Le Métier d’Aimer


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arton24597

Faut-il qu’il fût désespéré et ivre pour que notre écrivain allât aimer une prostituée venue du Nord, Samira Aboubakar ?

Quid rides ? mutato nomine de te fabula narratur (Pourquoi ris-tu ? Sous un autre nom c’est de toi que parle l’histoire) : Horace, Satires

J’attendais ma soutenance de fin d’études. Ma vie en attendant était dissolue. C’est-à-dire que je me mélangeais avec d’autres étudiants, pour célébrer, dans des espèces de djangui alcoolique, un culte au dieu du vin ; nous en étions les fous, de purs extrémistes de la bière, si on se retrouvait à 7 heures du soir, il arrivait qu’on se sépare à 11 heures au matin suivant.

De séparante en séparante, on ne se séparait vraiment qu’une fois à bout de forces, quand il nous restait juste assez de monnaie que l’effort collectif transformait en carburant. Il en allait de notre commerce comme de celui des schtroumpfs, ainsi y avait-il parmi nous un schtroumpf chauffeur, son auto nous rendait bien de services, un schtroumpf bavard, notre fringant boute-en-train, un schtroumpf flambeur, démesurément grand seigneur, un schtroumpf séducteur, vrai obsédé sexuel, etc. J’étais, moi, le benguiste du groupe, celui qu’on faisait valoir à l’occasion, pour entourer d’un halo de prestige, si tant est qu’on en eût besoin, la compagnie infernale.

Ca c’est le grand Eric Tsimi, il a fait le Canada pendant sept ans… !

Puis, me sollicitant pour une ultime précision, Schtroumpf séducteur s’enquérait :

Les Etats-unis aussi, n’est-ce pas ?

On a beau être modeste, une telle question flatte. Et moi, pour la énième fois, je racontais mon histoire que j’avais déjà dû raconter un millier de fois à un auditoire majoritairement reconstitué, sans songer évidemment à relever que j’avais plutôt fait cinq ans. S’il était bon que j’aie fait sept ans au Canada, alors ce supplément d’un an et demi ne déformait pas outre mesure la réalité :

New york, Seattle, j’y allais régulièrement pour faire des jobs d’été. Mais j’ai aussi visité Paris, Genève et la Côte d’Ivoire de Bédié.

La vanité est toujours la plus forte, m’avait-on titillé, alors je m’emportais dans des narrations narcissiques, que j’agrémentais de détails ultra valorisants, d’anecdotes où je relativisais exprès mes succès, nuançais systématiquement mon propos, comme pour m’excuser par avance d’être bengueterre, quand, à l’entour, nul autre ne l’était, pas même schtroumpf flambeur, illustre « fils de », ou schtroumpf chauffeur qui, à première vue, par ses manières et ses goûts, ressemblait plus que nous tous à un spécimen tout juste descendu d’un Boeing de la Swiss, frais émoulu pour ainsi dire de contrées qui connaissent l’hiver, les gratte-ciels et les villes souterraines.

En fait de beuveries, il s’agissait de socialisation à plein régime. En dehors de ces moments, je me sentais horriblement seul. A ces moments-là aussi j’avais parfois eu cette sensation terrifiante d’être seul au monde, mais ici au moins il s’agissait seulement de fulgurances, d’impressions fugitives, en coup de vent. A la cité par contre, quand je m’enfermais dans ma chambre, tout était solitude, la télé, mon mémoire, Internet, mes lectures ; à une certaine heure, je regardais mon téléphone obstinément silencieux, indice cruel de ma cote de popularité, je le regardais comme on guette dans la rue une amoureuse qui tarde à arriver. Cet exercice futile pouvait durer trente minutes, montre en main. Quand enfin, il daignait sonner, c’est Schtroumpf bavard qui venait aux nouvelles, me demandait quel genre d’ami je fais, qui n’appelle jamais en premier, et enfin, systématiquement, me proposait d’aller « couper une bière » avec le reste de la bande ; il avait, disait-il, « un peu ». Avec Schtroumpf flambeur aux commandes, on savait tous qu’il suffisait d’aussi peu qu’une bière à l’allumage pour se retrouver à faire la tournée des grands-ducs.

