Le travail au noir se généralise en Algérie


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Des bougies
Des bougies

C’est un véritable pavé dans la mare que vient de jeter l’Office national des statistiques (ONS). Sa dernière enquête sur le phénomène de la non-déclaration à la sécurité sociale a brisé un tabou longtemps tu par les officiels et leurs chiffres voilant la réalité du monde du travail en Algérie.

L’enquête en question a révélé que 4,5 millions de travailleurs ne bénéficient d’aucune couverture sociale, soit 53,1% de la population occupée. Si l’on se fie aux statistiques de l’ONS, un travailleur sur deux n’est pas affilié à la CNAS et, par ricochet, ne jouit pas de tous ses droits consacrés par la législation du travail. Le phénomène touche, selon la même source, tous les secteurs d’activité : agriculture, bâtiment et travaux publics (BTP), industries, secteur des services et… même les professions dites libérales. Alors qu’il était de 49,1% en 2005, le taux de la population occupée non déclarée à la sécurité sociale a augmenté de 4% en l’espace d’une année. La question suscite moult interrogations et mérite un intérêt particulier. Les pouvoirs publics ont-ils pris conscience de la gravité de la situation ? Que fait l’Inspection générale du travail (IGT) qui est chargée de veiller à l’application de la législation régissant ce domaine ? Pourquoi les employeurs évitent de déclarer leurs employés à la sécurité en transgressant l’une des mesures imposées par le code du travail ?

L’existence du phénomène est reconnue par les responsables du ministère du Travail et de la Sécurité sociale. Mais les statistiques de l’ONS sont, d’emblée, contestées par le ministère qui a affirmé « que le taux de la non-affiliation à la sécurité sociale se situe à hauteur de 27% ». Et encore, le phénomène est constaté, pour les responsables du ministère, dans des entreprises employant moins de 20 travailleurs. « Nous avons constaté que le phénomène de la non-déclaration à la sécurité sociale est présent dans des entreprises employant moins de 20 travailleurs », a affirmé Tayeb Louh, ministre du Travail à l’ouverture, le 4 février dernier, du regroupement national des cadres de l’Inspection générale du travail, organisé au siège de son département. Le premier responsable du secteur a ordonné aux inspecteurs de l’IGT d’analyser le problème. Il leur a accordé trois mois pour enquêter sur le sujet et déterminer les facteurs ayant mené ces organismes employeurs à fuir l’obligation de déclarer leurs employés à la CNAS.

Guerre des chiffres

Il y a une véritable guerre des chiffres. Une guerre à l’origine d’ailleurs d’une crise. Les statistiques de l’ONS ont en effet créé un malaise chez les responsables du ministère et ceux de l’Inspection générale du travail. « On est trop loin du chiffre communiqué par l’ONS. Nos calculs ont bel et bien confirmé que le taux de non-affiliation à la sécurité sociale ne dépasse pas les 30%. Tous nos sondages effectués au niveau national ont donné des résultats variant entre 27 et 30% », nous a déclaré M. Benbouzid, responsable au niveau de l’Inspection générale du travail. Le calcul fait par le département de Tayeb Louh, selon notre interlocuteur, est basé sur les chiffres de la Caisse nationale des assurances sociales (CNAS) et les statistiques concernant la population active rendues publiques par l’ONS. « Nous avons comparé les données et nous avons obtenu ce chiffre de 27% de non-affiliation à la CNAS », a-t-il soutenu en précisant que le taux est confirmé même par les actions de contrôle effectuées par les inspecteurs du travail sur le terrain. Pourquoi donc on admet, comme réelles, que les statistiques positives qui confortent les discours officiels ? Selon Mohamed Saïb Musette, chercheur au Centre de recherche en économie appliquée pour le développement (CREAD), « il y a un manque de synergie entre différents secteurs ». C’est cette défaillance qui est, a-t-il indiqué, à l’origine de cette crise des chiffres. En plus, le ministère du Travail se base, selon M. Musette, sur des mini-enquêtes menées par ses propres inspecteurs. « Ce ne sont pas des enquêtes scientifiques », a-t-il souligné. Si l’on veut obtenir toutes les statistiques réelles sur le taux d’affiliation à la sécurité sociale, a-t-il ajouté, il faut uniquement exploiter les chiffres de la CNAS. « La CNAS possède des masses d’information sur le sujet. En les exploitant, l’ONS peut disparaître », a-t-il enchaîné en dénonçant la logique de bricolage adoptée par les pouvoirs publics.

