Mohamed Razane : « Dit violent »


Lecture 11 min.
Ditviolent-2.jpg

Dit violent est le premier roman de Mohamed Razane, auteur français né au Maroc mais ayant grandi dans un des nombreux quartiers en difficulté de la région parisienne. Publié chez Gallimard, il met en scène dans ce roman au titre évocateur, Mehdi, un jeune champion de boxe thaïe rongé par la haine. Véritable bombe à retardement, le jeune homme de 18 ans ne va pas tarder à exploser et cela malgré l’amour de Marie. L’auteur, qui fait partie d’un mouvement d’écrivains dits « de banlieue » et éducateur spécialisé auprès des jeunes en difficulté, a bien voulu répondre aux questions d’Afrik.

Pour son premier roman, Mohamed Razane, originaire du Maroc, frappe très fort. Il annonce la couleur dès le départ, ne serait-ce qu’avec ce titre largement suggestif, Dit violent. Il est question de Mehdi, un jeune homme de 18 ans en proie à une montée de violence qu’il tente de canaliser en faisant de la boxe thaïe. Il vit ou plutôt survit, en banlieue parisienne dans le 9-3 avec sa mère, dont le mari a été assassiné par ce même fils qui ne supportait plus sa violence. Il ne fait rien de ses journées, sauf ressasser sa haine et fulminer contre une société qui exclut les plus faibles, des gens comme sa mère et lui. Devenu une véritable boule de violence prête à exploser car n’ayant plus rien à perdre, seul l’amour de Marie, plus âgée et professeur de sociologie, pourrait le sortir de ce cercle de violence dans lequel il s’est enfermé. L’auteur, en France depuis l’âge de 9 ans, a suivi une formation de comédien classique de théâtre et possédait sa propre troupe de théâtre. Il est devenu éducateur spécialisé auprès des jeunes en difficulté après s’être heurté au « plafond de verre » en tentant d’exercer son métier de comédien. Il a débuté sa carrière d’auteur romanesque en écrivant des nouvelles avant de passer au format roman.

Afrik : Comment pourriez vous définir votre roman ?

Mohamed Razane : C’est une invitation à rentrer dans des réalités qu’on ne donne pas à voir à la télévision. Là en l’occurrence, c’est entrer dans la peau d’un jeune qu’on qualifie facilement de « racaille » à « kärchériser », de « sauvageon », etc… L’idée, c’est de dépasser ces formules lapidaires qu’on nous crache à longueur de journée, notamment les politiques et qui n’ont aucun sens, pour comprendre dans une démarche intellectuelle et tenter d’aller plus loin, voir comment faire avancer les choses. En somme, l’idée de mon livre, c’est de dire que derrière la recrudescence de la violence juvénile, se cache une véritable souffrance.

Afrik : Pourquoi avoir choisi un titre aussi direct, était-ce pour annoncer la couleur ou attirer le lecteur avec un titre « accrocheur »?

Mohamed Razane : Dès que j’ai eu l’idée de l’histoire de mon roman, le titre est venu tout seul et je ne l’ai pas changé depuis et la maison d’édition ne m’a pas non plus demandé de le changer. J’avais à peine écrit 10 pages que ce titre m’est apparu et j’ai donc décidé de le garder. Sinon, il est aussi vrai que j’avais ce désir d’annoncer tout de suite la couleur, prévenir le lecteur sur le sujet profond de mon livre.

Afrik : C’est votre premier roman, cela n’a pas été trop difficile de vous faire publier ?

Mohamed Razane : En fait, cela a été assez magique. Lorsque j’ai fini mon roman et que le moment était venu de l’envoyer à un éditeur, je me suis mis à rêver qu’il était publié dans une maison prestigieuse tout en restant sceptique. Puis après mûres réflexions, je me suis dit que je n’avais pas à avoir de complexe et que cela ne coûtait rien d’essayer. C’est donc ainsi que j’ai pris l’initiative de l’envoyer à Gallimard. Deux jours après je recevais un coup de téléphone de l’éditeur qui voulait me rencontrer très vite avant que je ne le propose à un autre.

Afrik : Vous employez souvent dans le roman l’expression « je survis » et non « je vis ». Pourquoi ?

Mohamed Razane : Aujourd’hui, on est insidieusement passé à cela. Je peux le dire d’autant plus que je suis acteur social, je vis dans ces territoires et donc je vois cette souffrance aigue. On tient les gens à coup de perfusions d’aides sociales, etc… On les maintient dans l’idée qu’un jour ils vont s’incérer. Si bien que leur vie n’est faite que de cela. Ils sont dans l’insertion perpétuelle, ce n’est plus une étape à franchir par des formations, par tels ou tels dispositifs mais un état. Les gens passent ainsi 10 ans, 15 ans en parcours d’insertion. J’ai l’impression qu’on les pousse à ça. Je ne suis pas paranoïaque mais à un moment donné, on se demande si tout cela n’est pas calculé.

Afrik : Tout ceci nous ramène au personnage principal, Mehdi. Pensez-vous que c’est toute cette souffrance accumulée qui l’amène à être cette sorte de boule de violence prête à exploser ?

