Le pur tragique d’un roman de Naguib Mahfouz


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cortege des vivants

« Le cortège des vivants » dépeint les vies de héros antagonistes, réunis par leur appartenance au mythique quartier cairote de Khan al-Khalili.

Le livre de Naguib Mahfouz publié en français en 1999 sous le titre « Le cortège des vivants », porte fort heureusement en sous-titre son titre original égyptien, retranscrit dans notre langue : Khan al-Khalili. Car c’est ce vieux quartier populaire du Caire, grouillant et fascinant, qui est le véritable héros de ce livre. C’est vers lui que, poussé par les bombardements allemands de la seconde guerre mondiale, le héros du livre, un fonctionnaire petit-bourgeois, et toute sa famille, trouvent refuge loin de leur quartier moderne. Et c’est dans Khan al-Khalili, coeur éternel et populaire de l’Egypte, que sa vie retrouve des couleurs, se remet à frémir, et que le sang bat à nouveau dans son corps fatigué, sous la forme de l’amour, de l’amitié, de la haine, de l’angoisse et de la fraternité.

L’histoire est on ne peut plus simple : un fonctionnaire du ministère du Travail doit déménager à Khan al-Khalili parce que ses vieux parents sont affolés par les attaques aériennes allemandes. Cet homme taciturne et renfermé compense une certaine médiocrité sociale par un goût pur et immodéré de la culture, des vieux livres soufis, mystiques et philosophiques de l’Islam. Il y a là une fuite de la vie réelle qui ne trouve pas seulement sa justification dans son caractère, mais dans l’obligation qui lui a été faite, très tôt, de subvenir aux besoins de ses parents, et de financer les études de son jeune frère. Mais le dépaysement de Khan al-Khalili et la confiance naturelle du peuple dans la vie, incarnée par le calligraphe Nounou, ont tôt fait de venir à bout de ses crispations diverses. Son mépris social et culturel disparaît, il renoue avec les conversations de café, et son vieux coeur de cinquante ans se remet à battre d’un amour pur pour une jeune fille de 16 ans, Nawal.

Mahfouz n’a abandonné ses études de philosophie pour la littérature qu’à contrecoeur, et chacun de ses romans est chargé d’un sens profond. Celui-ci ne fait pas exception, nous livrant ses secrets par une série de contrastes fortement dépeints. Le calligraphe Nounou, avec ses quatre femmes séquestrées, sa profonde et simple piété musulmane, son ardeur sexuelle sans faille et ses visites nocturnes au fumoir, représente l’éternité confiante du peuple, les deux pieds dans la réalité, en opposition à Ahmed, intellectuel célibataire, qui lit sans but ni raison, que le fumoir étouffe et qui ne vit l’amour que dans un rêve éveillé. Mais Ahmed s’oppose aussi, dans le registre intellectuel autant que par la haine qui les lie dans le roman, à l’avocat Ahmed Rachid, de la jeune génération et qui ne jure que par Marx, Freud et Nietzsche, noms que notre héros a honte de ne pas connaître, lui qui ne peut citer que les grands philosophes musulmans.

Deux visions de l’Egypte : la révolution sociale nassérienne et le pacte communautaire bâti sur l’Islam. Une autre opposition de génération se figure à travers le personnage de Rouchdi : la jeunesse égyptienne, avide de jouissance, de plaisirs divers et de vitesse, pleine d’une santé qu’elle épargne si peu qu’elle l’expose au contraire aux maux les plus mortels. La retenue paralysante d’Ahmed se reflète ainsi de manière tragique dans l’insouciance irresponsable de son frère. La deuxième partie du roman, consacrée à l’agonie irréversible de Rouchdi, et à la destruction des liens qui s’ensuit, prend à la gorge.

Il y a là un sens musulman de ce que la vie a d’irréparable, d’injuste, de cruel : non pas le malheur de l’âme en proie à une quête de sens, mais la nudité de la maladie, de la dévastation physique, qui incite à la révolte mais est pourtant dépassée dans un apaisement final chez le héros du livre, qui surnage en priant Dieu plusieurs fois, d’une prière simple et neuve. Toute cette deuxième partie, qui annonce l’agonie familiale de la Trilogie de Mahfouz, est un pur chef-d’oeuvre de tragédie, qui produit chez le lecteur un sentiment de purification et de paix rarement atteint dans la lecture occidentale contemporaine. Mahfouz pointe du doigt le grand ennemi de l’homme : la maladie, la dégénérescence de la vie quand elle touche les proches. Elle est aussi la pierre de touche de ce qui fait un homme.

Commander le livre, éditions Actes Sud.

Par Yahya Dimashqi

Du côté de chez Naguib Mahfouz

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