Elections présidentielles au Sénégal : quelles leçons pour la RD Congo ?


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En l’espace de quatorze mois, trois pays africains auront focalisé l’attention du monde entier en rapport avec leurs élections présidentielles, à savoir la Côte d’Ivoire (28 novembre 2010 pour le 2ème tour), la RD Congo (le 28 novembre 2011) et le Sénégal (les 26 février et le 25 mars 2012). Ces élections ont suscité un vif intérêt, parce que se déroulant dans des pays où les enjeux politiques et économiques sont importants pour l’Afrique (et notamment pour leurs sous-régions respectives) et le monde. Mais aussi par ce que leurs populations ont fait savoir de plusieurs manières qu’elles tenaient à la démocratisation de leurs pays, aspiraient à de meilleures conditions de vie, cherchaient à renouveler la classe politique, et, dans le cas de la RD Congo, étaient préoccupées par la mal gouvernance, le pillage des ressources naturelles, la fragilisation de leur pays, les risques de sa partition.

Tout le monde sait maintenant comment ces élections s’y sont déroulées et clôturées. La Côte d’Ivoire s’est retrouvée au bord de l’éclatement à la suite de ces élections, et l’ancien Président Laurent Gbagbo, accusé d’avoir effectué un hold-up électoral et suscité les troubles post-électorales, croupit aujourd’hui en prison à la Cour Pénale Internationale (CPI) à la Haye. La RD Congo continue à chercheur la voie de sortie de sa crise post-électorale, les observateurs internationaux, mais aussi nationaux tels que l’Eglise catholique, ayant estimé que les résultats des élections manquaient de crédibilité, à cause des faits observés pendant leur déroulement (bourrage des urnes, achat des consciences, …), le Sénégal a, lui, obtenu un satisfecit de la part de la quasi-totalité des observateurs. Le peuple, les dirigeants et les institutions sénégalais ont été félicités pour avoir réussi l’organisation de ces élections dans un climat apaisé et sans grosse bavure. Et pourtant, des manifestations hebdomadaires pour protester contre la candidature du Président sortant Abdoulaye Wade, réprimées par la police jusqu’à occasionner morts d’hommes, ont fait craindre le pire. Plusieurs institutions internationales fonctionnant à Dakar (et Dieu sait qu’elles sont très nombreuses) ont même concocté des plans d’évacuation de leur personnel au cas où les choses viendraient à empirer. L’expérience de la Côte-d’Ivoire était encore fraîche dans les mémoires ! Qu’est-ce qui aura caractérisé l’élection présidentielle au Sénégal, et qui aura permis ce succès ? Je propose dans les lignes qui suivent ma lecture des faits.

Une victoire du peuple sénégalais !

A tout Seigneur tout honneur, c’est d’abord au peuple sénégalais que l’on doit le bon déroulement des élections présidentielles au Sénégal. Et dans son premier discours, le 4ème Président élu, Macky Sall, a reconnu que cette victoire est d’abord celle du peuple sénégalais. Pourquoi ? Parce que c’est ce peuple qui s’est mobilisé pour que les élections se déroulent normalement, et dans la légalité, et qui est allé voter même si certains ont préféré rester chez eux, notamment au premier tour, craignant les violences. C’est ce peuple qui a suivi les mots d’ordre du M23 et de « Y en a marre » pour faire respecter la Constitution (nous y reviendrons), pour refuser la candidature du Président sortant Abdoulaye Wade, d’abord à travers les marches dans les rues, puis dans les urnes. Le peuple sénégalais a voulu démontrer, à travers ces élections, sa fierté d’appartenir à cette nation, son souci de protéger les acquis de la démocratisation, son souci de prouver au monde la grandeur du Sénégal et son avance comparativement à d’autres pays africains. Il s’agissait donc d’abord d’une affaire nationale, et non celle de voter pour un frère ou une sœur qui est mandaté pour protéger les intérêts familiaux ou ethniques. Ce clivage ethnique est combattu, au profit de l’appartenance à une seule nation : le Sénégal. Cela se traduit dans la devise du pays : un peuple, un but, une foi. Il n’y a donc pas d’exclusion de qui que ce soit, tout le monde compte. Aussi, tout le monde a-t-il pu voter, résidant au pays où se trouvant dans n’importe quel coin de la planète.