Mohamed Razane : Absolument. Mehdi c’est tous ces jeunes qu’on a vu brûler des voitures en 2005 qui, dans l’incapacité à se projeter dans l’avenir, se sentent acculés, prisonniers. Ils sentent à juste titre qu’il n’y a pas d’avenir pour eux. Et ils rapportent cela aux réalités sociales qu’ils vivent, à savoir la mauvaise qualité de l’éducation nationale et le manque de culture dans les quartiers en difficulté, les discriminations, la police à outrance… Enfin c’est vraiment une population qui est prise d’assaut que par des entrées et des personnes négatives. A un moment donné, ils en ont forcément marre et cela donne ce qu’on a vu en novembre 2005, le choc. Mais finalement, ils n’aspirent qu’à une chose, l’égalité sociale parce qu’ils sont au fond tous républicains, comme le sont les détenteurs de pouvoir qui eux construisent l’inégalité sociale. C’est pourquoi mon personnage, acculé, en arrive à cette extrémité.

Afrik : Est-ce le fait de côtoyer cette misère et cette souffrance dans le cadre de votre métier qui vous a poussé à écrire ce roman ?

Mohamed Razane : Effectivement je la côtoie au quotidien, je la vis dans mon quartier et à chaque fois, le mot qui me revient, c’est « gâchis ». A côté de cela, quand je vois que les hommes politiques qui sont détenteurs du pouvoir et qui sont les dépositaires de l’avenir de ce pays, de notre pays, en arrivent à utiliser des termes vides de sens tels que « kärchériser la racaille », « sauvageon », je suis révolté. Et à la fin, ces gens en ont marre de répéter « quel gâchis et quel décalage », qu’ils se disent, « ce n’est plus possible ». Et moi en tant qu’écrivain, je me sers de ce moyen d’expression pour investir l’espace de débat public afin qu’une petite porte s’ouvre et que notre discours puisse venir contrecarrer, se mettre en débat avec le discours ambiant. On refuse ce discours qui divise en parlant d’une France où il y a la guerre des communautés avec des Noirs ou des Arabes qui s’affrontent aux Juifs, etc. Mais non, on a grandi ensemble, de la maternelle à aujourd’hui, on s’aime et on fait la France d’aujourd’hui et de demain. Ce n’est pas de notre réalité dont ils parlent. Ils parlent des faits divers qui demeurent des faits divers.

Afrik : Ecrire ce roman était donc pour vous un moyen de révéler une réalité souvent ignorée ?

Mohamed Razane : Fondamentalement oui. Je me revendique écrivain réaliste. J’en n’ai marre de tous ces écrivains de la place de Paris qui sont toujours mis en valeur dans les médias, alors qu’ils racontent du vide, à savoir la vie des gens de la place qui s’ennuient parce qu’ils ont tout. Pour ma part, jamais je n’écrirais des choses qui ne s’inscrivent pas dans nos réalités contemporaines. J’aimerais être en quelque sorte porte-voix de ces réalités sociales et non représentant car selon moi, personne ne peut se dire représentant de qui que ce soit. C’est pourquoi mes écrits s’inscrivent dans cette réalité sous une forme romanesque qui la rend accessible à tous.

Afrik : D’où ce passage du livre : « il est temps que la banlieue soit racontée par ceux qui la vivent sans attendre que d’autres la fantasment » ?

Mohamed Razane : Il s’agit là d’une phrase clé du livre qui est une réalité aujourd’hui. Le fait d’écrire un livre qui marche nous donne accès au milieu prestigieux de la littérature, un petit accès empreint malgré tout d’un certain mépris à notre égard, qui veut dire : « on vous donne accès à ça mais dans une zone de tolérance ». Quand je vois les fondements de la pensée des hommes politiques avec qui j’ai pu débattre à certaines occasions, je me rends compte du décalage monumental qui existe entre ce monde et la France, c’est-à-dire le peuple, la plèbe. Et cette phrase renvoie à cela parce que tous ces gens quand ils décrivent ces quartiers en difficultés, ils se basent sur des études faites par des Enarques qui font eux-mêmes leurs travaux à partir d’études faites par d’autres à distance, des gens qui n’y vivent pas ou alors ils passent dans les quartiers interviewer des gens à gauche à droite, glaner des informations, partir et les apporter dans le 8e [arrondissement de Paris, ndlr]. Mais nous, on vit là depuis des années et on a aujourd’hui contrairement à nos parents avant, cet outil intellectuel et culturel qui nous permet de pouvoir investir cet espace d’expression. Il faut bien qu’ils l’intègrent : nous, les Noirs, les Arabes, les « issus de » etc, sommes aujourd’hui leurs égaux. Nous sommes Français tout autant qu’eux, nous aimons cette République tout autant qu’eux, et nous avons la verve tout autant qu’eux. A travers cette phrase, j’invite donc les gens à n’avoir aucun complexe. Ce n’est pas Monsieur Untel qui habite dans le 8e qui va me dire comment ça se passe en bas de mon immeuble. Il a beau s’appeler Finkielkraut et machin, ce sont des gens qui manipulent de l’abstraction.

