Ndalla Graille, l’égrégore


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L’année dernière – celle du cinquantenaire de l’indépendance du Congo – Claude Ernest Ndalla, alias Graille, 73 ans, ancien ministre, actuellement Conseiller du Chef de l’Etat, a été sollicité au quotidien pour une interview, un commentaire, une analyse… Toujours disponible, il a répondu à presque toutes les demandes. Et, pour terminer l’année en beauté, le 28 novembre, à l’occasion du cinquante-deuxième anniversaire de la proclamation de la République du Congo, le Chef de l’Etat l’a élevé à la « dignité de Grand-Croix dans l’ordre du mérite congolais ». Une reconnaissance pour ce forgeron des mots, celui pour qui « CULTURE » s’écrit en majuscules.

L’avant-dernier dimanche du mois d’octobre 2010, Jean Mobhé, journaliste célèbre de la RDC, débarque à Brazzaville où il est invité par la puissante association féminine « Les 12 balles Na CFA ». Mais, avant de les rejoindre, tel un passage obligé, il bifurque vers le domicile de Ndalla Graille, un ami, un grand frère, un père… « C’est devenu un rituel, je ne peux me promener dans Brazzaville sans, au préalable, avoir entendu un mot, une phrase, un paragraphe, de Ndalla Graille. Sa parole me met en confiance ; Ndalla Graille est un fil à plomb qui me permet de vérifier ma verticalité », reconnaît-il le sourire aux lèvres. Et d’ajouter que passer un moment avec Ndalla Graille, c’est extatique ; c’est comme dîner à la fois avec Sharon Stone, Halle Berry et Beyoncé Knowles – les trois plus belles femmes de la planète. Ndalla Graille est un puits du savoir ; une source de force et d’idées. Une puissance inouïe de l’analyse et du commentaire politiques. Aussi est-il en même temps un homme politique doublé d’un politologue, un historien doublé d’un philosophe. Une bibliothèque et un musée. Tous ceux qui ressortent de chez Ndalla Graille ont « la certitude d’avoir été aimé un jour, une fois » ; « de l’envol définitif du cœur dans la lumière ». Oui, quand on discute avec lui, on est certain d’être en face d’un vrai pourfendeur des obscurantismes de tous bords, de la contrefaçon des sentiments… Plus sublimes encore, sa modestie intellectuelle, son goût de l’argumentation. Très tôt – il devait avoir 10 ans –, il a renoncé à toute attaque ad hominem. Même quand ses camarades du parti l’envoyaient en prison sous des prétextes fallacieux, Ndalla Graille ne ruminait aucune invective à leur encontre. Sa définition de « Culture » le lui interdit.

Il est l’opposé de l’homme politique congolais. Si ce dernier patauge dans l’infantilisme d’esprit, Ndalla Graille, lui, éclaire par le verbe « Se Cultiver », une priorité. Demandez à un député ou à un ministre le nombre de livres qu’il a lus en un an, vous verrez qu’il se précipitera lentement dans son 4×4, pour écouter aussitôt Fally Ipupa, Féré Gola et Koffi Olomidé – trois thuriféraires endurcis : moyennant des millions de francs CFA, ils citent les hommes politiques congolais dans leurs chansons. Ndalla Graille, lui, vous donnera un nombre à deux, trois, chiffres. Ndalla Graille dispose de l’une des meilleures bibliothèques personnelles de Brazzaville. Insatiable, il avale des tonnes de livres sur la religion, la politique, la philosophie, l’histoire.

Pour rappel, c’est lui qui organisa la première Semaine culturelle et sportive du Congo, en 1967, événement au cours duquel on découvrait les talents. Deux ans auparavant, il avait présidé les 1ers Jeux Africains (du 17 au 25 juillet 1965 à Brazzaville). Ndalla Graille, c’est aussi la passion de la musique, la vraie, la Rumba, la Salsa, etc. Il parle aussi bien d’Essous Serge que de Luambo Makiadi – les génies de la musique congolaise.

Tandis que l’homme politique congolais demeure obtus dans la voracité pécuniaire au point de piller le Trésor public, Ndalla Graille, lui, se contente de ce qu’il gagne. Quand le délestage frappe son quartier, il en souffre autant que ses voisins. Il allume des Lucioles, des bougies, pour admirer un romancier, un philosophe. Et il ne se plaint pas, en homme politique connu et reconnu, de manquer de groupe électrogène. De même, quand l’eau du robinet ne coule plus, il croise les doigts, à l’image de ses voisins. A sa place, un autre homme politique aurait rouspété ou changé de camp. A défaut, il aurait pillé le Trésor. Les millions, surtout ceux du Trésor, ne sont pas une obsession pour Ndalla Graille, même si la vie à Brazzaville est plus chère qu’à Paris, Miami ou Bruxelles…

Brazzavillois, la première de ses amours

« Ce qui différencie Ndalla Graille d’autres hommes politiques congolais, c’est que c’est un pur citadin. Or, neuf hommes politiques sur dix sont nés au village, et dès qu’ils arrivaient à Brazzaville, ils étaient complexés, aussi désiraient-ils vite se faire connaître, même au prix de la médiocrité. Cette mentalité-là perdure de nos jours », analyse Herman Bayo, journaliste à Afriquechos. C’est à Brazzaville donc que Ndalla Graille voit le jour, le 25 mai 1937. Treize ans plus tard, il s’envole pour la France. En 1958, après le Bac, il s’inscrit à l’Université de Toulouse, tout en intégrant l’Ecole des Impôts. La même année, il adhère au Parti panafricain de l’Indépendance, dirigé par le Sénégalais Majmoud Diop. Après une Licence en Mathématiques, il quitte la France pour Moscou où il séjourne de fin décembre 1960 à juillet 1963.

