Les rendez-vous manqués de l’Outremer français


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Les Antilles et la Guyane françaises bouillonnent. Une prise de conscience collective face à la désastreuse réalité économique et sociale. Ni pays, ni Etat, ni Nation, elles n’ont pas de PNB en tant que tel, ni de monnaie. Même en faisant appel aux catégories du droit international on aurait peine à les identifier : ni Etat fédéré, ni Colonie, ni Territoire occupé, ni Etat souverain. Mais que se passe-t-il donc dans l’Outremer français? Analyse.

Par Keita Stephenson

Deux tentatives d’explication des phénomènes en cours peuvent être avancées. La première est désormais assez communément admise et explicitée : il s’agit de la politique d’assimilation, ou plutôt de son échec. La seconde, qui nous semble déterminante pour fonder une approche stratégique et honnête, est l’évolution du monde et de la manière dont l’Etat s’y retrouve représenté.

Assimiler n’est pas une politique viable

L’idée que les territoires que l’on désigne sous le vocable d’Outremers ne bénéficient pas d’autonomie administrative est désormais contredite dans les faits : le principe de l’assimilation est en régression, pour être remplacée par un principe d’autonomie. Au cours de ces dernières années en effet, suite notamment aux évènements de Nouvelle-Calédonie, l’Etat français a dû accepter l’évidence : assimiler signifie rendre pareil.

Il y avait donc quelque chose avant l’assimilation, une culture, une identité, que l’on a voulu gommer et re-confectionner. Savoir s’il s’agissait là d’une entreprise néocoloniale, ou s’interroger sur les mobiles, n’est pas l’objet de notre débat. Le fait est qu’il y a eu politique d’assimilation. Or, on a constaté que cette politique causait des dégâts et des blocages plus qu’elle ne libérait des forces vives. On a compris que les entités dites d’Outremer, constituaient des ensembles ayant une certaine unité culturelle, historique, un référent géographique et territorial hors de l’Hexagone, qui induisait une idée de spécificité.

C’est-à-dire que ces entités constituaient des nations qui ne pouvaient plus être organisées uniquement selon les seuls critères culturels, administratifs, politiques, sociologiques, et économiques, hexagonaux. Il y avait là une reconnaissance encore tacite mais certaine et irréversible, de la spécificité de ces entités par rapport au reste de la France. Cependant, qui dit spécificité dit état de ce qui est spécifique, donc ce qui a la qualité propre à son espèce. C’est ce qui est propre à une entité et en l’occurrence, non à la France. Aussi, la question qui se pose est le champ recouvert par ces spécificités.

Le monde change et transforme les équilibres régionaux

La seconde raison: la prise de conscience de la spécificité s’inscrit dans les bouleversements mondiaux, européens et nationaux. Au fil des années, l’évolution des relations économiques et politiques internationales a abouti à un transfert du pouvoir effectif des Etats vers des acteurs de toute sorte et dans le cadre d’un maillage de flux où une Ville, une Région, une Fondation, une Firme peuvent être aussi riches qu’un Etat, ou tisser des relations directes (investissements, coopérations, projets pluriannuels, emploi, formation/éducation, recherche, etc.).

Les lois de l’Etat constituent désormais seulement un cadre général, dans un patchwork de contrats, agreements, pactes, ententes, accords, etc. entre des acteurs se situant dans tous les coins du globe et échappant plus ou moins à ce cadre, confusion favorisée par la décentralisation et les politiques fiscales qui ont donné plus de liberté aux opérateurs locaux.

Ainsi, les Antilles et la Guyane ont subi de plein fouet ce nouveau paradigme comme les Caraibes, l’Amérique du Sud et la France. Aujourd’hui, la compétence de l’Etat n’est plus une limite indépassable pour les différents acteurs de l’économie mondiale et du commerce international. De fait, nous pouvons expliciter deux chocs majeurs qui ont révélé cette nouvelle donne aux Outremers.

Le choc de l’intégration européenne

Le premier choc fut la création et l’entrée en vigueur du Marché Unique Européen. En effet, les transferts de souveraineté de l’Etat français à un niveau européen ont modifié les rapports de la France avec ses périphéries, et diminué politiquement, juridiquement et économiquement l’étendue de ses prérogatives sur elles. D’abord parce que ces périphéries sont devenues des périphéries européennes ayant un statut particulier en droit communautaire et dans le cadre des politiques communautaires. Ce statut particulier impliquait un régime particulier.

