R comme Romains


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Miniature persane et Bal à Bougival
Miniature persane (coll. N. Khouri-Dagher) et Bal à Bougival (Auguste Renoir)

« L’Apprentissage » : R comme Romains. Un livre délicieux sur Internet, sous forme d’abécédaire, pour dire en 100 mots comment la France adopte ses enfants de migrants. « Lettres persanes » d’aujourd’hui qui seraient écrites par une enfant de migrants, petit manifeste sur la double identité culturelle des Français d’origine étrangère, l’initiative de la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a séduit Afrik.com qui a décidé de vous offrir deux mots par semaine. A savourer, en attendant la parution du livre…

De A comme Accent à Z comme Zut, en passant par H comme Hammam ou N comme nostalgie, 100 mots pour un livre : L’apprentissage ou « comment la France adopte ses enfants de migrants ». Une oeuvre que la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a choisi de publier d’abord sur Internet. Un abécédaire savoureux qu’Afrik a décidé de distiller en ligne, pour un grand rendez-vous hebdomadaire. Une autre manière d’appréhender la littérature…

R comme Romains

Avant de nous opposer en Europe/Monde arabe, chrétiens/musulmans, Occident/Orient, ou pour certains, monde développé/sous-développé, modernité/tradition, ou encore, variante récente, laïques éclairés/fanatiques religieux, nous étions tous, au nord au sud à l’est et à l’ouest de la Méditerranée, des citoyens romains.

Nous souvenir de ce passé commun aiderait sans doute à mieux nous comprendre, à mieux nous entendre, aujourd’hui que nous vivons ensemble, nous – venus du Sud – vivant désormais avec vous au Nord, après plus d’un siècle où c’est vous qui vous étiez gentiment invités chez nous, du Maroc au Moyen-Orient, avec vos familles, vos domestiques, vos chiens, et toutes vos habitudes.

Car notre histoire commune vieille de deux mille ans a infiniment plus imprégné nos cultures, nos manières de vivre, nos manières de penser, que la chrétienté, qui a souvent réinterprété des rites préexistants* , ou que l’islam, venu longtemps après, et dont l’Occident pense qu’il a laissé une empreinte absolument typique dans tous les pays où il domine aujourd’hui – mais dans de nombreux autres, y compris la France, il était aussi passé, et resté de longues années.

Romains: se promenant à Tunis, Alger ou Rabat aujourd’hui, les burnous de laine blanche ou brune portés par les hommes sont les descendants directs des drapés antiques dont s’habillaient les ancêtres latins de ces nord-africains, de même que les tenues des femmes berbères, drapées et non cousues, sont les mêmes que celles des belles Romaines au Colisée jadis, et les fibules d’argent et les ceintures nouées des paysannes de l’Atlas ou de Kabylie ressemblent point pour point à celles de leurs italiques cousines** .

Romains: dans le visage de cet adolescent croisé à Sfax, ces boucles, cette peau blanche et ces yeux bleus, ce nez et cette bouche à la ligne pure – statue antique vivante. Dans le visage de cette femme croisée au marché à Tanger, chevelure noire bouclée, sourcils larges dessinant de grands yeux, peau dorée de soleil – fresque de Pompéi.

On oublie que la Grèce et la Rome antiques, dont l’Europe se réclame la fille, eurent longtemps la Méditerranée comme capitale et cœur battant, les deux rives intimement liées par plus que des actes administratifs, des monnaies communes, et un souverain unique: par des échanges de marchandises, donc des échanges humains – appelés migrations aujourd’hui. Car les échanges commerciaux qui sont antiques comme le monde ont depuis toujours induit des échanges d’hommes, et de femmes, et de familles entières***, , tout comme aujourd’hui: commerçants en huile ou en or qui s’installaient ici pendant que leur frère qui importait tout cela s’installait là, maçons ou tisserands qui quittaient leur ville natale pour aller vivre ailleurs dans une ville prospérant qui demandait des bras, pour finir yeux bleus chevelures blondes comme boucles brunes et regards de jais que l’on trouve aujourd’hui disséminés ici et là.

Après un demi-siècle d’exaltation monopolistique d’une identité « arabo-islamique » glorifiée par les Indépendances et censée définir les nombreux peuples vivant depuis toujours en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, et l’image de l’islam s’étant quelque peu dégradée dans l’opinion publique occidentale, et vu les impératifs de continuer à attirer touristes et investisseurs malgré tout, les pays arabes, notamment les pays du Maghreb, redécouvrent depuis quelques années leur patrimoine antique, pont neuf de plusieurs milliers d’années jeté à nouveau entre les deux rives.

Les écrivains n’avaient pas attendu ce revirement de propagande pour s’émouvoir des traces romaines sur cette terre, et Camus, dans son texte magnifique sur Tipasa, Noces, ressent une émotion en ce lieu qui n’est sans doute pas étrangère au sentiment qu’à Tipasa, site antique romain, plus qu’ailleurs en Algérie sans doute, il se sent, lui Français donc Méditerranéen donc Romain d’héritage, chez lui – exactement comme un Algérien venu de Tipasa pourrait se sentir chez lui à Orange ou Pompéi**** .