J’avais besoin de tendresse, il me manquait une vraie histoire d’amour. Et cette vie que je menais n’était peut-être pas celle la plus susceptible d’aboutir à mon aspiration romanesque à de l’amour. Ce soir-là, Schtroumpf séducteur avait une copine particulièrement délicate, qui ne supportait pas la fumée de ma cigarette, qu’elle trouvait répugnante. Je ne sais pas pourquoi, mais je le pris mal, même si je n’en laissai rien paraître. En attaquant la fumée, c’est comme si elle ne songeait qu’à provoquer le fumeur ; en ces cas-là, je fais un « arrêt de susceptibilité ». J’écrase mon mégot, me tais et ne parle plus. Si l’on me demande si ça va, j’esquisse un sourire grand comme ça et évoque madame mon directeur de mémoire, qui tarde à me rendre mon travail, c’est très commode d’avoir quelqu’un dont on puisse en permanence se plaindre.
Cinq minutes après, je me levai, prétextant « un coup de fil à passer ». Schtroumpf chauffeur, alias Héritier Nsoga, suggéra que j’allais rassurer la « petite ». J’acquiesçais en lui montrant combien c’était pratique d’avoir une petite imaginaire, les appels revenant forcément à un bien meilleur coût. Et là, devant le Phoenix, j’allumai enfin une autre cigarette, ce fut une vraie délivrance, je me sentis plus léger.

L’Avenue Germaine est un espace délimité en longueur, fortement marqué par sa configuration spatiale, scénographie de la débauche, où les activités de la rue et les interactions de trafic cristallisent une ambiance nocturne spécifique. Ce milieu est constitué de microterritoires dans lesquels chacun est amené à négocier son droit de passage ou sa présence, en rapport notamment à la question de ses intentions face aux activités commerciales illégales et informelles. Si bien que faire l’expérience du Camp Sonel Essos, y travailler, s’y distraire, s’y déplacer et encore plus y vivre, c’est toujours, d’une façon ou d’une autre, faire l’expérience du danger. La présence des forces de l’ordre contribue plus à donner des arguments de stigmatisation aux pasteurs des multiples églises environnantes qu’à sécuriser le commerce des citoyens. Tout en donnant audience à mes pensées, je poussai prudemment une pointe jusqu’au fameux Bato Bayé, en face duquel un vendeur de soyas m’attira à son étal, sans que j’aie eu à proprement parler grand’faim.

En réalité, une charmante jeune fille y était pour quelque chose. 22 ou 23 ans au jugé, avec des mèches à la Beyoncé, on eût vraiment dit ses cheveux, la peau crémeuse et le grain impeccable, très claire, comme une mulâtresse, agréable à regarder, court vêtue, avec des bottes de mauvais cuir qui s’arrêtaient à mi-cuisse, quelques millimètres avant sa minijupe ; toutes ces parures encadraient une silhouette sublime de starlette du petit écran. Elle sentait les parfums bas de gamme et s’était attifée d’une quincaillerie qui de toute évidence ne lui avait pas coûté une fortune. La belle se plaignait du vendeur, elle n’en avait pas eu pour ses FCFA 300, il n’avait pas mis de gras, elle refusait en conséquence de payer tant qu’il ne rajouterait pas au minimum un ultime morceau. Le vendeur coupa d’une lame experte une rognure de bœuf qui satisfit l’exigeante cliente, sans que je visse en quoi ce microscopique bonus améliorait son menu. Il m’avait dans le même mouvement tendu une rondelle, en guise de dégustation. La si jeune fille, empathique et touchante, se plaignit encore de ce qu’il était « chiche, même avec le goûter » !

Samira, quitte derrière les problèmes! C’est quoi même? On t’a envoyée ? Patron, les serviettes…

Pff ! Ca va… J’ai pas vraiment faim.

(Alors, que diable faisais-je devant son étal ? Du lèche-vitrines ?)

Il fait de très bonnes brochettes, fit Samira, naguère cliente, reconvertie ex abrupto au conseil, voire au courtage gastronomique…C’est de la chèvre.

C’est pas agréable de manger seul, moi j’aime pas en tout cas… Alors je veux bien manger de la chèvre, si vous y allez avec moi. Vous en prenez ?

J’ai le moule ? Le dehors est mauvais, les gars ont le sang à l’œil. Ça ne court pas les rues d’Essos, les mboms aussi galants.

Mes partenaires du collectif de la no-lifitude avaient commencé à biper d’inquiétude. Je commandai pour deux mille francs de grillade que nous nous retrouvâmes, ma nouvelle amie et moi, en train de « partager » avec eux.

