Il y a 35 ans, le coup d’état du 13 avril 1975


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Il y a 35 ans, l’armée tchadienne renversait le régime du premier président du Tchad, François Tombalbaye (rebaptisé Ngarta). S’il est vrai que l’instabilité au Tchad avait commencé beaucoup plus tôt, on peut néanmoins dire que le putsch du Conseil supérieur militaire (CSM, organe exécutif suprême) avait constitué un séisme politique d’amplitude maximale dont l’onde de choc se fait ressentir jusqu’à nos jours.

Par Acheikh Ibn-Oumar, ancien ministre et ambassadeur tchadien

La confusion entre politique et militaire ainsi inaugurée a fini par devenir, au fil des convulsions sanglantes de notre histoire récente, un trait de plus en plus marquant de l’espace national. Serait-on pour autant en droit de dire que c’est la faute aux militaires et leur CSM si on a connu cette descente aux enfers ? Evidemment non. Car feu Tombalbaye avait lui-même contribué à rendre inévitable son propre renversement violent, et par ailleurs, l’autre acteur, le Frolinat, aussi a une part de responsabilité dans l’engrenage de militarisation du débat politique, d’affaiblissement des institutions étatiques et du renforcement du communautarisme au détriment de l’idée nationale.
Depuis 1966, au Tchad, on avait une espèce de partie à trois (pouvoir politique, armée, Frolinat) où chacun jouait son propre jeu contre les deux autres, à l’instar du célèbre western Le bon, la brute et le truand, sauf qu’on ne voit pas très bien qui jouait le rôle du « bon ».

Les évènements

Les jours qui précédaient le putsch du 13 avril 1975 avaient été marqués par des incidents d’une extrême gravité.
Les armureries de la garde prétorienne (CTS : Compagnie tchadienne de sécurité) avaient été incendiées à Ndjamena et à Sarh, à 24 heures d’intervalle. Dans la nuit du 3 au 4 avril, le défunt Youssouf Togoïmi (futur président fondateur du MDJT), détenu à la suite de troubles survenus au lycée Félix Eboué, dirigea une mutinerie qui causa la mort d’un sous-officier français travaillant aux renseignements tchadiens : l’adjudant-chef Gélineau. Des tracts circulaient dans les rangs des militaires. Tout en menant la guérilla au Tibesti et au Centre-est, le Frolinat avait réussi à monter des vastes réseaux clandestins dans les villes, dans l’administration et même dans l’armée. L’affaire Françoise Claustre venait de commencer. La rupture était totale avec les hauts officiers, et Tombalbaye se rendit lui-même à la gendarmerie pour procéder à l’arrestation des colonels Djimé Mamari Ngakinar et Kotiga Guérina. Kamougué disparaissait dans la nature, officiellement en tournée en province, mais en fait pour préparer les unités qui devaient converger sur Ndjamena et exécuter le plan. Les généraux Malloum et Djogo étaient arrêtés bien avant. Fou de rage, Tombalbaye était persuadé que tous ces troubles faisaient partie d’un complot des « impérialistes » et de la « maffia internationale des néocolonialistes » (dont le fer de lance était ses propres officiers supérieurs) pour éliminer son régime afin de mettre la main sur les richesses du Tchad, en particulier le pétrole.

Le matin du 13 avril, les Ndjamenois furent réveillés par les tirs d’armes automatiques et les explosions. La Radio nationale qui venait de commencer ses émissions matinales, s’interrompit brusquement, pour reprendre à 10heurs30 avec de la musique militaire suivie du communiqué lu par le général Odingar : « Les Forces armées ont pris leurs responsabilités devant Dieu et la nation. La sécurité et les intérêts des étrangers seront garantis.Je demande aux forces françaises de ne pas s’immiscer dans les affaires tchadiennes… » Ce n’est qu’à 15 heures qu’un autre communiqué annonça que le président Tombalbaye avait succombé à ses blessures. Peu à peu, les nouvelles structures du pouvoir se dessinèrent : le GROFAT (Groupe des Officiers de Forces armées tchadiennes, sorte d’assemblée) et le CSM sous la présidence du général Malloum libéré à la faveur du putsch.

