V comme Vieux


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Miniature persane et Bal à Bougival
Miniature persane (coll. N. Khouri-Dagher) et Bal à Bougival (Auguste Renoir)

« L’Apprentissage » : V comme Vieux. Un livre délicieux sur Internet, sous forme d’abécédaire, pour dire en 100 mots comment la France adopte ses enfants de migrants. « Lettres persanes » d’aujourd’hui qui seraient écrites par une enfant de migrants, petit manifeste sur la double identité culturelle des Français d’origine étrangère, l’initiative de la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a séduit Afrik.com qui a décidé de vous offrir deux mots par semaine. A savourer, en attendant la parution du livre en février 2008, sous le titre « Hammam et Beaujolais ».

De A comme Accent à Z comme Zut, en passant par H comme Hammam ou N comme nostalgie, 100 mots pour un livre : L’apprentissage ou « comment la France adopte ses enfants de migrants ». Une oeuvre que la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a choisi de publier d’abord sur Internet. Un abécédaire savoureux qu’Afrik a décidé de distiller en ligne, pour un grand rendez-vous hebdomadaire. Une autre manière d’appréhender la littérature…

V

Vieux

L’une des premières choses qui me choqua, m’attrista, me révolta, petite fille arrivant en France, fut de voir des vieux et vieilles vivre seuls, abandonnés par leurs familles. Jamais, dans ma vie d’enfant au Liban, je n’avais entendu parler de quiconque avait un parent âgé vivant tout seul dans un appartement, ou, encore pire: en maison de retraite, dont le concept même effraya l’enfant que j’étais – et continue de m’attrister. Ma grand-mère vivait avec nous à Beyrouth, comme toutes les grand-mères au Liban alors, et je crois bien que cela convenait même aux mères, qui se voyaient ainsi délestées d’une bonne partie des obligations domestiques, car les grand-mères arabes usent de l’autorité que leur procure l’âge pour gérer l’intendance de la maisonnée.

Aujourd’hui, malgré toutes ces années passées en France, le spectacle d’un vieux ou d’une vieille de retour du marché, la démarche lente et courbée sous le poids d’un cabas peu chargé pourtant, m’émeut au plus profond: « chez nous, ne puis-je manquer de penser, quelqu’un ferait ses courses, l’aiderait, serait là ». Et je ne sais si ce qui compte le plus est le confort matériel qu’offre l’Occident, ou la solitude terrible dans laquelle sont laissés ceux qui quittent la vie « active », qui ne produisent plus rien, qui sont sortis du circuit économique qui régente tout ici, loi du marché implacable jusque dans les vies privées.

Mon émotion d’enfant venait sans doute de visites rendues à un vieil homme qui habitait, seul, un petit pavillon dans la même rue que la nôtre, vieil homme sans famille et sans amis, et dont s’occupait seule une amie de ma mère, Mme Suquet. L’idée qu’une personne puisse vivre sans famille me semblait alors totalement impossible, la pire des choses qui puisse arriver à quelqu’un, la pire des situations pour un être humain, et je plaignais amèrement, dans mon cœur d’enfant, le vieil homme solitaire. Heureusement, me disais-je, que ce vieux a Mme Suquet, dont je ne savais si elle lui était liée par une ancienne allégeance familiale ou amicale héritée de sa propre famille, ou si l’implication dans la vie de ce vieil homme isolé était le fruit d’un engagement dans des mouvements catholiques dont ma mère faisait aussi partie.

Nous allions parfois lui rendre visite, accompagnant Mme Suquet, qui lui apportait des plats qu’elle avait cuisinés, des fraises en saison, des champignons à l’automne, qui lui faisait son marché, et qui lui apportait aussi des nouvelles du dehors, et restait lui faire la conversation. Je n’ai jamais su le nom de cet homme, et l’homme était peu bavard. Je me souviens de pièces petites et sombres, comme il en va souvent dans les maisons anciennes d’autrefois, et d’un harmonium, dont le vieux monsieur nous jouait quelques morceaux de temps en temps. Un jour, il avait entrepris de nous montrer, à nous Libanais, comment réaliser la soupe à l’oignon, il en avait faite une, dans sa cuisine, là devant nos yeux, pelant les oignons avec un gros couteau, faisant dorer le tout, et aujourd’hui quand je cuisine une soupe à l’oignon je pense à ce vieil homme qui la faisait cuire pour lui seul.

Mais, devenue adulte, je remarque désormais aussi les couples aux cheveux blancs, qui marchent dans la rue main dans la main gaillardement et amoureusement; les femmes de soixante-dix ans, pomponnées, parfumées, blondeurs teintes, se régalant seules d’une belle sole grillée dans les restaurants de ville ou de bord de mer; les groupes de retraités qui, curieux et volubiles comme des enfants, écument les expositions et les musées; mes anciens professeurs, âgés de soixante dix ans et plus, qui continuent de publier, de conférencer, et de voyager de par le monde; Yvette, une amie de ma mère, qui, devenue veuve, et remariée à 60 ans avec un homme du même âge, grands-parents tous deux mais pas des mêmes enfants, a démarré à deux une nouvelle vie, s’inscrivant à une université, se mettant au vélo de randonnée, et entreprenant de découvrir le vaste monde, le Mexique le Pérou la Thaïlande l’Irlande et j’en passe visités en quelques années.

