N comme Nu, où chaque civilisation fantasme sur l’autre


Lecture 5 min.
Miniature persane et Bal à Bougival
Miniature persane (coll. N. Khouri-Dagher) et Bal à Bougival (Auguste Renoir)

« L’Apprentissage » : N comme Nu. Un livre délicieux sur Internet, sous forme d’abécédaire, pour dire en 100 mots comment la France adopte ses enfants de migrants. « Lettres persanes » d’aujourd’hui qui seraient écrites par une enfant de migrants, petit manifeste sur la double identité culturelle des Français d’origine étrangère, l’initiative de la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a séduit Afrik.com qui a décidé de vous offrir deux mots par semaine. A savourer, en attendant la parution du livre….

De A comme Accent à Z comme Zut, en passant par H comme Hammam ou N comme nostalgie, 100 mots pour un livre : L’apprentissage ou « comment la France adopte ses enfants de migrants ». Une oeuvre que la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a choisi de publier d’abord sur Internet. Un abécédaire savoureux qu’Afrik a décidé de distiller en ligne, pour un grand rendez-vous hebdomadaire. Une autre manière d’appréhender la littérature…

N

Nu

Chaque civilisation fantasme sur l’autre. L’Occident s’est fabriqué un Orient imaginaire peuplé d’odalisques nues, lascivement allongées dans des harems inventés. Le mythe du bon sauvage, du singe nu, contemporain des découvertes par l’Occident du reste du monde, a partiellement alimenté cette vision d’un monde oriental plus proche du paradis terrestre, car moins industrialisé, où l’on ne fait que goûter des mets se rafraîchir se reposer, et jamais travailler. Le nu symbolise aussi, à mes yeux, la possession coloniale: en même temps que l’Occident faisait main basse sur ces pays, les hommes prenaient possession des populations, et aussi de certaines de leurs femmes, et cette possession d’un peuple par un autre s’exprimait en peinture ou photo par des corps dénudés.

Pourtant rien de plus pudique qu’une femme – ou qu’un homme – d’Orient. Dans une société où le sexe est tabou, où la nudité est férocement cachée, où la femme est nommée harem qui veut dire interdit ou péché, où l’homme comme la femme peuvent traditionnellement être tués – honneur vengé – s’ils font un écart avec cette règle sacrée, vous imaginez comment on apprend aux petites filles et aux petits garçons à ne surtout rien montrer, attention à montrer ta culotte en jouant en jupe à quatre ans, attention à fermer ce bouton de chemisier tu es presque une jeune fille maintenant, ne mets pas tes mains dans les poches mon garçon c’est honteux c’est haram ce que tu fais là.

En France, nous avons découvert les corps nus. La nudité sans honte. Le rapport sain, et pas forcément sexué, de soi à son corps. La classe de neige que je fis à 10 ans fut ma première découverte du rapport à la nudité en Occident: les douches étaient communes. Mais jamais au grand jamais dans mon enfance libanaise je ne m’étais déshabillée – c’est-à-dire montrée nue – devant d’autres enfants! Pas même dans les douches de plage. Ni devant mes cousines. Ni même devant mes sœurs. Alors vous pensez, se mettre à poil devant toutes les copines, quel courage il fallait! Un autre séjour scolaire que je fis à 15 ans fut tout aussi éducatif: nous prenions nos douches individuellement cette fois-ci, mais dans la grande salle des lavabos, mes copines de classe lavaient le haut de leur corps sans complexe, devant toutes les autres. Moi, mes seins, depuis que j’en avais, je les avais toujours tenus cachés!

Aujourd’hui en France, dans les douches de piscine, dans les hammams parisiens, dans les cabines d’essayage des magasins, je reste toujours aussi étonnée de l’extrême aisance avec laquelle les femmes en France osent montrer leur corps. En Orient, une jeune fille ou une femme ne dévoile des parties de son corps qu’à d’autres femmes de sa famille, par exemple dans les séances d’épilation collective. Et dans les hammams, contrairement à ce que les fantasmes occidentaux laissent imaginer, la pudeur est de mise: point de femmes nues, mais toujours une fouta – paréo de coton – nouée sur la poitrine, ou, version plus moderne, une combinaison de nylon.

Et je ne peux m’empêcher de voir dans ce rapport sain de soi à son corps en France – dont je sais qu’il n’en fut pas ainsi aux siècles derniers – un rapport sain à sa sexualité, au regard de l’autre: car le vice naît de l’interdit, et non de la nature. Le nu représente pour moi l’essence même de la modernité en Occident: jambes des femmes que l’on a commencé à dévoiler au début du siècle dernier, jupes qui se sont raccourcies dans les années 60, soutiens-gorge qui ne sont plus devenus obligatoires dans les années 70, maillots deux-pièces et bikinis qui se sont imposés, seins nus sur les plages même, qui ne sont plus choquants.

Car le nu est né de la liberté de penser: pensez ce que vous voulez, moi je fais ce qui me plaît. La nudité, expression de la modernité, qui est l’affirmation de la liberté de l’individu. Modernité qui rejoint paradoxalement l’âge d’or des origines, par la levée des tabous fabriqués par la société. La liberté enviée du bon sauvage qui rejoint la liberté durement gagnée sur des siècles de tabous religieux et culturels.

Mais chaque civilisation fantasme sur l’autre: car ce nu que l’Occident exhibe, ces corps dévoilés, ils sont pour l’Orient – comme pour l’Occident jadis – invitation, licence sexuelle, signe de débauche même – cachez ce sein que je ne saurais voir.

Inversement, ces corps voilés que l’Orient affiche en signe d’appartenance, en signe de résistance à l’Occident dominant, ne sont pas toujours si prudes qu’ils en ont l’air, lingeries folles que les femmes s’autorisent sous leurs robes très longues, regards de braise lancés aux inconnus sous des voiles complices, dentelles qui enferment une chevelure autant qu’elles la révèlent, et mille autres secrets de la séduction féminine.

Les va-et-vient entre Occident et Orient m’ont appris que le nu peut être naturel et sans vice. Et l’habit indécent.

Lire l’interview de Nadia Khouri-Dagher

Suivez Afrik.com sur Google News Newsletter