Les causes directes

Pour reprendre le titre du célèbre ouvrage de René Dumont, en fait, dès l’indépendance, le Tchad « était mal parti ». En 1963, Tombalbaye décréta la dissolution de tous les partis sauf le sien. En mars de la même année, Abbo Nassour, Mahamat Abdelkerim et le Dr Outel Bono furent arrêtés et condamnés à mort pour « complot ». La tension connut un premier pic avec les évènements du 16 septembre : l’arrestation de Jean-Baptiste, Ahmed Khoulamallah et Djibrine Khérallah conduisit à des violentes émeutes à Ndjamena (surtout au sein de la population nordiste), durement réprimées par l’armée, avec un nombre indéterminé de morts (on parle de plusieurs centaines) et une chasse à l’homme à travers tout le pays pendant plusieurs semaines. Parmi les opposants qui réussirent à s’échapper à l’étranger, il y avait deux jeunes inconnus: Mahamat Albaghalani et Ibrahim Abatcha qui devaient former le Frolinat, le 22 juin 1966, au congrès de Nyala au Sud-Darfour (tiens, tiens !).
La suite est connue : soulèvement des paysans à Mangalmé en novembre 65 qui inaugurèrent un chapelet de jacqueries embrasant progressivement toutes les préfectures du Nord , à l’exception du Kanem et du Lac ; extension des maquis du Frolinat, intervention de l’armée française, vagues de massacres dans les zones rurales, provoquant, en réaction, d’autres soulèvements , provoquant à leur tour d’autres massacres, bref le fameux cycle « révolte-répression-révolte ».

Tombalbaye, débordé, n’avait d’autre choix que la fuite en avant, qui devait l’amener progressivement à « péter les plombs ».
Sous l’inspiration de Mobutu, il pensa trouver la solution en déclenchant un mouvement de Révolution sociale et culturelle (sic) qui devaient amener les Tchadiens à se ressaisir et à se remobiliser autour de leur « vrai Chef » (ngar-taa). Le moyen principal était la politique dite de l’authenticité et son expression pseudo-spirituelle : la remise au goût du jour du rite ancestral du Yondo, mais sous une forme dévoyée pour embrigader et décerveler les cadres sudistes. Les prêtres et pasteurs au Sud qui bravaient ouvertement l’instauration du Yondo et le dénonçaient en tant que retour forcé et manipulatoire au paganisme, furent massacrés dans des conditions atroces (certains furent enterrés vivants)-et oui, le Tchad aussi a eu sa part de martylogie chrétienne !

Après s’être aliéné la classe politique issue du Nord, puis les masses rurales de cette partie du pays, Tombalbaye devenait encore plus impopulaire auprès des intellectuels et officiers originaires du Sud. Son régime ne tenait que grâce à l’Armée française (tiens, tiens !).
Malheureusement pour lui, il finit par perdre le soutien français. L’idée de le remplacer par une personnalité plus acceptable faisait son chemin dans les cercles du pouvoir en France. Tombalbaye prit les devants et fit assassiner en plein Paris le Dr Outel Bono, pressenti par beaucoup comme un remplaçant crédible (1973). La même année, il tenta une autre porte de sortie en se rapprochant de la Libye ; les mauvaises langues allant jusqu’à dire qu’il avait signé un document de cession de la bande d’Aozou à nos voisins du nord, moyennant une importante somme d’argent et la promesse de la lutte contre le Frolinat.
Ne reposant plus que sur sa garde prétorienne en voie de formation la CTS, la chute du régime n’était plus qu’une question de temps. Surtout qu’après l’arrestation de hauts responsables militaires et le projet de marginalisation de l’armée au profit de la CTS, les officiers se sentaient menacés et le renversement du régime devenait pour eux une nécessité de survie. Je me limite aux causes directes, liées à la gestion du pouvoir, car si on veut aller au delà, il faut poser toute la problématique de la construction de l’État-nation, en remontant à l’époque pré-coloniale.

