K comme Kangourou


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« L’Apprentissage » : K comme Kangourou. Un livre délicieux sur Internet, sous forme d’abécédaire, pour dire en 100 mots comment la France adopte ses enfants de migrants. « Lettres persanes » d’aujourd’hui qui seraient écrites par une enfant de migrants, petit manifeste sur la double identité culturelle des Français d’origine étrangère, l’initiative de la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a séduit Afrik.com qui a décidé de vous offrir deux mots par semaine. A savourer, en attendant la parution du livre….

De A comme Accent à Z comme Zut, en passant par H comme Hammam ou N comme nostalgie, 100 mots pour un livre : L’apprentissage ou « comment la France adopte ses enfants de migrants ». Une oeuvre que la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a choisi de publier d’abord sur Internet. Un abécédaire savoureux qu’Afrik a décidé de distiller en ligne, pour un grand rendez-vous hebdomadaire. Une autre manière d’appréhender la littérature…

K

Kangourou

Pour Jean-Pierre Khouri, mon cousin d’Australie

J’ai quitté le Liban avec mon kangourou. C’était un petit kangourou de peluche verte, je l’avais reçu en cadeau, à 7 ans, de mon cousin Jean-Pierre, il partait en Australie avec sa famille, pour y vivre pour toujours, à mon très grand chagrin, je ne connaissais pas encore le mot émigrer. Nous avions le même âge, il était mon compagnon de jeu, mon meilleur ami, mon amoureux aussi, car en Orient on peut épouser son cousin, nous nous disions fiancés. Il m’avait offert ce kangourou de peluche comme pour me dire « pense toujours à moi », « ne m’oublie pas », « je suis ton cousin et je le resterai toujours, même si je pars très loin ».

Parmi les autres objets que l’enfant que j’étais a voulu emporter avec elle du pays qu’elle quittait, et que, comme un lien avec mon enfance, j’ai gardé tout au long de ces années, malgré tous mes déménagements mes déplacements mes séjours à l’étranger mes 40 pays visités ma vie nomade, il y a aussi:

une petite cuisinière de métal peint, car les jouets étaient plus souvent en métal qu’en plastique encore, sur laquelle j’avais joué des journées entières;

la robe à carreaux vichy rouges et blancs de mes six ans, avec trois poches brodées, que j’ai voulu continuer à porter en France, alors qu’elle devenait trop courte, un peu de mon temps là-bas que j’essayais de prolonger ici;

un chien de peluche rose, endormi sur le ventre, que mon oncle Charles m’avait offert pour mon anniversaire, et qui, les yeux clos, bougeait doucement au son d’une musique actionnée d’une clé.

Plus tard, mes parents m’ont remis d’autres objets à moi, qu’ils avaient emporté dans notre émigration:

mes premiers dessins d’enfant et mes premières écritures, alors que j’étais au jardin d’enfant à Beyrouth, et, alors que j’étais devenue mère à mon tour, j’ai été émue de leur geste, plus belle déclaration d’amour de parents à leur enfant, lui dire: j’ai gardé ça pour toi plus tard, une trace de toi enfant, mieux que des photos prises de lui – mais c’est aussi ce qu’à mon tour, je fais pour mon fils aujourd’hui, gardant les plus jolis et les plus étonnants de ses dessins et premiers écrits.

mes premiers livres de classe, premiers livres de lecture et d’écriture, certains en arabe et d’autres en français, quand mes parents me les ont remis j’avais déjà accompli mes études d’arabe aux Langues-O et au Caire, peinant à nouveau pour déchiffrer les lettres arabes comme je l’avais fait à l’école au Liban à cinq ans, réapprenant une langue que j’avais commencé à apprendre il y a longtemps pourtant, et ces livres d’enfant, mes premiers livres d’école, dans cette langue que les émigrants que nous étions avaient comme occultée, reniée, oubliée, ne parlant que le français à la maison, ces livres m’ont brutalement, et doucement aussi, rappelé que l’arabe avait été sinon ma langue maternelle du moins ma langue grand-maternelle, celle que je parlais tous les jours à la maison avec ma grand’mère Téta aimée qui vivait avec nous, la langue de mon pays, la langue de mes premières comptines, la langue de mes premières chansons, je m’en souviens encore aujourd’hui, elles n’étaient pas en français même si tous les cours étaient en français dans cette école privée catholique francophone, si bien qu’aujourd’hui encore je peux fredonner, comme la petite fille d’autrefois: « Hal sissan, chou helouin, cherbou may, akalou ou mabsoutin » – « ces poussins, comme ils sont mignons, ils ont bu de l’eau, ils ont mangé, ils sont contents… ».

Quels objets emporte-t-on avec soi lorsque l’on émigre? Il y a quelques années, une exposition au Musée des Invalides présentait les objets que des émigrants aujourd’hui célèbres en France avaient emportés avec eux en venant s’installer ici. J’avais regardé ces objets silencieux avec une émotion intense, valise en cuir, photo de parents aimés, amulette, chapeau, objet anodin, toute une mémoire de plusieurs années, de toute une vie comme on dit, que l’émigrant veut préserver en emportant avec lui des objets qui le rattachent à son passé. Tous les émigrants que nous sommes avons gardé, lorsque nous avons pu le faire, un ou plusieurs objets qui nous parlent de notre maison d’autrefois, de notre vie d’autrefois, de notre vie d’autrefois.

Et si j’ai choisi de garder mon kangourou, mon petit chien rose, ma robe d’enfant rouge, mes premiers dessins d’enfant et mes premiers livres d’école, c’est qu’ils me parlent de mes premières années de vie, de mes bonheurs d’enfance, qui sont aujourd’hui pour moi, plutôt que temps béni disparu, promesse, chaque jour réalisée, de mes bonheurs d’adulte.

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