Je ne faisais plus attention à la bande de bons vivants qui m’accompagnait. Je n’avais d’yeux que pour Samira, qui s’étonna, à brûle-pourpoint :

Dis donc, je te croyais seul… !

Comme tu as dû le constater, je le suis. L’homme chez les chrétiens est un animal incomplet auquel il manque une côte, sa moitié perdue… Il s’agissait donc d’une solitude métaphysique.

Samira exerçait sur sa chèvre un scandaleux monopole, j’avais envie de lui demander depuis combien de jours elle n’avait pas mangé. Et puis, il y avait comme un grand sens ironique dans sa façon de me balancer ses réponses, elle ne les cherchait pas, c’est à peine si elle faisait des phrases, mais elle visait juste.

Je suis donc ta moitié perdue ? Perdue, oui ; moitié, faut voir. Quand un homme sort le long long français, c’est qu’il veut le sexe ou le pouvoir.

C’est très beau… ce que tu portes là… Comment ça s’appelle ? Un déshabillé ?

Les fringues, c’est ma seule histoire d’amour. Au fait, tu sais, ce qui me plaît chez toi, c’est qu’à la différence des bobos que j’ai souvent rencontrés, toi tu n’as pas l’air de me banaliser.

Tu étudies en quoi ? Que fais-tu dans la vie, Samira ?

Attends, tu fais exprès ? Ou tu es naïf, ou tu es un naïf ! J’ai une tête à faire des études de langues ou à aller au lycée Fustel ?

Pourquoi pas !

Je travaille dans l’informel… Je trafique du plaisir, ça te va ?

Quoi ?

Je suis une vendeuse ambulante, une marchande d’amour. Hé là ! Tu viens de quelle planète ?

Tu es une prostituée ?

Kaï ! Crie plus fort, que tous tes copains t’entendent. Je suis une bordelle, une coyote, une waka, une maboya, une mbock, une wolowosse, une boguesse…C’est suffisamment clair, cette fois ? Quand on traîne dans la boue, faut pas après s’étonner de rencontrer des vers de terre. C’est pas sur un plateau de télévision que tu as fait ma connaissance, champion !

J’étais choqué, c’est vrai elle était trop peu vêtue, mais je la trouvais trop ravissante pour se prostituer, trop belle pour « s’abandonner au premier ostrogoth venu », quel gâchis !

Mais…Pourquoi fais-tu ça ?

C’est tout ce que je sais faire, astiquer les bangalas. Il faut bien vivre, le Camer a les dents !

Tu vis dangereusement…

L’aboki qui t’a vendu la chèvre, c’est mon katika, il connaît tous les nanga-boko du secteur. Et puis, tout métier a ses risques. Tu ne sais pas que c’est encore plus dangereux pour toi que pour moi, la nuit ?

Une logique implacable, désarmante.

Quel âge, tu as ?

C’est chaud à Sochaux ! Quelqu’un reste, sa part vient. C’est quoi, tu enquêtes sur moi ?

Quel âge tu as Samira ? C’est vraiment ton nom, Samira ?

J’ai 20 ans. Oui, Colombo, je m’appelle vraiment Samira.

Tu m’as suivi en fait parce que tu « travailles » ?

Tu as la mémoire courte, Einstein. Je t’ai suivi, pour pas que tu manges seul comme un vieux lion solitaire.

Et maintenant, on fait quoi ?

Kaï ! Tu perds tes moyens parce que je suis une belle-de-nuit ? Si je t’avais pas dit, tu m’aurais conté fleurette, n’est-ce pas ? On serait allés chez toi, tu m’aurais donné de l’argent de taxi, chargé mon mobile, en me suppliant de te rappeler… Une prostituée est une femme comme une autre !

Par principe, je ne paie pas pour faire l’amour avec une fille.

Ah ça, c’est jamais gratos ! L’amour a un prix. Toi tu paies « après » pas « parce que » tu as fait l’amour. Avant ou après, ça m’embête pas, je suis une fille ouverte.

Je restai coi, ne sachant pas trop sur quel pied danser, si même il fallait danser.

Tes mèches, elles sont magnifiques, on dirait de vrais cheveux.

Ce sont mes cheveux, chéri. Authentique boutique, vas-y njôte, fais-toi plaisir !

