
Lors de son séjour officiel à Moscou, le Président du Faso, Ibrahim Traoré, a tenu un discours symboliquement fort devant des étudiants africains résidant en Russie. Loin de la rhétorique traditionnelle des aides ou des bourses, son message a tranché : il ne s’agit plus de consommer le savoir étranger, mais de le rapatrier, le dupliquer et le mettre au service du développement local. Une ambition qui s’inscrit dans une vision plus large de souveraineté scientifique pour la Confédération des États du Sahel (AES), récemment crée par le Burkina Faso, le Mali et le Niger.
En séjour officiel à Moscou dans le cadre de la célébration du 80e anniversaire de la victoire de l’Union soviétique sur l’Allemagne nazie lors de la Seconde Guerre mondiale, le 9 mai, le Président burkinabè, Ibrahim Traoré, s’est offert une séance d’échanges avec des étudiants africains en Russie. Une occasion pour exposer sa vision sur le type de coopération scientifique qu’il souhaite entre l’Afrique et la Russie.
Vers une rupture épistémique : apprendre pour créer, non pour reproduire
Le discours du capitaine Traoré à l’université de technologie chimique Dmitry-Mendeleev de Moscou reflète une évolution notable du rapport au savoir dans les pays sahéliens. En appelant les étudiants à « apprendre la pratique pour que ça serve à nos pays », le Président burkinabè rejette la logique d’exportation des cerveaux ou d’imitation passive de modèles extérieurs. Il plaide pour une réappropriation active du savoir scientifique, avec pour finalité la construction de solutions locales, adaptées aux réalités sécuritaires, climatiques et économiques du Sahel.
La demande exprimée n’est pas de nature financière ou logistique, mais techno-politique : que les partenaires étrangers envoient des instructeurs, pour former localement une masse critique de techniciens et d’ingénieurs. L’enjeu est de dupliquer les infrastructures de savoir, et non de dépendre perpétuellement des structures académiques étrangères.
La chimie comme levier stratégique dans un contexte de guerre
Un des éléments les plus marquants de l’intervention du Président Traoré est la référence directe à l’utilité de la chimie dans la guerre contre le terrorisme. Cette déclaration s’inscrit dans une volonté assumée de militarisation stratégique du savoir, dans une région marquée par des conflits prolongés. Selon lui, la maîtrise des technologies chimiques peut permettre de produire des outils de défense essentiels, renforçant ainsi l’autonomie opérationnelle des armées nationales.
Ce discours enter en rupture de l’ordre international postcolonial dans lequel les pays africains ont longtemps été relégués à la périphérie des chaînes de production scientifique et militaire. Il affirme que la science ne doit pas rester neutre ni désincarnée, mais servir les objectifs de souveraineté politique et de résilience sécuritaire.
Éducation, diaspora et retour des cerveaux : un triangle stratégique
Le Président du Faso a également insisté sur le rôle clé de la diaspora intellectuelle dans le développement des pays de l’AES. Ces jeunes formés à l’étranger sont appelés à revenir dans leur pays pour transmettre leur savoir. Le modèle proposé n’est pas celui d’une élite expatriée, mais d’un corps de bâtisseurs scientifiques au service de leurs nations.
Ce modèle implique cependant des conditions concrètes : infrastructures, financement de la recherche, politiques d’insertion professionnelle. L’ambition d’Ibrahim Traoré devra donc s’accompagner de réformes structurelles dans les systèmes éducatifs et scientifiques sahéliens, sous peine de rester symbolique.
La Russie comme partenaire stratégique : au-delà des armes, le savoir
La coopération avec la Russie, déjà marquée par des accords militaires dans la région, prend ici une nouvelle tournure. En plaçant l’accent sur l’éducation scientifique, le capitaine Traoré redéfinit les contours du partenariat stratégique entre Moscou et l’AES. La Russie devient non plus seulement un fournisseur d’équipements militaires, mais un allié dans le transfert de compétences et la formation d’élites techniques.
Cela marque une évolution géopolitique importante : l’AES cherche à diversifier ses alliances et à rompre avec une dépendance historique vis-à-vis des anciennes puissances coloniales. Le choix de la Russie comme interlocuteur scientifique s’inscrit dans une stratégie plus large de désoccidentalisation du savoir.
Une souveraineté scientifique à bâtir
Au total, la rencontre de Moscou révèle une vision ambitieuse : faire de la science un outil de souveraineté et de libération pour les États du Sahel. Mais cette vision, pour se concrétiser, devra s’inscrire dans une politique cohérente de développement des infrastructures éducatives, de soutien à la recherche locale et de réintégration des diasporas formées à l’étranger.
Le chemin est certes encore long, mais le discours du Président Traoré pose les jalons d’un renversement du paradigme : de consommateurs de savoir, les pays de l’AES veulent devenir producteurs de science au service de leur propre destin.