Plus récemment, le grand écrivain algérien Mohamed Dib a écrit des pages remarquables sur son émotion à parcourir les sites antiques de son pays, aujourd’hui désertés des âmes humaines qui y ont habité, mais qu’il ressent comme toujours terriblement vivants:

« Les Romains (…) ont laissé des villes derrière eux après quelque dix siècles (?) de souveraineté exercée sur cette partie de l’Ifriqiya devenue l’Algérie (…). Depuis plus d’un millénaire, tout est toujours là: palais, arènes, temples, forums, thermes, édicules, cette pompe comme surprise sur place (…).

Rome respire là sous mes yeux (…). Lors de son édification, jamais encore la civilisation n’avait déferlé aussi loin, gouverné aussi loin, spéculé à de telles profondeurs, ne s’était haussée à de tels sommets. Jamais. Nous étions la civilisation. Et j’y rôde à présent, portant mes pas de-ci de-là. Ruinée, elle sera? Comme j’y porte ainsi mes pas, je ne le puis concevoir. Vivante, elle est, et le sera encore longtemps. Je ne vais donc pas pleurer sur elle avant que ce ne soit l’instant, si cet instant a jamais lieu, mais je ne crois pas. J’ai confiance. J’ai pleine confiance en elle. Remontant ses avenues, je ne fais que remonter en moi vers moi-même. Pas un Américain par contre, serait-ce l’homme le plus puissant, le plus fortuné du monde, un Ford, un Bill Gates, ne pourrait s’offrir sur son propre terreau ce luxe que je m’offre sur le mien et, cela: ça fait la différence entre nous, une sacrée différence!

J’y vais d’un pas ni lent ni hâtif: serein, dans la paix du cœur. La ville a le temps et moi j’ai tout mon temps. Elle ne se sauvera point pour autant que j’y déambule. Elle ne s’éclipsera pas même quand je l’aurai quittée. Elle sera là, fidèle. Autre chose que je sais: elle vibrera éternellement du sourire qu’arborent ses péristyles, ses frontons, ses portiques, ses statues veillant aux carrefours; ce de pas, au-devant de Vénus anadyomène, puis je passe, je poursuis ma route, sachant quoi penser, quoi entreprendre. Mettant mes pas dans les pas de mes ancêtres lointains jusqu’où loin on ne saurait aller en avançant dans la connaissance, la convergence de son humanité à soi » *****.

Et je lis dans cette déclaration de filiation, c’est-à-dire d’amour, d’un Algérien, d’un Arabe, d’un musulman à Rome, le signe qu’enfin, les esprits d’ici et de là-bas recommencent à converger, loin des haines coloniales et des rancoeurs post-coloniales, après presque 150 ans de domination des uns par les autres, après cinq siècles – la chute de l’Andalousie coïncidant, nul hasard, avec les conquêtes de Christophe Colomb – d’un terrible malentendu où les peuples d’Occident se sont cru plus forts plus intelligents plus « civilisés » que les autres, annexant pillant acculturant des peuples entiers au nom de cette « civilisation » qu’ils croyaient apporter, sans savoir que la civilisation était née là aussi, là d’abord, dans ces pays arabes qu’ils appelaient barbares, née bien avant que le mot Occident n’existe, et qu’elle avait fleuri sur ces rivages en même temps pour tout le monde.

Et la même histoire se répète aujourd’hui. L’Amérique, forte en ce XXI° siècle de la suprématie technologique et militaire des conquérants européens de jadis, mais puissance coloniale infiniment plus arrogante et destructrice qu’aucune autre jadis, au nom d’une « civilisation » qu’elle est censée apporter, et que l’on nomme aujourd’hui modernité, a choisi de raser la Mésopotamie, berceau premier de la civilisation, premier berceau de l’humanité. La Mésopotamie, mère de la Grèce, mère de Rome, notre héritage commun, à vous et moi, la Mésopotomaie qui a inventé plus que le burnous que peut-être vous ne portez pas: l’écriture, sans laquelle l’esprit humain n’aurait pu léguer aux générations futures le fruit de ses découvertes et de ses avancées, sans laquelle vous ne seriez pas là à me lire, ni moi à vous écrire et à vous dire tout ça.

Mare nostrum, Notre mer, disaient les Romains jadis, pour nommer notre Méditerranée commune. Appartenance commune. Filiation commune.

* Voir le chapitre « Un seul dieu », de Roger Arnaldez, dans Fernand Braudel et Georges Duby (dir), La Méditerranée – Les hommes et l’héritage, Flammarion, 1986.
** De nombreux ouvrages existent sur l’histoire du vêtement en Afrique du Nord. Voir par exemple l’ouvrage richement illustré de Rachida Alaoui, Costumes et parures du Maroc, ACR, 2003, et Leyla Belkaïd, Algéroises. Histoire d’un costume méditerranéen, Edisud, 1998.
*** Voir à ce sujet la terrible « modernité » des échanges économiques dans la Méditerranée antique, telle que racontée par Fernand Braudel: on croirait lire les actualités sur la « mondialisation »: Les mémoires de la Méditerranée, Editions de Fallois, 1998.
**** Albert Camus, Noces, suivi de L’été, Gallimard, 1959.
***** Modamed Dib, Simorgh, Albin Michel, 2003.

Lire l’interview de Nadia Khouri-Dagher

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