Samira était une perle dans une immense porcherie. Je la trouvais vive. Au fur et à mesure du temps qui s’égrenait entre nous, je sentais mon désir qui montait, descendait, durcissait, m’émoustillait ; en essayant de me convaincre de la payer pour coucher avec elle, il me semblait qu’elle me convainquait de l’aimer simplement parce qu’elle était capable d’être aimée. Ses arguments me révoltaient, qu’elle en eût m’impressionnait. C’était un joyau, j’avais d’ailleurs surpris Schtroumpf séducteur en train de la reluquer comme si elle avait été une assiette de cotes levées, en salivant presque, c’est tout dire.

Ecoute, je ne veux pas te perdre ton temps… C’est tout vu, je ne paierai pas pour te lutiner.

Tu dis que quoi ? Je ne t’ai rien demandé, moi. Tu poses tes questions et tu tires tes conclusions. Comme dirait Papillon, tu compliques les complications : on est là, on discute, on est bien, mais tu trouves le moyen de pourrir l’ambiance, parce que tu es trop près de tes sous.

La preuve que non : je pris un billet de deux mille francs dans mon portefeuille, que je lui tendis discrètement, en manière d’au revoir.

Non, fit-elle fièrement. Je suis une waka, pas une mendiante, ça n’est pas de ta charité que je veux vivre. Et si tu me repousses, kaï ! Je me taperai un de tes combis pour me venger.

Samira… Je veux que tu restes, mais il y aura toujours ce malentendu, à l’origine de notre rencontre, ce n’est pas une fille que je cherchais…

Tu ne cherchais rien, et c’est ton bonheur que tu as peut-être trouvé ! Le bonheur est souvent un malentendu. Avec ta grande science et ma petite expérience, un malentendu c’est quoi ? Je sais que je suis belle. Et une fille comme moi n’échappe à la prostitution que par l’amour ; le travail quel qu’il soit est sinon le prétexte, le lieu même de cette prostitution.

++++

Samira me parla d’elle. C’était une fille peule. Son père était un aladji qui l’avait élevée d’une manière telle qu’il vaudrait mieux dire qu’il ne l’avait pas élevée du tout; il aurait essayé de la marier de force avec un sexagénaire, alors qu’elle avait quinze ans. Elle s’était enfuie de son Kousseri natal, sans demander son reste. Quand elle était arrivée à Yaoundé, elle aurait commencé par faire la manche à la Poste centrale. Très vite, un bon samaritain l’aurait embauchée, comme bonne à tout faire, mais alors à tout faire. Au lieu de la rétribuer comme promis, le satyre choisit d’abuser de ses charmes, planifia et ne manqua pas son coup. Elle prit à nouveau la fuite, après avoir dérobé au passage les bijoux en or de la maîtresse de maison. Elle aurait engagé tous ces bijoux au clou, loué une chambre infecte dans un quartier sordide (un « elobi ») et se serait résolue à atteindre les sommets par la seule puissance de ses attraits.

Il y avait de l’émotion dans sa voix, pas de la tristesse ni de la rancœur, cette fille était tout sauf une paumée, c’était un roc. L’envie m’étreignit, envie toute chrétienne, de ramener cette brebis égarée dans ma chambre, qui était suffisamment vaste pour nous accueillir tous les deux. Et puis, qui sait, si la cohabitation marchait, sans doute pourrait-elle devenir mon épouse un jour ! Cela ferait une autobiographie incroyablement épicée que je pourrais écrire. Faut-il que je fusse dépité, profondément désespéré, pour nourrir de telles ambitions au sujet d’une putain ?

Samira ? Et si je t’invite à passer la nuit chez moi ? C’est pas très prudent, mais un peu de suspense et de danger dans ma vie, ça ne me ferait pas plus de mal.

Kaï ! Je ne sais même pas ton nom.

Je te l’ai dit : Eric Tsimi.

C’est comme si j’ai déjà entendu ça quelque part.

Ma foi, ça se peut… Puisque je te l’avais déjà dit !

Eh ben, Tsimi, c’est vingt mille francs la nuitée !

Je n’ai pas vingt mille francs à te donner.

Combien as-tu ?

Rien.

Je veux te butiner cette nuit, alors je saurai me contenter de ce « rien ». J’espère que tu vas te comporter. J’ai appris à fia l’homme camerounais.

Tu m’en diras tant !

