La légion d’honneur pour le général Dumas !


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Le général Alexandre Dumas
Le général Alexandre Dumas

Thomas-Alexandre Davy de La Pailleterie, dit Alexandre Dumas, né esclave en 1762 dans la colonie française de Saint-Domingue (aujourd’hui République d’Haïti), général de division de l’armée française, et père du célèbre écrivain à qui il a légué son nom, a été l’un des seuls officiers à ne pas avoir été décoré de la Légion d’honneur.

Claude Ribbe, romancier et scénariste du spectacle de Bartabas Le chevalier de Saint-George a pris sa plume pour écrire au Président Jacques Chirac pour qu’elle lui soit décernée à titre posthume

À Monsieur Jacques Chirac,

Président de la République française,

Grand maître de l’ordre national de la Légion d’honneur.

Palais de l’Elysée

55-57 rue du Faubourg-Saint-Honoré

75008 Paris

Monsieur le Président de la République,

Thomas-alexandre Davy de La Pailleterie, né esclave en 1762 dans la colonie française de Saint-Domingue (aujourd’hui République d’Haïti) fils d’une Africaine déportée et d’un Normand, est amené en France par son père à l’âge de quatorze ans. Il s’engage en 1786 dans le régiment des dragons de la Reine sous le pseudonyme d’Alexandre Dumas. C’est en servant sous cet uniforme et sous ce nom qu’il rencontre, trois ans plus tard, Marie Labouret, une jeune fille de Villers-Cotterêts. De leur union, célébrée en 1792, alors que Dumas était lieutenant-colonel de la Légion franche des Américains et du Midi, composée d’hommes « de couleur » et commandée par Joseph de Bologne, dit chevalier de Saint-George (1745-1799) devait naître un autre Alexandre Dumas, l’un des plus grands écrivains français.

Général dès l’été 1793, le courageux et intègre Alexandre Dumas se distingue sur tous les champs de bataille de la Révolution et s’y conduit avec honneur et humanité. Après dix ans de rudes combats pour la Nation, il doit subir en Italie une captivité particulièrement humiliante et éprouvante avant de pouvoir retrouver enfin sa famille.

Le général Alexandre Dumas, mort en 1806 des suites de ses campagnes, dans la gêne et l’oubli, est sans doute le plus valeureux soldat de notre République. Il mériterait à coup sûr de continuer à reposer auprès de son fils, même au Panthéon. « Le plus grand des Dumas, disait Anatole France, c’est le fils de la négresse, c’est le général Alexandre Dumas de La Pailleterie, le vainqueur du Saint-Bernard et du Mont-Cenis, le héros de Brixen. Il offrit soixante fois sa vie à la France, fut admiré de Bonaparte et mourut pauvre. Une pareille existence est un chef-d’oeuvre auquel il n’y a rien à comparer ».

Pourtant, au moment où l’ordre de la Légion d’honneur fut créé, le 19 mai 1802, Napoléon Bonaparte ne jugea pas utile de décorer Alexandre Dumas. Il fut ainsi l’un des rares officiers généraux de l’époque à être privé de cette distinction à laquelle des services exceptionnels lui donnaient pourtant un droit incontestable. Sans doute à cause d’une brouille survenue durant la campagne d’Egypte. Dumas s’était élevé contre les méthodes – trop brutales à son goût – utilisées par l’armée française contre les Turcs. On dit aussi que Bonaparte n’aurait pas pardonné au héros d’avoir refusé de prendre la tête de l’expédition répressive envoyée contre la colonie révoltée de Saint-Domingue au début de l’année 1802.

Quoi qu’il en soit, on sait que l’ordre de la Légion d’honneur fut créé la veille du rétablissement de l’esclavage dans les colonies françaises et quelques semaines avant la fermeture des frontières aux hommes et aux femmes « de couleur » (2 juillet 1802). Ce contexte nauséabond – que Bonaparte lui-même aurait regretté plus tard – n’était sans doute guère favorable à un Afro-Antillais né esclave dans une colonie qui se trouvait alors en pleine insurrection.

Vous avez accepté, Monsieur le Président de la République, de transférer les cendres de l’écrivain Alexandre Dumas au Panthéon. Il me semble que cela pourrait être l’occasion de rendre également hommage à son père, le général Dumas, en l’élevant à la plus haute dignité dans l’ordre de la Légion d’honneur.

Ce serait une décision particulièrement opportune et symbolique au moment où, tandis que beaucoup prônent le devoir de mémoire, nous sommes si peu à oser évoquer le triste anniversaire du rétablissement de l’esclavage, qui ne saurait pourtant passer inaperçu, en particulier pour des centaines de milliers de Français d’Outre-mer. Elle signifierait, aux yeux de tous, que même si le temps a passé, la République française n’oublie pas ceux qui l’ont défendue ; qu’elle condamne avec la plus grande fermeté toutes les formes de discrimination et d’exclusion, tous les crimes contre l’Humanité.

Ce serait également une manière de compléter l’hommage rendu à l’écrivain Alexandre Dumas, blessé à jamais par le sort particulièrement injuste réservé à un père dont il tenait tant à honorer le nom et le souvenir. Ce père aurait pu être le héros d’un de ses romans mais, comme le disait un biographe, « pour ne pas être taxé d’invraisemblance, il confia aux mousquetaires la besogne que le général avait accomplie seul ». Ce serait enfin l’occasion de saluer l’exemple de Villers-Cotterêts, une commune où François 1er, le 10 août 1539, signait une ordonnance imposant l’usage de la langue française – l’acte fondateur de la Francophonie en quelque sorte – et qui, le 15 août 1789, deux cent cinquante ans plus tard, presque jour pour jour, accueillait un jeune homme de mérite et de cœur sans se préoccuper outre mesure de son apparence ni de ses origines et sans imaginer, bien sûr, que le fils de cet homme serait l’une des plus grandes et des plus attachantes figures de la littérature française.

J’ignore si la réglementation actuelle permet ou non d’attribuer la Légion d’honneur à titre posthume mais je suis convaincu que les textes doivent pouvoir s’adapter aux situations et aux gens qui en valent la peine.

C’est pourquoi je prends la liberté, Monsieur le Président de la République, de vous suggérer d’accepter, après avis des autorités et des associations concernées, feu Thomas-Alexandre Davy de La Pailleterie, dit Alexandre Dumas, général de division de l’armée française, dans l’ordre de la Légion d’honneur et de l’élever à la dignité de grand-croix.

Je vous prie d’agréer, Monsieur le Président de la République, l’expression de ma très respectueuse considération.

Claude Ribbe.

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