Le ticket de Wade met le feu au Sénégal


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En voulant imposer son projet de loi instituant « le ticket de l’élection simultanée au suffrage universel du président et du vice-président de la République » et le très contesté « quart bloquant », disposition permettant d’être élu dès le premier tour avec seulement 25% des voix, Abdoulaye Wade a plongé son pays dans le chaos. Un projet de loi finalement abandonné en fin de journée. Reportage.

De notre correspondant

En titrant « Le jour de tous les dangers », le quotidien Rewmi ne s’est pas trompé. Des heurts d’une rare violence ont éclaté un peu partout dans le centre-ville de Dakar, mais également à Thiès, Saint-Louis, Louga, Ziguinchor ou Diourbel, ce jeudi alors que les députés examinaient le projet de loi instituant « le ticket présidentiel ». Soumis au Parlement en procédure d’urgence, ce projet de réforme de la Constitution suscite la colère des populations depuis son adoption en conseil des ministres la semaine dernière. Dans sa version initiale, le projet prévoyait « l’élection simultanée au suffrage universel du président et du vice-président de la République » et instaurait un « quart bloquant », permettant au ticket arrivé en tête au premier tour d’être élu directement avec un minimum de 25% des voix. Le projet envisageait également qu’en « cas de démission, d’empêchement définitif ou de décès en cours de mandat », le président de la République serait remplacé par le vice-président qui, en tant que nouveau chef de l’Etat, pourrait nommer et révoquer un nouveau vice-président. Beaucoup soupçonnent le président Wade, 85 ans et candidat à sa propre succession, de vouloir se faire réélire, avec un minimum de voix, pour ensuite céder le fauteuil à son fils, Karim Wade, qui l’accompagnait récemment à Deauville au G8 ou en Libye.

L’opposition et la société civile ont immédiatement réclamé le retrait du projet de loi mais, la majorité présidentielle est restée sourde aux critiques allant même jusqu’à affirmer que ce ticket constituait « une avancée démocratique ». Dans la journée d’hier, des jeunes ont manifesté leur raz-le-bol place de l’Indépendance à Dakar, à Pikine, une banlieue de la capitale, ou à Kaolack dans le centre du pays. Des manifestations sévèrement réprimées. Ce jeudi, c’est pratiquement tout le pays qui a plongé dans la violence. Un bilan reste pour l’instant difficile à établir. L’Agence France-Presse (AFP) décompte au moins six blessés aux abords ou à l’intérieur de l’Assemblée : un gendarme, un policier et quatre manifestants. L’Agence de presse sénégalaise (APS, officielle), rapporte de son côté dix blessés. Mais, ce bilan pourrait s’alourdir et plusieurs médias sénégalais évoquent un mort, tué par balles près du marché Sandaga.

L’Assemblée nationale en état de siège

Tôt dans la matinée, plusieurs milliers d’opposants à la réforme s’étaient donné rendez-vous devant les grilles de l’Assemblée nationale, où près de 90% des députés appartiennent à la mouvance présidentielle suite au boycott de l’opposition lors des dernières législatives. À leur arrivée, les rares députés issus des rangs de l’opposition ont été acclamés par la foule alors que les députés libéraux étaient conspués. Chargé de propagande du parti démocratique sénégalais (PDS, au pouvoir), Farba Senghor, proche parmi les proches de la famille Wade, a lui essuyé des jets de pierre alors qu’il effectuait un « tour d’honneur » de la place Soweto en provoquant la foule le poing brandi. Une attitude qu’il payera cher puisque, plus tard dans la journée, des jeunes survoltés incendieront une de ses maisons et les six véhicules garés devant…

Peu après l’ouverture de la séance plénière, le ministre de la Justice, Cheikh Tidiane Sy, espére sans doute éteindre l’incendie en annonçant le recul du président Wade sur le quart bloquant. Une prise de parole trop tardive, le feu couve déjà. « Je voudrais informer votre auguste Assemblée que le président de la République m’a demandé d’introduire un certain nombre d’amendements qui portent sur les conditions d’éligibilité des tickets lors de l’élection présidentielle, déclare ainsi le ministre aux députés alors que les tirs de gaz lacrymogènes et les canons à eau résonnent déjà à l’extérieur de l’hémicycle. Un amendement porte essentiellement sur le maintien de l’article 33 de notre Constitution. » Un article qui stipule que « nul n’est élu au premier tour s’il n’a obtenu la majorité absolue des suffrages exprimés » et que « si aucun candidat n’a obtenu la majorité requise, il est procédé à un second tour de scrutin ».