Samira semblait très heureuse avec moi, malgré la violence de mon désir, je me contins avec une exceptionnelle maîtrise. Je l’embrassais, la tenais des heures et des heures contre moi, visionnant les programmes les plus débiles avec un évident plaisir, dressé comme un pic, discipliné comme un soldat, je m’astreignais à cette ascèse parce que je voulais qu’elle se refasse une virginité de quelques jours, le temps de quelques examens au Centre Pasteur. Je n’avais jamais été aussi déterminé qu’avec elle. Au risque fou que j’avais pris, en l’emmenant chez moi dès le premier soir, en en tombant amoureux aussi soudainement, répondaient la méthode et la patience qui gouvernaient notre bel amour. Elle me jura tout ce que je voulus, je lui promis tout ce que je pus.

Quand Samira rentra dans sa mansarde, ce fut simplement pour emporter armes et bagages. Tout mon entourage l’appréciait, nul ne se doutait qu’elle avait, si je puis dire, roulé sa bosse. Elle était propre, avait de la classe, de l’allure, de l’aisance, c’était Samira, quoi ! Franchement, que demander de plus ?

Finis les sans-caleçon, les cuites en série, les soupes bouillon à huit heures, les siestes où l’on s’endort à 9heures devant un fond de Guinness, pour se réveiller à 9heures et quart devant deux autres bouteilles pleines ! La société des schtroumpfs survivrait sans mes parts. Peut-être d’autres y suivraient-ils mon ministère et sauraient faire germer l’amour dans les confins de la débauche. Jusque-là les expériences, que l’on m’avait rapportées de filles rencontrées à la sauvette et ramenées chez soi, s’étaient soldées par des coups de vol et des psychodrames.

Tsimi… ! Tu es mon sauveur, j’espère que tu ne vas pas te sauver dans les sissongos.

Ma vie était merdique avant. Il y a une parenté de valeurs entre ta volonté de t’en sortir et mon rêve d’arriver. C’est toi qui me sauves, tu es une fille forte, droite dans ses bottes, jamais je n’aurais pu endurer tout ce que tu as traversé. Je ne suis, moi, qu’un « enfant » pourri-gâté.

J’sais pas si c’est vrai, mais, sûr, tu es profond ! Raconte-moi plutôt comment tu me butineras.

On dit lutiner… Ce sont les abeilles qui butinent.

Alors mon faux bourdon, je serai ta reine que tu viendras féconder… ! Si je disais baiser, tu allais encore m’accuser de manquer de classe, or quand j’utilise tes mots, je m’embrouille.

Quand nous ne sommes que deux, la parole est libre, je te demande juste de surveiller ton langage quand nous sommes devant des gens.

Ainsi, je dis que je veux te sucer, quand nous sommes deux…je dis niass, fika, binda, fome dans l’intimité, et quand nous sommes en public, je dis que je veux te butiner.

LU-tiner, bordel ! Et non, tu ne parles pas de ça en public.

Tu es plutôt coincé, toi, pour un ex-benguiste. Je ne parle pas « comme ça », je ne parle pas « de ça », Kaï ! C’est du lavage de cerveau, propre ! Tes copains sont pourtant plus sauvages que moi !

C’est différent, toi tu es une… Kaï ! Tu es ma femme ! En plus, monologuai-je, elle me fait maintenant m’exclamer comme elle.

Nous étions, c’est le cas de le dire, comme cul et chemise. J’emmenais Samira partout, du coup je n’allais plus partout. Quand je voulais casquer, j’invitais mes âmes damnées à des réunions bachiques dans ma chambre. Samira faisait la cuisine, je nous ravitaillais en bières et spiritueux. Quand les Schtroumpfs m’invitaient à « jong » ou à « couper une bière », je les prenais au mot, et pour cause, j’avais un nouveau régime de vie. Samira et moi ne mettions pas plus de trois heures en ville. Elle vidait sa « Smirnoff» en trois gorgées, faisait mine de s’endormir sur mon épaule, pour, au bout d’un moment, me pincer discrètement. Elle me disait alors du bout de ses lèvres délicieusement rosées, avec ses yeux opalins, et son regard lascif, limite obscène, qu’elle me ferait des choses pas très catholiques si je consentais à me montrer un homme et acceptai sur-le-champ de me retrouver avec elle seule, sans traître ni témoin gênant, entre quatre murs.

Je l’embrassai longuement… La passion qu’elle y mettait, tout l’amour que je ressentais, il n’y a pas à dire Samira était une professionnelle du sexe, une surdouée de l’amour. Nous n’en étions qu’à des préliminaires, mais déjà j’avais le sentiment de n’avoir jamais embrassé personne aussi goulûment, aussi interminablement, sous les regards forcément indisposés d’Elga, la nouvelle schtroumpfette de schtroumpf séducteur, le beau Delphin, alias Danger, alias Brad Pitt.

