Côte d’Ivoire : comment préserver la démocratie de l’ethno-nationalisme ?


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Comment éviter que ne se reproduisent les conceptions de la nation et de l’Etat qui conduisirent aux dérives sanglantes des années 2000 à 2010 en Côte d’Ivoire ? Comment préserver la démocratie ivoirienne d’une rechute dans l’ethno-nationalisme en un moment où, dans le contexte, l’économie globalisée, l’appel à la défense de l’identité collective menacée est devenu une manne pour les hommes politiques ?

Question fondamentale, question centrale à laquelle il faut apporter une réponse urgente au moment où la réconciliation nationale peine à se concrétiser, où les compromis semblent impossibles entre les protagonistes du conflit ivoirien alors que se profile à l’horizon la prochaine élection présidentielle qui aiguise déjà les appétits et mobilise les passions, ouvrant la porte à des stratégies centrées sur l’efficacité instrumentale au mépris de l’intérêt général et des leçons de l’histoire !

Dès lors, la question capitale est de savoir comment combiner la revendication identitaire et la défense légitime des particularismes culturels, avec les valeurs de la démocratie, en sauvegardant le principe de la citoyenneté. Comment préserver l’Etat démocratique ivoirien de la dérive dans un communautarisme restructuré par un nationalisme identitaire xénophobe ? Question d’autant plus centrale que l’appel à la défense de la culture nationale menacée semble tenir lieu d’idéologie et de programme politique partisan en ces temps-ci. Est-il alors interdit de penser que le projet de donner à la défense de cette identité menacée, une force politique qui procèdera ensuite à une reconstruction communautariste de la société puisse représenter un programme électoral tentant ? Est-il interdit de penser que la cohésion sociale recherchée par ce nationalisme identitaire puisse se traduire par le refus de l’hétérogénéité sociale, par la perversion de la démocratie et par le rejet de l’étranger ?

L’identité nationale est distincte de l’identité ethnique

Il importe de le souligner immédiatement : le nationalisme identitaire est essentiellement incompatible avec la démocratie qui n’a plus sa place dès que l’identité nationale est définie comme identité ethnique et que le principe de la citoyenneté est remplacé par celui de l’identité communautaire qui récuse l’altérité, refuse le mélange et la pluralité. La société démocratique est une société pluraliste structurée par l’hétérogénéité et l’intégration des étrangers. Son concept de la nationalité est la citoyenneté. Elle distingue de l’identité nationale qu’elle conçoit comme ouverture des particularismes sur l’universel et les valeurs de la modernité, les identités ethniques et les particularismes culturels régionaux.

La société communautaire est, au contraire, une société unitaire et homogène caractérisée par la fermeture à l’Altérité. La cohésion sociale s’y traduit par le rejet de l’étranger. Elle conçoit l’identité nationale comme identité ethnique. Rejetant le principe de la citoyenneté qui appelle l’égalité de condition des membres de la cité, elle reconduit en permanence les hiérarchies et les ordres anciens dans une organisation communautaire construite selon le principe de l’inégalité. En définissant la nation selon le critère de l’homogénéité, le nationalisme communautaire détruit nécessairement le corps politique et mène fatalement à la dictature communautaire.

Une société démocratique court le risque de se transformer en dictature génocidaire quand le nationalisme communautaire s’y substitue au patriotisme républicain, quand le principe de l’hétérogénéité est récusé au profit de celui de l’homogénéité, quand l’identité nationale est définie comme identité ethnique et reconfigurée comme autochtonie. C’est ainsi que la république de Weimar donna naissance au nazisme. C’est ainsi que le gouvernement serbe mit en œuvre une politique de purification ethnique, après l’éclatement de l’ancienne Yougoslavie.