Les organismes employeurs qui ne déclarent pas leurs employés à la sécurité sociale sont connus des inspecteurs du travail. C’est ce qu’a attesté M. Benbouzid. « On ne contrôle pas des entreprises qui déclarent ses travailleurs. On n’inspecte que celles qui font abstraction de cette obligation », a-t-il fait savoir. Toutefois, a-t-il noté, il y a d’autres formes d’entreprises qui ne sont pas connues, en l’occurrence celles travaillant dans le secteur informel. « Pour ce genre d’entreprises, nous procédons par une autre forme d’intervention », a-t-il affirmé. Il y a, a-t-il noté, d’autres exemples d’évasion, tels que la sous-déclaration ou la déclaration uniquement d’une partie des employés d’une entreprise. Les travailleurs ont, eux aussi, une part de responsabilité dans cette situation. L’un des facteurs favorisant cette fraude, selon M. Benbouzid, est, dans la plupart du temps, la complicité entre employé et employeur. « C’est souvent le cas. Il y a un deal entre employeur et employé », a-t-il soutenu. Pour quelles raisons ? Dans cette situation, les inspecteurs du travail ne peuvent rien faire. « Par crainte d’être licencié ou par souci de gagner plus d’argent, les travailleurs font de fausses déclarations aux inspecteurs. Ils prennent souvent l’inspection du travail pour une force coercitive. Ils ont une fausse image de cette inspection, alors que son rôle principal est d’assister les partenaires sociaux et les travailleurs pour les aider à améliorer les conditions du travail », a-t-il estimé. Dans d’autres cas, les employeurs évitent de déclarer leurs travailleurs par souci d’économiser de l’argent en payant moins de charges. « Quand on fait, par exemple, une sous-déclaration, on verse moins de charges », a-t-il renchéri. A ces facteurs, il faut ajouter, la complaisance des agents de l’inspection du travail.

« Une législation rigide »

Selon une source proche de cette inspection, des inspecteurs confondent parfois entre sentiments et application de la loi. Pour éviter un éventuel licenciement collectif des travailleurs, ces inspecteurs préfèrent fermer les yeux sur des infractions avérées. Outre les raisons avancées par le responsable de l’inspection générale du travail, la législation nationale régissant le domaine souffre d’insuffisances. Elle n’a pas suivi l’évolution de l’économie nationale. Selon M. Musette, plusieurs segments de l’économie nationale ne sont pas couverts par la présente loi. « Je crois que la loi sur la sécurité sociale est très rigide. Il faut la moduler en fonction de toutes les situations. Nous sommes restés, durant des années, avec une seule loi applicable à tous les secteurs d’activité. Si le monde du travail a évolué, il faut que la loi suive aussi », a-t-il martelé. Pour le lui, le ministère du Travail développe un discours qui dépasse largement les moyens mis à la disposition de l’inspection du travail. Cette dernière, a-t-il avancé, ne dispose pas de moyens lui permettant de lutter contre le phénomène. Le chercheur du Cread donne de nombreux exemples démontrant la complexité du monde du travail et l’inefficacité de la loi actuelle. Les charges qui pèsent sur les patrons les fait recourir, selon M. Musette, à ce genre de pratiques afin de diminuer leurs dépenses. La nouvelle tendance de l’économie nationale a son influence sur la question.

La nette progression des entreprises à caractère familial, le travail à domicile et la généralisation des contrats à durée déterminée (CDD) favorisent le phénomène. « Un père qui fait travailler ses enfants et sa femme dans sa propre entreprise n’a pas intérêt à les déclarer, d’autant plus qu’il peut les prendre en charge sur sa fiche de paie. Il prend un risque quand il s’agit d’accident grave, mais sa démarche demeure logique. La même chose pour un employé et un travailleur liés par des CDD, ils n’ont pas intérêt à payer la sécurité sociale et à perdre de l’argent qu’ils ne récupéreront pas », a expliqué encore M. Musette. Ce dernier plaide ainsi pour la révision de la loi sur la sécurité sociale et la multiplication des organismes d’assurance de manière à toucher tous les secteurs d’activité. « Par le passé, juste après l’indépendance, on avait une multitude de caisses où pratiquement tous les métiers étaient couverts. Il faut que chaque métier dispose d’un statut particulier », a-t-il rappelé. Endiguer le phénomène, selon M. Benbouzid, n’est pas uniquement une mission de l’inspection générale du travail. « Le contrôle que fait l’inspection générale du travail n’est qu’une partie de la solution », a-t-il lancé. Pour en finir avec cette situation, il faut une mobilisation et une prise de conscience des travailleurs et l’implication de plusieurs secteurs. Les employeurs, a-t-il renchéri, doivent de leur côté, comme par exemple dans le cas des conventions de branches signées récemment par le gouvernement, l’UGTA et le patronat, s’impliquer dans le respect de la réglementation et veiller à son application. En attendant, le travailleur paye cash.

Par Madjid Makedhi pour El Watan

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