La France, c’est finir ses jours seuls, à 80 ans.
C’est aussi continuer, ou commencer, à s’aimer, à 60 ans et plus, rester actif et vaillant plus longtemps.

Dans le monde arabe, me dis-je aujourd’hui, jamais un couple aux cheveux blancs ne se promènerait ainsi enlacés dans la rue, affichant par là une vie sexuelle encore active présumée, jamais une veuve de 60 ans en blonde ne se teindrait, irait seule au restaurant se régaler, ou avec un nouveau mari une deuxième vie démarrerait. Dans nos pays arabes, nos tantes et grand’mères, passé 50 ou 60 ans, surtout dans les milieux populaires, affichent souvent des allures de vieilles femmes déjà, séduction et féminité niées oubliées reléguées, la sexualité on n’en parle même pas ce serait même obscène, ma grand-mère d’être enceinte de son petit dernier à quarante ans passés faisait presque jaser, femmes âgées ridées pas maquillées pas coiffées autoritaires même souvent, leur âge leur donnant le privilège enfin de côtoyer les hommes, de fumer devant eux, et même le masculin narghilé, conséquence de leur exclusion désormais du cercle des femmes possibles à convoiter, bien triste revanche me semble-t-il de longues années de vie passées à leurs côtés – à leurs côtés, mais pas avec eux, car si l’on ne vit pas en couple avec son époux pendant des dizaines d’années, on ne vieillit pas davantage avec lui dans ses grandes années.

Mais sans doute est-ce là le privilège des pays riches, espérances de vie plus élevés, corps moins fatigués, et l’occidentalisation induit peu à peu, même au Sud de la Méditerranée, des parents que l’on n’a plus de temps de voir aussi souvent, des appartements en ville trop petits pour toute une maisonnée, des enfants qui partent parfois vivre dans un autre pays et vous laissent comme abandonnés. Mais il reste toujours un cousin, un neveu, un voisin, pour s’occuper de vous. « Je ne prends jamais un taxi: il y a toujours un neveu ou quelqu’un pour m’accompagner », dit fièrement ma tante Najwa qui habite au Liban, veuve et restée sans enfants, et qui entre Beyrouth et Zahlé, voisine de 50 kilomètres, toute l’année emmenée par les siens, navigue. Et c’est vrai que dans la maison où elle habite avec sa vieille mère et sa sœur, trois femmes seules qui pourraient ici se trouver isolées, les visites ne cessent pas gens qui viennent qui repartent qui déjeunent qui prennent un café qui téléphonent qui klaxonnent en bas de la maison, membres d’une famille étendue voisins amis connaissances qui ne peuvent pas les oublier. Et j’aime l’Espagne parce que, comme chez nous, on emmène les grands-parents au restaurant le dimanche, on mêle les générations quand on sort l’après-midi au café, et de voir toutes ces personnes âgées non pas tant dehors mais surtout: pas seulement entre elles comment socialisent souvent les personnes âgées en public en France, et mélangées aux autres générations, assises aux terrasses des mêmes restaurants et des mêmes cafés, me réjouit, me donne une autre idée de l’Europe que celle que l’on peut en avoir en vivant en France, en région parisienne.

L’été 2003 la France a connu une canicule qui a causé des milliers de décès parmi les personnes âgées, et l’opinion publique a découvert ce que j’avais découvert à 10 ans: que les vieux en France sont mal aimés. Isolés. Abandonnés parfois. Dans le métro cette année des visages géants d’hommes et femmes ridés s’affichent et nous interpellent, voulez-vous devenir bénévole cet été. Certes je sais que l’isolement des vieux en France n’est pas inscrit dans la culture mais dans la modernité, car en France aussi autrefois dans les villages avec ses vieux parents on vivait, on les gardait avec soi on ne les envoyait pas loin, on vivait à plusieurs générations dans la même ferme comme dans toutes les sociétés du monde depuis la nuit des temps.

Mais je m’interroge encore sur les priorités de vie, les allocations de temps, qu’offre la vie ici, le modèle de vie induit par ce qu’on voudra appeler la modernité ou l’Occident. Et je me demande parfois comment je vivrai, si Dieu me prête vie, à 80 ans: heureuse comme ma grand-mère jusqu’à son dernier jour, entourée des siens, recevant des visites, ou bien épluchant, seule ou avec mon vieux mari, une soupe à l’oignon, dans une cuisine calme, nos enfants partis loin? Active à 80 ans et entourée mais pas seulement des siens, comme Françoise Giroud, journaliste et écrivain jusqu’à son dernier souffle, ou bien entourée de parents mais vivant comme une vieille femme arabe, oubliant le vélo le bermuda le rouge à lèvres, et les baisers langoureux à son amoureux du même âge? Ou bien encore: active, et entourée des miens – le meilleur d’ici, et le meilleur de là!

Lire l’interview de Nadia Khouri-Dagher

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