« Une initiative insensée et dangereuse »

À l’extérieur, les ténors de la principale coalition d’opposition et les leaders de la société civile, unis comme jamais, sont tous là à quelques rares exceptions dont Macky Sall. Moustapha Niasse, Bara Tall, Serigne Mansour Sy Djamil, Abdoulaye Bathily, Amath Dansokho, le parvis de l’Assemblée nationale n’a jamais, si ce n’est peut-être en 1962, était l’enjeu d’une telle lutte dans l’histoire du Sénégal… « Libérez le pays ! », scandent les manifestants à chaque fois qu’arrive un des principaux opposants. « Cette initiative est totalement insensée et dangereuse. C’est un recul de notre démocratie, estime Ousmane Tanor Dieng, le premier secrétaire du parti socialiste. Ce que nous réclamons aujourd’hui, ce n’est plus le retrait de la loi, c’est le retrait d’Abdoulaye Wade lui-même ! » « Au-delà de cette loi inique, le mot d’ordre est de faire dégager Wade », confirme sa camarade Aïssata Tall Sall, maire de Podor. « Honte aux députés qui vont voter cette loi ! », lance de son côté l’historienne Penda Mbow avant de poursuivre : « Aujourd’hui, nous saurons si la démocratie va vivre ou s’éteindra à jamais dans notre pays ». Même Youssou Ndour, très discret d’habitude en ce qui concerne la chose politique, s’est publiquement opposé à ce projet de loi dans un communiqué publié depuis l’étranger en dénonçant « une forfaiture » qui « hypothèque l’avenir du pays ».

Rapidement, les barrières de sécurité cèdent face à la pression de la foule et la manifestation, qui se déroulait jusque-là dans le calme, dégénère. Vers 10h, n’arrivant plus à contenir les manifestants, les forces de l’ordre tentent de les disperser à coups de grenades lacrymogènes. Surchauffée, une partie des manifestants répond par des jets de pierre. Pendant plus d’une heure, les affrontements entre jeunes et policiers anti-émeutes se poursuivent autour de l’Assemblée nationale avant de se propager dans le centre-ville et notamment vers la place de l’Indépendance et le marché Sandaga. Des édifices gouvernementaux sont saccagés dont le ministère de l’Industrie et des mines et celui des Droits humains. La Radio télévision sénégalaise (RTS) fait également les frais de la rage des manifestants. Barrages de fortune, poubelles incendiées, pneus brûlés, carcasses de voiture calcinées, bris de verre, le quartier du Plateau se souviendra longtemps de ce déchaînement de violence.

« Si Wade ne recule pas, il ne pourra plus gouverner ce pays, lâche Abdoulaye, observant incrédule les évènements depuis la porte de son bureau, situé à deux pas de l’Assemblée. Il a vraiment dépassé les limites. » « Je ne peux pas comprendre qu’il cherche à chaque fois à tripatouiller la constitution et à placer son fils, poursuit Léon, un collègue. Trop c’est trop, qu’il nous laisse en paix ! » Militant au PDS depuis 1999, le fonctionnaire avoue avoir « honte d’avoir défendu cet homme » et prédit que « si Wade ne recule pas et ne renonce pas à un 3e mandat, il y aura une révolution à la tunisienne dans ce pays ».

« Le pouvoir est dans la rue »

Croisé aux abords de l’Assemblée, Alioune Tine, président de la Rencontre africaine pour la défense des droits de l’homme (Raddho), à l’origine d’une campagne menée par la société civile et intitulée « Touche pas à ma constitution », observe le visage grave que « le pouvoir est dans la rue ». Pour lui, « Wade doit sortir de son silence et s’adresser à la nation ». Peu de temps après, la Raddho informe qu’Alioune Tine « a été blessé et admis aux urgences » à l’hôpital. D’après l’ONG, il se trouvait en compagnie de Cheikh Tidiane Gadio, ancien ministre des Affaires étrangères entré en dissidence, lorsqu’il a été attaqué par des présumés hommes de main d’un responsable du PDS.

Hier déjà dans un communiqué, les Etats-Unis s’étaient déclarés « préoccupés par le fait qu’une loi constitutionnelle, qui modifierait de façon aussi fondamentale le système utilisé pour élire le président du Sénégal depuis cinquante ans, ait été proposée sans faire l’objet d’un débat approfondi, significatif et ouvert » et confiaient craindre « un affaiblissement des institutions démocratiques ». La France, ancienne puissance coloniale, a elle attendu le début des violences ce jeudi pour se prononcer. « Sur la forme, on peut être surpris qu’une réforme aussi importante, présentée à moins d’un an d’une échéance électorale majeure, n’ait pas été précédée d’une large concertation avec l’ensemble des acteurs politiques du pays », a déclaré le porte-parole du ministère des Affaires étrangères, Bernard Valéro, sans vouloir faire de commentaire sur le fond de la réforme.

En fin d’après-midi, les députés signifient leur refus de voter le projet de loi et suspendent la séance plénière. Les oreilles rivées à leurs radios et à leurs téléphones portables, les manifestants savourent et commencent à quitter la place Soweto. Vers 18h, Cheikh Tidiane Sy met fin au suspens et annonce le retrait du projet. « Le président a reçu des messages de partout et singulièrement de nos chefs religieux et c’est fort de cela qu’il m’a demandé de retirer ce projet de loi », explique-t-il aux députés. « C’est la victoire du peuple », se félicite dans le hall de l’Assemblée Me El Hadj Diouf, opposé depuis le départ au projet. Certains de ces collègues libéraux applaudissent eux « la sagesse » du chef de l’Etat qui a su les écouter. Reste à savoir ce que l’intéressé compte maintenant faire.

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