Ainsi, sont-elles devenues éligibles aux aides européennes dont elles ont bénéficié pour leur développement au cours de ces deux dernières décennies. En outre, des législations et des réglementations élaborées par les autorités étatiques et administratives françaises se sont vues remises en cause du fait de leur contradiction avec le droit communautaire. Ensuite, l’apparition d’un nouveau degré de juridiction ouvrait des possibilités nouvelles pour les entreprises et collectivités locales pour contester l’encadrement de leurs activités – bien qu’elles n’en aient fait qu’un usage parcimonieux. Enfin, et cela est moins agréable, l’échelon communautaire représentait un nouveau champ de difficultés à explorer et à gérer pour les décideurs politiques et les opérateurs socio-économiques locaux.

Le choc de la mondialisation

Le deuxième choc est plus récent. Alors que l’impact du premier n’a pas encore fait sentir toutes ses potentialités et toutes ses aspérités, les régions ultramarines doivent faire face à la mondialisation. Pour la Guyane, le deuxième choc se manifeste dans les relations avec ses voisins. L’émergence du Brésil en tant que puissance mondiale a changé les rapports franco-brésiliens et la représentation des Guyanais vis-à-vis de leur grand voisin. Le bouillonnement du continent sud-américain conduit à un mouvement d’intégration régionale à des échelons inégalés (désendettement massif, explosion des revenus pétroliers, création de la Banco del Sur). Dans cette nouvelle perspective, les partenaires de la Guyane souhaitent l’intégrer. Le cadre politique et diplomatique français est dorénavant considéré comme un verrou non seulement superfétatoire, mais nuisible à un développement efficace.

Le choc de la mondialisation est donc source de contradictions et de distorsions qui seront certainement bien plus désastreuses que celles de l’intégration européenne. Pour au moins deux raisons. Premièrement, la croissance et le dynamisme dans les Amériques vont isoler de plus en plus les territoires guyanais et antillais dont les modes de gestion et les modèles économiques révèleront une inadaptation structurelle fatale pour une allocation efficace des ressources (économiques, naturelles et humaines) et une compétitivité locale réelle. Deuxièmement, les inévitables flux migratoires, financiers et informationnels qui s’accroissent vont changer la démographie et les facteurs de production de la richesse dans un cadre légal français générateur d’inégalités et donc d’instabilité. Le risque de conflagration sera alors particulièrement élevé. Nous y sommes sans doute arrivés.

Les revendications des populations sur la vie chère, les distorsions de concurrence (oligopole Békés en Martinique), l’opacité sur la formation des prix du carburant (Yves Jego a lui-même créé une « mission Vérité » – chose étrange dans une économie de marché), la non-intégration aux marchés et circuits commerciaux régionaux (les produits importés de l’Hexagone sont systématiquement favorisés), etc., dénoncent des phénomènes aberrants, économiquement inefficaces et obsolètes, socialement injustes.

La fin d’un jeu de dupes

Ces régions découvrent qu’elles ont été dupes d’un système et de stratégies de développement qui ont échoué. Les décideurs politiques et économiques tentent dans un mouvement désordonné de « faire avec » ces nouveaux enjeux.

Lorsque les partenaires commerciaux sud-américains de la France regardent la Guyane, par exemple, ils voient un territoire que la France n’a pas su développer, ou ne veut pas développer. Personne ne comprend qu’au XXIème siècle, ce territoire d’à peine 250000 habitants, abritant le deuxième port spatial du monde et une réserve amazonienne porteuse d’extraordinaires opportunités, connaisse un taux de chômage de 21%, des disparités économiques et sociales dramatiques, une pauvreté endémique et une absence de pôle technologique ou de clusters. Alors que ce même territoire est partie intégrante de la 6ème puissance commerciale du monde!

Il est évident pour tout observateur et tout analyste qu’il s’agit là d’un problème de gestion. Et à ceux qui à Paris rétorquent que ce sont les décideurs et opérateurs locaux qui en sont responsables, il est loisible de répondre qu’on ne peut pas développer une économie ouverte dans une économie mondialisée sans avoir les moyens de négocier avec ses voisins immédiats une intégration économique. Il s’agit là d’un des fondamentaux de la science économique… Si ceux qui nous administrent l’Outremer depuis les administrations parisiennes l’ignorent ou en font fi, on comprend mieux l’état de la Guyane, de l’Outremer et… celui de la France.

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