Vincent Geisser : « La Tunisie vit une dépression après la révolution »


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Plus d’un an après la chute de Ben Ali, la Tunisie est loin d’être apaisée. Les manifestations contre le gouvernement se sont multipliées ces derniers jours. Lundi à l’occasion de la journée de la femme, des milliers de femmes sont descendues dans la rue, accusant les islamistes au pouvoir de menacer leurs droits. La grogne s’amplifie également à Sidi Bouzid, d’où le soulèvement de janvier 2011 est parti. Les habitants dénoncent leurs conditions de vie toujours précaires après la révolution. Vincent Geisser, chercheur à l’Institut français du Proche-Orient de Beyrouth, décrypte la situation.

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Afrik.com : Les contestations qui se multiplient en Tunisie révèlent-elles un retour en arrière du pays ?

Vincent Geisser :
Non au contraire. Cela montre que la Tunisie est passée à une nouvelle étape de son histoire. Nous sommes actuellement bien loin de l’ère Ben Ali, où il n’y avait pas de liberté de parole. Ces conflits sociaux révèlent au grand jour tous les problèmes qui avaient été cachés sous l’ancien régime. Cette libéralisation de la parole publique est révélatrice de la situation particulière et difficile de toute période de transition. Les contestataires s’expriment parfois de manière violente mais il ne faut pas dramatiser la situation. Depuis le changement de régime, il n’y a pas eu de conflit armé, ni de guerre civile ou de répression sanguinaire par les forces de l’ordre. La Tunisie est en transition démocratique. C’est ce qui donne cette impression de désordre.

Afrik.com : Ennahda a prévu de modifier le statut de la femme, affirmant qu’elle est « complémentaire » à l’homme dans le foyer. Le parti qui assurait être modéré au début des élections vient-il de montrer son vrai visage ?

Vincent Geisser :
Cette conception des inégalités homme/femme n’est pas seulement une conception des islamistes. Elle traverse l’ensemble de la société tunisienne. Dans les années 50, le pays a connu le féminisme d’Etat. La Tunisie est en effet le premier pays arabe à avoir instauré le code de la famille et aboli la polygamie. Durant cette période, toute une série de mesures avaient été entreprises concernant les femmes. Mais en réalité, les acquis des femmes ont toujours été ambigus. C’est le chef d’Etat qui imposait selon son bon vouloir quelles libertés accorder à ces dernières. Cette réalité du pays ne date pas d’aujourd’hui. Même sous Ben Ali, les jugements prononcés à l’encontre des femmes étaient souvent en leur défaveur. Ce sont les ambivalences de la société tunisienne qui reste avant tout patriarcale. Les islamistes jouent sur cette fibre identitaire. Ils savent qu’une partie de la population appréciera leurs propositions.

Afrik.com : Le terme « complémentaire » est tout de même très ambigu?

Vincent Geisser :
Le choix du mot « complémentaire » est une stratégie politique pour tester la population, afin de voir comment elle va réagir. L’objectif pour Ennahda est d’évaluer ce qu’elle est en mesure d’accepter ou non. En même temps, en proposant de telles mesures, les islamistes flattent les plus conservateurs. Il n’est pas impossible d’ailleurs qu’ils renoncent à ce projet. Ce sera l’occasion pour eux de montrer aux laïcs qu’ils sont aussi capables de négocier et qu’ils peuvent faire marche arrière en cas de désaccords. Ils jouent ainsi sur plusieurs tableaux pour satisfaire le maximum de monde. En surfant sur la fibre identitaire tunisienne avec l’annonce de telles mesures, ils tentent également de faire oublier à la population les problèmes économiques et sociaux du pays, dont ils ne trouvent pas la solution. D’autre part, Ennahda a aussi des partenaires dans le gouvernement. Ces derniers ont mis en garde le parti qu’il y a une ligne rouge à ne pas dépasser, concernant notamment les droits des femmes. Cette ligne rouge, Ennahda est conscient qu’il ne devra pas la dépasser au risque de créer des tensions au sein de la majorité.

Afrik.com : Les islamistes peuvent-ils faire marche arrière si la contestation à leur encontre s’amplifie ?

Vincent Geisser :
Bien sûr, il n’est pas impossible que les islamistes reculent. L’expérience a montré que la rue a toujours eu le dernier mot en Tunisie, prouvant que les mouvements sociaux ont un effet direct sur le gouvernement. Les islamistes veulent flatter l’égo de certaines couches de la population. Ils jouent aux « politiques politiciens ». C’est à dire qu’ils ne font rien au hasard. Ils font de la stratégie politique. Ils proposent en toute connaissance de cause des mesures qui, aux yeux de certains Tunisiens, restreignent les libertés individuelles. Ils surfent sur le sens populaire en développant certaines thématiques susceptibles de toucher l’opinion publique. Ennahda est un parti politique avant tout.

Afrik.com : Beaucoup de Tunisiens estiment que leurs conditions de vie ne se sont pas améliorées après la révolution, notamment à Sidi Bouzid, d’où la révolte est partie. Comment voient-ils leur l’avenir ?

Vincent Geisser :
Il y a un très grand pessimisme chez les Tunisiens, même s’ils sont heureux d’avoir chassé Ben Ali du pouvoir. Certains se demandent si la révolution a servi à quelque chose. L’inégalité régionale est l’une des grandes impasses des questions économiques du pays. Et la révolution a été motivée par cette situation de fracture économique entre les populations des différentes régions. Pour ceux qui sont originaires des régions qui avaient été abandonnées par le régime, rien n’a changé. La transition n’a pas produit l’effet escompté. La Tunisie est comme une mère qui a eu beaucoup de bonheur à la naissance de son enfant et qui vit sa phase de dépression après l’accouchement. Cette métaphore décrit bien ce que le pays vit actuellement. A sa naissance, le soulèvement a procuré une joie immense au peuple. Mais désormais la Tunisie vit une dépression après la révolution.

Afrik.com : Qu’est ce qui empêche aujourd’hui la Tunisie de retrouver sa sérénité ?

Vincent Geisser :
Ce qui manque à la Tunisie, ce n’est pas la culture démocratique mais la pratique démocratique. Culturellement, la démocratie était ancrée dans le pays même avant l’ère Ben Ali. Ce qui explique d’ailleurs que la Tunisie soit le premier pays arabe à avoir fait la révolution. Désormais, elle doit concrétiser cette culture démocratique. Il y a un manque de dialogue social et politique dans le pays. Et c’est valable aussi bien pour le pouvoir que chez les manifestants. Le gouvernement a des difficultés à écouter son peuple. Et les citoyens, eux, ont tendance à tout dramatiser. Tout devient blanc ou noir. Ils ont une façon de penser très tranchée et manichéenne. C’est comme s’ils rattrapaient des années de privation de liberté d’expression sous Ben Ali. Pourtant, on est dans une situation où tous les moyens démocratiques sont là, mais il n’y a pas de dialogue entre les différents partis. Du côté du gouvernement, il y a un manque total d’expérience du dialogue. Cela va dans tous les sens. On assiste à un dialogue de sourds qui domine la sphère publique. Il y a donc un sérieux manque de communication. Résultat, c’est une impasse dans la capacité à construire les lignes entre les Tunisiens.

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