On s’excusait auprès des gais lurons. On proposait à un taxi le prix de la course. On prenait place sur la banquette, incapables de s’extraire plus de dix secondes l’un de l’autre, respirant dieu sait comment, et je me laissais aller à mes penchants vampiristes. Je suis un fétichiste du suçon, depuis le temps que je sortais avec des Camerounaises, c’est seulement avec Samira que j’avais pu observer, au lendemain d’une séance de baisers appuyés, une coloration spécifique, localisée au niveau de son cou. Cette ecchymose légère était comme une marque sur mon territoire. Samira avait des sens tellement éveillés que tout ce qui m’excitait l’excitait doublement. Cela m’excitait de lui exploser les capillaires par des succions prolongées, comme si j’avais voulu absorber son sang. A la différence de Dracula, je n’avais pas besoin de mordre pour assouvir ma soif d’elle, je mordillais certes, mais c’est à travers sa délicate peau que j’aspirais son âme !

Je ne comprenais pas ce qui se passait ce soir-là : les dieux de l’amour semblaient nous pousser dans nos derniers retranchements. Car pour la première fois, j’écoutais Last kiss de Pearl Jam et Stairways to heaven de Led zeppelin, dans une radio camerounaise. Le chauffeur de taxi faillit changer de fréquence, je le conjurai de rester gentil. Sami et moi ne communiquions plus que par des sourires et des soupirs. Tous nos calculs concupiscents, nos promesses sensuelles, notre envie partagée, nos attentes lubriques, étaient échus, nos corps ondulaient, victimes d’une rafale d’émotions dont nous nous rendions réciproquement témoins. Nous pouvions dès lors ou briser nos vœux ou attendre d’aller chercher le lendemain les résultats qui étaient sortis le jour même.

C’est en cela que réside l’intérêt de faire dès les premiers jours des examens médicaux. Quand le temps passe et que les sentiments règnent en maître absolu, la confiance en l’autre devient la règle suprême. Si l’autre a dit avoir fait des tests un mois auparavant, on le croit. Et moi, je voulais bien croire Samira, si à cet instant précis, elle m’avait dit qu’elle était l’antéchrist.

Nous arrivâmes à destination, comme en un rêve. Le trajet d’Essos à l’Institut catholique de Nkolbisson ne m’avait jamais paru aussi rapide. Samira versa au chauffeur le prix de la course ; celui-ci, jusque-là placide, ne put s’empêcher, sans doute allumé par nos ébats amoureux, de me recommander de « torpiller la white ». Si les restrictions lexicales que je lui imposais n’avaient pas été si nombreuses, Samira, ma sauvageonne, à en juger au bras d’honneur qu’elle fit au chauffeur, aurait dit quelque chose de très vilain.

Enfin seuls.

Ma choupinette… Tu me rends bête. M’aimes-tu ? M’aimes-tu vraiment ?
Elle voulut moins de gravité, plus d’humour, elle avait l’art de la détente.

Jusqu’à…le feu sort seulement !

C’tait quoi ton défi déjà ?

Pas un défi, mais une promesse, dit-elle, non sans pertinence. Je vais immortaliser ce moment.

Immortaliser ? Quand je ne comprenais pas l’utilisation qu’elle faisait d’un mot, je ne creusais pas et me disais qu’elle avait voulu dire autre chose, en employant mes mots policés.

Sitôt qu’on était rentrés dans la chambre, la tension érotique avait baissé d’un cran, mais il me suffisait de plonger dans son regard pour atteindre des sommets d’excitation. Ce corps soyeux, ruisselant, malléable, je l’avais exploré sous toutes les coutures, je ne songeais plus qu’à le posséder pour de vrai, sans délai. L’idée même du préservatif ne m’effleura pas et quand, comme par réflexe, une de ses mains me rapporta un durex, c’est encore elle qui, surprise par une vague de sensations enivrantes, spasmodiques, laissa tomber le carré de latex ; ce que je compris, moi, c’est qu’elle avait souvent été prudente, c’est sans doute aussi le message qu’elle voulait me faire passer. Car elle, pas plus que moi, ne songeait pas sérieusement à utiliser un préservatif : le summum de l’irresponsabilité, le comportement à risques, voire autodestructeur typique, de la pure folie ! L’amour est un sport extrême, une ivresse, et, en l’occurrence, une piètre justification.

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