wajnberg : Peut-être parce que les artistes sont plus vrais que les politiciens, parce que j’estime que ce qui reste d’une civilisation, c’est l’art, le témoignage des artistes ! Au travers Evgueny Khaldei et d’Oscar Niemeyer, j’obtiens l’histoire de leur pays. C’est la même chose avec ces enfants et ces artistes. A travers eux, on a l’histoire de la RDC, de ses difficultés, de ses problèmes de gouvernance, de la corruption…

Afrik.com : Vous avez tourné à Kinshasa. C’est une ville, dites-vous, qu’on aime ou qu’on aimera pas. Quel souvenir garderez-vous de Kin ?

Marc-Henri Wajnberg : Le Far West, sans foi ni loi ! En même temps, c’est ce qui est magnifique quand on vient d’une région où tout est cadré, aseptisé. J’aime bien la folie, les choses qui ne sont pas mises en place. J’ai donc été servi (sourire). C’est un pays où tout est possible, où il y a énormément d’humour. Les Belges, qui sont partis à la fin de la colonisation, y ont oublié leur humour. Ils l’ont laissé aux Congolais. A Kinshasa, les gens se parlent dans la rue, rigolent et se tapent dans la main. Jamais, on ne verrait ça à Bruxelles, sauf peut-être à Matongué, le quartier congolais. J’ai aimé cette ambiance ! J’aime les aventures particulières. Le projet qui m’a amené à Kinshasa, parce qu’il était en attente, devait se faire en Chine avec 1000 figurants. Finalement, je suis content d’exorciser le mal d’un film non abouti avec un film qui me tient particulièrement à cœur.

Afrik.com : Vous avez un nouveau projet sur les enfants sorciers ?

Marc-Henri Wajnberg : Leur situation interpelle parce que ces enfants sont manipulés par les gens qui les accusent. Cette fois-ci, j’ai envie de faire un documentaire, de recueillir des témoignages.

Afrik.com : Avez-vous rencontré des difficultés techniques particulières
pendant votre tournage ?

Marc-Henri Wajnberg : Tout a été difficile. Chaque plan, chaque scène a une histoire.

Afrik.com : Alors racontez-moi cette très belle scène de la répétition musicale où vous filmez les visages et les instruments de musique en gros plan…

Marc-Henri Wajnberg : Je me balladais dans le grand marché que l’on voit sur l’affiche du film et des gens étaient en train de fabriquer un étal. J’entendais des coups de marteau, qui hasard ou pas, avaient un rythme. Je me suis posé la question et j’ai commencé à imaginer qu’ils étaient en train de fabriquer une musique avec les coups de marteau. Je me suis mis à délirer sur des images mais je n’avais pas encore la musique de Nina Simone, Sinnerman. Je pensais alors faire une musique avec des scies, des percussions, des marteaux, des mains qui tapent sur plein de choses. Pour se faire, j’ai cumulé des plans très courts, presque flous, impressionnistes, non figuratifs… Des mouvements, des regards dans cette idée de montage qui devait amener à ce que l’étal se casse soudain. Et puis, je suis tombé sur Sinnerman et la monteuse a compris ce que je voulais.

Afrik.com : En parlant de musique, vous expliquez que vous ne vouliez pas tomber dans le cliché de la rumba congolaise. Quels ont été vos choix ?

Marc-Henri Wajnberg : Je ne voulais pas de musique commerciale bien q’elle existe dans le marché. Il y a donc le raggamuffin de Bebson dont ma maison de production Wajnbrosse a produit le disque Groupe électrogène, le rap des enfants, la musique de l’orchestre symphonique kibanguiste… Je voulais que tous les styles musicaux cohabitent.

Afrik.com : Enfin si vous deviez parler de vous, qu’est-ce que vous diriez en quelques mots ?

Marc-Henri Wajnberg : Intéressé. J’aime le décloisonnement, le mélange des genres et le respect des anciens, la génération de mes parents. J’ai le respect de ceux qui avaient un idéal et qui militaient. Des gens de gauche.

Kinshasa Kids de Marc-Henri Wajnberg

Avec Emmanuel Fakoko, Gabi Bolenge, Gauthier Kiloko, Joël Eziegue, José Mawanda, Mickaël Fataki, Rachel Mwanza et Sammy Molebe. Sortie française : 3 avril 2013.

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