Deux semaines après la chute du président Fulbert Youlou, il rentre au Congo. Le 29 août 1963. Sans hésiter, il participe au Mouvement de la jeunesse et au congrès de la Jeunesse du MNR (Mouvement National de la Révolution) du 4 au 6 août 1964. Il est élu Secrétaire chargé de la presse, l’éducation, l’idéologie, le sport et la culture. Une lourde responsabilité qui l’assaille agréablement. En 1965, il est nommé Secrétaire d’Etat chargé de la Jeunesse et du Sport. Quatre ans plus tard, il devient Ambassadeur plénipotentiaire du Congo en Chine, en République démocratique du Corée et en République démocratique du Vietnam.

De retour au pays, il est élu 1er Secrétaire du Comité Central du PCT (Parti congolais du Travail), fonction qu’il occupe jusqu’à décembre 1971. Puis, la prison devient sa maison, ses camarades l’accusant de participer aux différents Coups d’Etat qui émaillent l’histoire du Congo. D’abord, il y séjourne de février 1972 à août 1976 ; ensuite, de mars 1977 à août 1979 et, enfin, de 1983 à 1990. Des condamnations souvent assorties d’une peine de mort.
Durant ces treize ans sans liberté, il ne s’avoue pas vaincu. Et pour cause : il a fait sienne cette phrase d’Ernest Hemingway : « Un homme, ça peut être détruit, mais pas vaincu. » Chaque jour qui passe est une occasion d’agrandir l’âme. Il avale des tonnes de livres. Et écrit. « Il ne se reposait jamais, il lisait et écrivait », rapporte Jean Mas, l’un de ses co-détenus.

Le retour au sommet a lieu en octobre 1997, à l’issue de l’affrontement meurtrier du 5 juin. En effet, il entre au gouvernement comme Ministre de Sports. Mais il n’y reste pas longtemps, préférant céder la place aux plus jeunes.
Les uns lui reprochent de n’avoir pas bâti d’œuvres durables durant son passage aux affaires ; les autres son obsession de la gastronomie et de l’ordre sécuritaire. Banal procès ! De Ndalla Graille, « il ne reste plus que le jugement moral porté » sur ses obsessions. Or, de par sa dimension, il ne peut être jugé par le moyen de la « psychologie », car « la psychologie est le meilleur moyen de ne rien comprendre à l’histoire » (Hegel). Ndalla Graille est autre ; il a toujours « pressenti la direction des événements ». En 1992, il avait prévenu les Congolais : « J’ai vu l’homme (Lissouba), il n’a pas changé. » Aujourd’hui, chacun sait ce que Pascal Lissouba a fait de Brazzaville : une ville furieuse, instinctive, entre 1992 et 1997. « L’histoire est un tribunal », tôt ou tard elle rendra son jugement sur Ndalla Graille.

La violence, un thème récurrent dans son œuvre

Tant dans La Belle aux yeux verts que dans Cœurs meurtris, Ndalla Graille parle de la violence qui a sévi pendant cinq ans dans sa ville chérie, Brazzaville : «Une ville en folie/Une ville en détresse (…) Ma ville en lambeaux s’en va/Tristesse infinie.» C’est sans doute pour cette raison qu’il savoure The End of violence, un film de Wim Wenders, sorti en 1998. Oui, comme dans le film (deux tueurs sont engagés pour supprimer un producteur de cinéma – lequel a fait fortune grâce à la violence -, se retrouvent eux-mêmes chantournés, décapités), ceux qui ont prôné la violence et la haine au Congo, à partir de 1992, se sont amputés eux-mêmes. Où en sont-ils aujourd’hui ? Disqualifiés ! Sans crédibilité ! Ils pourront toujours inventer toutes les bonnes formules, toutes les bonnes écoles de pensée… Mais ils n’emporteront plus l’enthousiasme. Seuls les fanatiques les suivent. Un thème que Ndalla Graille développe sur plusieurs pages dans son nouveau roman, Le Gourou, à paraître cette année. Et, pendant qu’il l’écrivait, Vladimir Jankélévitch (1903-1985), le philosophe du Presque-Rien, traversait son esprit. En effet, Ndalla Graille n’a pas résisté à l’envie de philosopher sur cette phrase relevée dans Le pur et l’Impur (1960) : « Il ne serait pas exagéré de définir la violence : une force faible. »

Pour être l’ennemi de la violence, quelle qu’elle soit, Ndalla Graille n’a peut-être pas réussi dans la vie. Mais il ne fait aucun doute qu’il a réussi sa vie. En harmonie avec lui-même. A lui tout seul, Ndalla Graille est un Temple d’amour et de sagesse qu’on pénètre avec plaisir. Il dégage une telle force de cohésion autour de lui qu’il est grandiose.

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