Chronique d’une exaspération : saute, tu cales en l’air !


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L’écrivain camerounais Éric Tsimi publie une série de cinq nouvelles inédites pour Afrik.com, la première relate le meurtre de sa compagne qu’il aurait commis par « exaspération ».

Mes chers amis, je ne sais pas si vous avez vu ou seulement entendu parler de la publicité flatteuse que j’avais faite dans mon album Facebook de ma bonne petite amie, Cathy, naguère admise à faire valoir ses droits dans le club de mes ex. C’était une fille au teint si éclatant qu’elle avait réussi à me donner l’illusion que j’étais « quelqu’un », que je pouvais aspirer au destin ordinaire, et pourtant si glorieux dans les contes de fée, de se marier et d’avoir beaucoup d’enfants.

Or, ceux parmi vous qui m’ont côtoyé, fût-ce virtuellement, savent la sainte horreur que j’ai des lieux communs, des expressions toutes faites, de l’ignorance, de la médiocrité et de l’ambition. C’était manifestement trop de restrictions à la liberté de Cathy d’aller, de venir, et de s’enfoncer toujours plus avant, chaque jour de manière inattendue, dans la bêtise et l’entêtement. J’ai donc souffert de longs mois durant le martyre de ses vues besogneuses et de son vocabulaire hirsute. Cette digne fille de Mvog-Ada avait une foi à vous dresser, en une nuit, un barrage hydroélectrique à Lom Pangar ; il n’y avait pas à son sens un obstacle que nous n’aurions pu traverser si nous avions été faits au plus vite mari et femme. Tout ce qui m’arrivait d’heureux, elle tendait à l’attribuer à son extrême religiosité, tout ce qui m’accablait puisait, à l’en croire, sa source dans mon indécrottable incrédulité. Parce que je ne priais pas, Cathy me croyait un mystique, comme je me disais agnostique, elle en déduisait que j’avais intégré je ne sais quel cercle ésotérique. Avec elle tout était ou blanc ou noir. Par exemple mon impiété provenait à ses yeux de ma longue pratique des « Blancs » ; et quand je lui demandais si le Christ était noir, si Benoît XVI était métis, elle apprêtait son facile haussement d’épaules, esquissait son habituel sourire en coin, me regardait avec une sincère pitié et allait laver mon linge sale, comme si cela était son devoir quels que fussent par ailleurs mon égarement et ma folie.

Ce qui avait surtout le privilège de m’exaspérer, c’est sa critique de mon éloquence relative et son dénigrement de mon métier d’auteur mal rémunéré et méconnu. Quand je lui opposais que je travaillais pour la postérité, elle me demandait si en attendant elle devrait se caler l’estomac avec des articles de journaux et les regrets des éditeurs dont les refus s’amoncelaient dans une commode de ma chambre, comme des cicatrices qu’un guerrier sao eût gardé jalousement pour établir sa bravoure et son expérience.

Nous pouvons tous convenir que l’encre d’imprimerie et la cellulose ne composent pas une alimentation équilibrée. Toutefois sa critique avait une tonalité singulièrement blessante et sonnait encore plus funestement qu’elle estimait que l’écriture est un snobisme. Cathy n’était pas complètement dénuée d’intelligence cela dit, elle devinait fort aisément si ses mots m’avaient affecté ; et si je haussais le ton d’un cran, elle me répliquait, gouailleuse : « saute, tu cales en l’air » ! Ce qui, vous en conviendrez aussi, est d’une outrageante vulgarité dans la demeure d’un écrivain.

Il y a quelque temps, pour bien lui prouver par neuf que c’est « en écrivant [qu]’on devient écriveron», sitôt que j’ai reçu un chèque de la SOPECAM représentant mes arriérés de droits d’auteur sur un opuscule publié il y a cinq ans, je l’ai amenée déjeuner dans un chic restau camerounais, à Tsinga. Et comme l’appétit vient en mangeant, dès le lendemain, Cathy a eu la prétention d’aller dîner au restau chinois, à Bastos ! La femme, ajoutait Cathy, très en verve, au point de citer Chantal Ayissi comme s’il s’était agi d’une essayiste américaine : « la femme c’est comme une voiture, ça s’entretient ». De telles platitudes me mettent littéralement hors de moi, mais je réussis à me contenir et lui fis une réflexion, comme quoi c’est précisément à la suite d’une lettre d’éditeur que j’avais pu, la veille, lui « caler l’estomac ».

Votre honneur, monsieur le procureur, mesdames, messieurs, Cathy était si entière dans ses préoccupations bassement gastriques qu’elle ne comprit pas que je faisais de l’esprit. Et comme elle continuait d’ignorer un brillant article de moi que j’avais condescendu à soumettre à son admiration, j’enrageai au point de me sentir défaillir, ma raison vacillait cependant qu’elle me répondait calmement, comme dans un monologue, qu’elle n’allait pas se caler l’estomac avec mon article paru dans la presse. Lequel m’avait du reste valu un courrier plus que louangeur d’un cadre de la présidence de la république. Cathy était désespérante, désespérément inculte, cela avait le don de m’irriter. Je la regardais encore, me demandant par quel hasard de l’histoire, quel accident astrologique, nos trajectoires avaient pu se croiser. Finalement, peut-être était-ce là le nœud du problème, on s’était croisés sans jamais se rencontrer…

Etendus dans mon lit, nous étions séparés par plusieurs exemplaires du quotidien (cf. l’expression française donner de la confiture aux cochons), et je résolus proprement de lui caler l’estomac, une fois pour toutes, avec mon papier. Elle qui ne savait rien admirer, pourrait au moins s’en gaver à satiété. Pendant que je lui enfonçais, dans l’arrière-gorge, ces papiers qu’elle dédaignait, Cathy se laissait faire, croyant sans doute à un jeu sexuel, une espèce de quête artistique. La belle dévote s’étouffa à la suite de ce « bourrage de papier », en me regardant, protestant à peine, sans rien entendre une fois de plus à mon art.

Alors, messieurs de la cour, permettez-moi de revendiquer cette circonstance particulièrement atténuante en l’espèce, elle concerne l’arme du crime : votre humble serviteur a tué sa victime avec du papier imbibé d’encre. Avec des mots donc, mesdames et messieurs !

S’agissant du mobile, il n’y a eu aucune préméditation : un crime passionnel devrait plus lourdement être condamné que cet acte qui est pour ainsi dire un crime par exaspération. Si l’exaspération est un état de folie ordinaire ainsi que le postule le fameux adage latin (ira furor brevis est), vous conviendrez avec moi en dernière analyse que ma place n’est pas à Kodengui, mais en sursis auprès de celle qui dorénavant voudra bien songer à autre chose qu’à laver mon linge et à « se caler l’estomac » !

(Eric Tsimi a changé de statut ? Eric Tsimi n’est plus en couple)

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