Les conséquences

La chute d’une dictature soulève toujours de grands espoirs.
Au Tchad, l’espoir soulevé par la fin tragique du régime Tombalbaye fut de courte durée. Dès les premiers jours : alors que l’opinion attendait avec impatience la libération des dizaines des cadres et intellectuels arrêtés sous Tombalbaye pour liens avec le Frolinat, les nouvelles autorités devaient annoncer que la plupart n’avaient pas été retrouvés, sûrement morts en détention depuis longtemps. La déception avait un goût de suspicion car la rumeur disait que certains de ces détenus étaient encore en vie au moment de la prise de pouvoir par les forces armées. La presse française se saisit de l’affaire Claustre qui devait empoisonner les rapports avec la France pendant les deux années à venir. Mais le grand ratage, ce fut la non résolution de la question du Frolinat. Il faut dire que le soutien massif de la Libye aux insurgés à partir de la fin 1977, l’éclatement du conflit entre Goukouni et Habré, suivi par un autre éclatement au sein de la coalition dirigée par Goukouni, avaient inauguré la naissance des « tendances politico-militaires », en réalité la clanisation de la lutte du Frolinat.
En plus de la France, certains pays voisins (Libye, Soudan, Nigéria) commencèrent à s’ingérer directement dans nos affaires, surtout à travers le soutien ou la manipulation, tâche rendue facile et même très tentante par la multiplication de ces fameuses tendances. L’implication croissante de la Libye, alors alliée au camp soviétique, devait provoquer l’implication des Etats-Unis et ses alliés africains (Zaïre, Maroc) et arabes (Egypte, Arabie saoudite).

Le conflit perdit progressivement sa nature de lutte politique interne pour devenir un épisode de plus de la Guerre froide.
A ces complexités politiques et militaires, s’ajoutait un manque de savoir-faire certain de la part du nouveau pouvoir militaire, sans compter les rivalités de leadership au sein même du CSM.
Inutiles de rappeler tous les grands bouleversements qui s’enchaînèrent: première guerre civile du 12 février 79, puis celle dite des « neuf mois » en 1980, affrontements avec la Libye, etc. jusqu’à la crise actuelle. Résultat : ceux qui ont eu la malchance de naître après les années 1970, n’ont jamais connu qu’un pays de guerres, de déchirements, d’interventions extérieures, de haines tribales, de multiplication des espaces de non-droit etc.

Une leçon

Il y a évidemment un nombre incalculable de leçons à tirer des évènements qui ont ensanglanté et qui continuent d’ensanglanter notre pays, mais il y a une chose qui me paraît particulièrement importante :
Malgré les souffrances, les traumatismes et les injustices de toutes sortes dont on n’arrive pas à voir pas la fin, il faut, à mon avis, comprendre que tous les pays du monde ont connu des périodes de déchirements et de bouleversements, souvent beaucoup plus graves et plus durables que ceux que nous avons connus ; la plupart de ces pays sont maintenant à la pointe de l’humanité (Japon, Chine, Allemagne, Russie, etc.). Aussi, il faut se départir d’un certain dolorisme (« nous sommes un pays maudit », « qu’avons-nous fait au Bon Dieu »…) et se convaincre que notre sort est encore et toujours entre nos propres mains.

Aucun de ces phénomènes si déprimants soient-ils ne doivent échapper à l’analyse méthodique et à la réflexion maîtrisée.
La tâche des intellectuels est de produire des cadres d’analyse et des concepts pour rendre intelligible et maîtrisable ces ruptures qui paraissent relever d’une certaine « folie » de l’Histoire. Analyser, conceptualiser, non pas par esthétisme mais pour définir des modalités d’action et d’organisation politique de type nouveau, basées sur des forces nouvelles, animée par des idées novatrices.

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