Afrik : Dans ce sens peut-on dire que cette littérature dite « de banlieue » est une littérature militante ?

Mohamed Razane : Le terme militant, je l’endosse volontiers, je ne sais pas pour les autres mais ce qui est sûr c’est qu’avec les autres auteurs, avec qui je suis désormais amis, nous sommes tous d’accord pour dire que nous sommes des écrivains réalistes. Nous désirons quelque part que nos écrits aient une utilité au-delà du romanesque qui permet aux gens de voyager. Nous voulons que notre écriture soit une écriture utile, qui rend compte des souffrances injustes d’aujourd’hui. Si c’est cela être militant, oui nous le sommes.

Afrik : Pensez-vous que ce soit justement cela qui vous différencie des autres écrivains français, en plus de votre double culture ?

Mohamed Razane : La première différence que je vois avec ces auteurs de la place de Paris c’est, autant nous, nous sommes « issus de », autant eux, ils sont « héritiers de ». Ils ont envahi cet espace d’expression médiatique, publicitaire etc, qu’ils se sont accaparés. Ils se le passent de père en fils. Il y en a marre de cet héritage et du braquage de cet espace qui nous revient aussi de droit en tant que citoyens de ce pays qui ont quelque chose à dire. Il faut qu’on y ait également accès. La deuxième différence, c’est que, parce qu’effectivement nous sommes « issus de » ou comme j’aime dire « sortis d’eux », nous avons cet héritage, cette double culture de part nos parents d’une part et du fait d’avoir vécu, côtoyé plusieurs cultures dans nos vies de tous les jours et appris à appréhender l’Autre d’autre part, crée une richesse qu’ils n’ont pas. Le fait de rester enfermé dans leur milieu, d’être toujours entre eux, les empêche aujourd’hui d’être créatifs. Et je pense que si les jeunes des quartiers en difficultés avaient accès à cet espace autant qu’eux ils l’ont, cette réussite littéraire serait encore plus grande; surtout quand on voit le succès de ceux, très peu d’ailleurs, à qui on a donné la chance d’être édité. Les gens les encensent parce qu’ils ont besoin de cette littérature que je qualifie de « vraie » car elle est porteuse de sens, de vie, contrairement aux romans à l’eau de rose où on fait croire aux gens que c’est cela la vraie vie. L’autre grosse différence, c’est que nous, on a soif de, on est imbibé dans notre peau de notre histoire personnelle, de toute une richesse qui vient de partout et qui est source de créativité. C’est valable en littérature mais aussi ailleurs. Comme je dis toujours, les Godard de demain viendront de nos quartiers.

Afrik : Quel rapport avez-vous avec le pays d’origine de vos parents ?

Mohamed Razane : Mon cas est assez particulier parce que je suis né là-bas. Je suis venu en France à l’âge de 9 ans donc j’ai un lien matériel et concret avec le Maroc en l’occurrence. C’est probablement cela qui me rend les choses beaucoup plus simple par rapport à la deuxième, voire troisième génération d’enfants d’immigrés qui se sentent souvent « le cul entre deux chaises ». Personnellement j’ai deux pays que j’aime l’un autant que l’autre, que je critique l’un autant que l’autre pour lequel j’ai des ambitions l’un autant que l’autre et je n’ais pas de préférence entre les deux.

Afrik : Que pensez-vous de l’étiquette « écrivains de banlieue » ? N’avez-vous pas peur d’être catalogué comme écrivains ne pouvant écrire sur autre chose et d’y être enfermé ?

Mohamed Razane : Ce que je constate, c’est que cela a été et reste une porte d’entrée. Mais une fois que nous sommes entrés, il faut qu’on l’oublie parce que nous sommes avant tout des écrivains qui aspirent à l’universalisme. Qu’on inscrive nos personnages dans des réalités de souffrance qui nous touchent ne doit pas participer à nous marquer éternellement dans un espace territoriale précis parce qu’après tout si on pousse la logique, la personne qui écrit depuis la Place de Paris, on pourrait l’enfermer comme étant « écrivains de ». Pourquoi on ne le fait pas pour lui? Dès lors qu’on vient de territoires en difficulté ou comme on dit banlieue, là, par contre, on vous le marque. Ce que nous disons, c’est que cela nous a permis d’émerger, mais l’idée à long terme c’est d’oublier ça. Et c’est la critique qu’on fait aujourd’hui.

Afrik : Pensez-vous que ce mouvement « d’écrivains de banlieue » soit juste un effet de mode ou qu’il soit amené à durer ?

Mohamed Razane : Ceux qui pensent que c’est juste un effet de mode ont grandement tort et l’avenir va le leur prouver. Ce type de réflexion est imprégné de cet espèce de mépris, ils se disent : « c’est un phénomène de mode, on va rebondir dessus, on va se faire de l’argent avec et puis ce sera fini ». Ce n’est véritablement pas un phénomène de mode parce que demain cette créativité va s’imposer de plus en plus, c’est un nouveau souffle qui va déborder.

Mohamed Razane, Dit violent, Gallimard, 2006, 164p., 11,90€

Commander l’ouvrage en ligne

Newsletter Suivez Afrik.com sur Google News