La dérive génocidaire de l’ethno-nationalisme est fatale

Entre 2000 et 2011, la dérive génocidaire de l’ex-régime ethno-nationaliste ivoirien ne fut pas accidentelle. Elle était logiquement contenue dans sa conception communautariste de la société et sa conception subséquente de l’Etat comme force politique chargée de défendre cette identité communautaire. En tant que tel, l’Etat devait procéder à une reconstruction communautariste de la société ivoirienne en recherchant une cohésion sociale qui se traduisait nécessairement par le rejet de l’étranger. Cette dérive était fatale, car le nationalisme communautaire porte en son sein la destruction du corps politique qui est essentiellement hétérogénéité, mélange et pluralité, étant toujours constitué par un regroupement composite de gens venus d’ailleurs. En vérité, « un groupement humain qui ne se pense que sous les espèces d’une homogénéité donnée, quels qu’en soient les ressorts, n’est pas seulement non démocratique, il est aussi non politique », écrit Pierre Rosanvallon. Il faut rompre l’unité communautaire pour créer une société politique et construire une démocratie à même de promouvoir un développement endogène. En effet comme le souligne Alain Touraine, « les sociétés nationales ou les groupes sociaux qui tentent de créer un modèle communautariste, se condamnent à la fois à l’échec économique, à la répression sociale et à la destruction de la culture au nom de laquelle parle le pouvoir communautaire ». Entre 2000 et 2010 cette loi de la sociologie politique aura été largement vérifiée sous le gouvernement de l’ex-régime ethno-nationaliste ivoirien.

Préserver le caractère pluraliste de la société ivoirienne

En Côte d’Ivoire, il importe donc de ne pas redéfinir l’identité nationale comme identité communautaire et de ne pas en appeler à une conception ethnique de la nationalité. Il importe de préserver la société multiethnique ivoirienne du principe d’homogénéité. Il est essentiel de sauvegarder la conception de la cité comme mélange et comme pluralité qui présida sa naissance. Pour ce faire, il importe de réconcilier le présent ivoirien avec son passé, en rappelant la mémoire de son identité nationale qui fut bâtie selon le principe de l’hétérogénéité, et construite par la synthèse des particularismes culturels avec l’universalisme, par la combinaison de la tradition et des coutumes avec la modernité, sans que la tradition et les coutumes se substituent à la modernité.

La problématique de la réconciliation nationale en Côte d’Ivoire passe par le chemin de sa réconciliation avec son passé véritable, elle dont l’identité nationale s’est construite sur le volontarisme modernisateur qui a impliqué l’ouverture décomplexée des particularismes locaux aux valeurs universelles. En choisissant, en 1960, de bâtir l’identité de la Côte d’Ivoire naissante sous le mode de la synthèse du particularisme culturel et de l’universalisme des valeurs républicaines, le père de la nation ivoirienne a refusé la voie des solutions faciles et dangereuses qu’empruntèrent ceux qui choisirent les chemins tortueux et incertains de l’autochtonie et de l’ethnicisation de la société politique.

Reconstruire et défendre l’identité nationale en Côte d’Ivoire, après qu’elle eut été frauduleusement confondue avec les identités ethniques et les particularismes régionaux, c’est donc la redéfinir comme ouverture à la modernité et l’enraciner à nouveau dans l’universalisme. Construire une identité nationale accordée aux temps nouveaux c’est, comme l’écrivait Michel Wieviorka, « fonder l’idée d’identité nationale dans des catégories qui sont celles de la citoyenneté, de l’Etat de droit et de la démocratie ». En Côte d’Ivoire, la revendication identitaire doit donc s’exprimer sous la forme de la défense de l’hétérogénéité contre l’homogénéité. L’affirmation concomitante des particularismes culturels ne doit pas se dire comme fermeture à l’Altérité. Elle doit s’exprimer comme ouverture à la modernité économique et aux valeurs universalistes de la démocratie. Cet enracinement de l’identité nationale dans le modernisme économique et dans l’universalisme est la condition absolue sous laquelle les identités ethniques, pourraient être mobilisées pour parer au danger de déculturation qu’entraîne la mondialisation des échanges.

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