P comme Pauvres


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« L’Apprentissage » : P comme Pauvres. Un livre délicieux sur Internet, sous forme d’abécédaire, pour dire en 100 mots comment la France adopte ses enfants de migrants. « Lettres persanes » d’aujourd’hui qui seraient écrites par une enfant de migrants, petit manifeste sur la double identité culturelle des Français d’origine étrangère, l’initiative de la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a séduit Afrik.com qui a décidé de vous offrir deux mots par semaine. A savourer, en attendant la parution du livre…

De A comme Accent à Z comme Zut, en passant par H comme Hammam ou N comme nostalgie, 100 mots pour un livre : L’apprentissage ou « comment la France adopte ses enfants de migrants ». Une oeuvre que la journaliste/auteur Nadia Khouri-Dagher a choisi de publier d’abord sur Internet. Un abécédaire savoureux qu’Afrik a décidé de distiller en ligne, pour un grand rendez-vous hebdomadaire. Une autre manière d’appréhender la littérature…

P

PAUVRES

Les pays du Sud dont nous venons, nous émigrants et enfants d’émigrants en France, sont souvent appelés pays pauvres, avec raison car c’est la vérité pour la plupart des gens qui vivent dans nos pays, et qui sont pauvres en effet. Pays sous-développés, pays arriérés osent même dire certains. Pourtant, quand je prends le métro, souvent, je me demande qui sont les plus pauvres, qui sont les plus sous-développés, qui sont les plus civilisés, d’ici ou de là-bas.

Qu’est-ce que la civilisation, qu’est-ce que le progrès, qu’est-ce que le bien-être, qu’est-ce que le bonheur, finalement, censé être le but ultime des deux premiers? Dans le métro, je suis prise de nausée en respirant les odeurs d’urine qui sont devenues chose courante depuis plusieurs années. Sur certaines lignes, à certains arrêts – oh non pas Michel-Ange Auteuil et pas La Motte-Picquet – je vois, à l’œil nu, la misère humaine telle qu’en aucun pays arabe, en dix années de séjour, je ne l’ai jamais vue. SDF désespérés totalement, murés dans un mutisme choisi ou drogués des vapeurs de l’alcool. Africains, Maghrébins, qui parfois tombent aussi dans cette déchéance-là, alors que là-bas, chez eux, je sais que personne ne les aurait laissés tomber aussi bas. Femmes, Françaises, SDF également, poivrottes, ou sobres au contraire mais oubliées pareillement, sorties de la vraie vie, trimballant leurs gros sacs avec tous leurs vêtements leurs objets leurs souvenirs peut-être, des jeunes gens aussi, un jour devant mon Monoprix c’était un garçon de 18 ans qui faisait la manche, il avait été mis à la porte de chez lui, un jeune homme habillé propre il venait d’interrompre sa Terminale, scolarisé en somme, bourgeois mais dans la rue pourtant, toute cette misère humaine produite par l’Occident par le modèle économique capitaliste dont les experts avouent aujourd’hui qu’il produit autant de pauvreté qu’il produit de richesses, et bien non malgré plus de 10 ans que je suis revenue vivre en France je ne la supporte toujours pas je ne la trouve toujours pas normale acceptable humaine sans même dire charitable.

Dans les quartiers pauvres du Caire où j’ai travaillé longtemps, à Mansheyet Nasser, l’un des quartiers les plus déshérités de cette mégalopole du tiers-monde, dans ce bidonville de 80 000 habitants – une vraie petite ville – pendant toutes mes années là-bas je n’ai pas vu cette misère-là. De la pauvreté oui, des familles démunies, qui n’avaient pas de quoi acheter à manger, des enfants maigres parfois, des femmes malades faute de soins. Mais des êtres humains abandonnés de tous, traînant sur des bancs, sur des trottoirs, dans les rues, comme des ordures jetées là, auxquelles personne ne fait plus attention, cela non on ne le voit pas. Bien sûr dans nos pays pauvres arabes nous avons des mendiants, des gamins qui viennent quémander trois sous sur la place Jemaâ el Fna de Marrakech, des cireurs de chaussures qui suscitent la pitié dans l’œil du touriste peu habitué. Bien sûr nous avons des enfants qui travaillent à 10 ans, des menuisiers charpentiers tailleurs cordonniers pas plus hauts que trois pommes comme l’Occident aussi les a connus du temps de Charles Dickens, bien sûr nous avons des misérables ne vivant que d’aumônes dans nos villes. Mais les solidarités sociales sont plus fortes qu’ici, l’entr’aide existe encore pour le grand nombre – SDF est un mot que la langue arabe ne connaît pas.

Dans mon adolescence en France il n’y avait pas autant de SDF quand nous prenions le métro en famille, il n’y avait pas autant d’agressions dans le train de banlieue que je prenais tous les jours, étudiante, pour aller à Paris, je garais mon vélo avec un petit antivol en boucle fermé d’une petite clé ou même sans antivol du tout devant la boulangerie, dans mon collège de banlieue il n’y avait pas d’enfants qui agressaient des profs, au lycée il y avait du hashish qui circulait mais pas d’ecstasy ou de pilules obligatoires dans les soirées dansantes pas de tags sur tous les murs des immeubles parisiens etc etc. Et non ce n’est pas un discours de vieux, ce n’est pas un discours de droite, ce n’est pas un discours fasciste réactionnaire anti-moderne que de dire ces choses-là. C’est un discours de quelqu’un qui a les yeux ouverts et qui voit et qui dit. Qui est parti ailleurs et qui a vu. Et qui refuse que, sur ces bases-là, l’on parle de développement et de sous-développement. De pays riches et de pays pauvres.

Pour moi l’Europe n’est pas plus riche que les pays d’où je viens, l’Egypte et le Liban, pas plus riche humainement que les pays du Sud. Elle n’est pas moins violente que l’Egypte où un attentat vient de causer la mort de 90 personnes, que le Liban où une voiture piégée vient encore d’exploser. Elle n’est pas plus développée, même si les autoroutes y sont de meilleure qualité, les trains plus ponctuels, les ménages plus équipés en frigos ou télés, et les comptes en banque de la plupart des gens, même s’ils se plaignent souvent, dix, cent, mille fois plus remplis que ceux des familles de pays qu’on dit pauvres.

Qu’est-ce que le développement? L’Europe est technologiquement plus avancée que les pays du Sud, comme l’on dirait d’une personne qu’elle est plus grande qu’une autre. Mais humainement plus avancée, personne ne peut l’affirmer. Dans leurs indicateurs de développement, les organismes des Nations Unies – UNICEF, PNUD,… – commencent à prendre en compte d’autres facteurs que la seule richesse – le PNB par habitant – sur lequel les mesures du « développement » se basaient jadis. Sont ainsi pris en compte des indices comme le nombre de suicides par habitant ou le nombre de crimes, preuve que le social commence à être pris en compte dans la mesure du degré d’avancement d’un pays vers la voie du progrès, appelé individuellement bonheur.

Dans le journal, je lis cette nouvelle: un nouveau mouvement politique est né en France, apôtres de la « décroissance ». Que la quête de la richesse ne mène pas au bonheur, c’est-à-dire au progrès, que la toute-puissance du matériel finit par détruire le social, déshumaniser la société, exclure, ce ne sont pas des intellectuels du Sud qui le disent aujourd’hui, mais des têtes pensantes du Nord. Qui découvrent l’immense étendue de la pauvreté, et son extension croissante, dans les pays que l’on qualifiait de riches jadis.

 Lire l’interview de Nadia Khouri-Dagher

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