Le respect de la constitution

Les élections du 26 février et 25 mars 2012 nous ont donné l’occasion de tester le caractère sacré de la Constitution sénégalaise, et le respect que les Sénégalais vouent à cette loi fondamentale. Quatre faits pour le démontrer. Le premier est le respect scrupuleux de la périodicité de l’organisation des élections : tous les cinq ans, comme le prévoit la Constitution, ou tous les sept ans selon les nouvelles dispositions constitutionnelles intervenues depuis l’arrivée du Président Abdoulaye Wade au pouvoir. Cette révision est d’ailleurs décriée, de sorte qu’une des promesses du Président élu Macky Sall est de ramener cette période à 5 ans, pour respecter la Constitution. Le deuxième fait est ce refus du peuple sénégalais tout entier, à l’exception bien sûr des détenteurs du pouvoir en place, d’instituer un seul tour aux élections présidentielles. Pour empêcher que la Cour Constitutionnelle ne puisse voter une loi qui va dans le sens de cette proposition du Président Abdoulaye Wade, tout le peuple est descendu dans la rue, le 23 juin 2011, pour protester. Et ce fut la naissance du Mouvement « M23 », sur le rôle duquel nous reviendrons. Le résultat, on le connaît : le Président de la République a été obligé de retirer son projet de loi modifiant la constitution, pour éviter que le pays ne sombre dans la violence.

Le troisième exemple est celui du nombre des mandats présidentiels. La modification de la Constitution intervenue en 2001 fixe le nombre de mandats présidentiels à 2 au maximum. Ainsi, la candidature du Président aux élections présidentielles de 2012 a été considérée comme anti-constitutionnelle, comme un mandat de trop, car il aurait alors fait 3 mandats successifs. Cette question a été au centre des débats du processus électoral qui vient de s’achever. Pour les tenants du pouvoir, il s’agissait d’un faux débat parce qu’il n’était pas concerné, lui étant arrivé en 2000, soit avant la modification de la Constitution. Le débat scientifique qui s’en est suivi a poussé le Président Abdoulaye Wade à faire venir des juristes américains et européens pour qu’ils démontrent, au cours d’un colloque, qu’il ne violait pas la Constitution en briguant un 3ème mandat. Il y a lieu d’admirer ici, la place et le rôle accordés au savoir scientifique dans la gouvernance de l’Etat sénégalais. Mais il y a aussi le mépris manifesté à l’endroit des constitutionnalistes sénégalais, qui a été fortement dénoncé par les universitaires de ce pays, et qui semble avoir rattrapé le Président sortant.

Un quatrième élément, certes pas d’ordre constitutionnel, mais moral, qui a été au centre des débats est la moralité. Lors de sa réélection en 2007, le Président Abdoulaye Wade avait dit publiquement qu’il ne briguerait pas un troisième mandat. Cette vidéo a été diffusée plusieurs fois pour appeler le président sortant au respect de la parole donnée, qui doit caractériser tout acteur politique, à plus fortes raisons quand il s’agit d’un Président de la République. Comme pour dire que le respect de la Constitution et la moralité vont de pair ; ce sont deux valeurs que doit incarner tout acteur politique.

Ce respect de la constitution a été à la base des turbulences pré-électorales qui ont failli compromettre la bonne tenue des élections. Il a donné lieu à un débat national, a mis à mal la crédibilité de certaines institutions, notamment la Cour Constitutionnelle qui a validé la candidature du Président sortant ; il a permis de dénoncer des problèmes de moralité, notamment ceux liés à l’achat des consciences des Magistrats qui auraient bénéficié d’avantages pour faire passer la candidature controversée. Il a permis à l’opposition de se radicaliser contre le Président sortant. Tout cela semble avoir rattrapé ces derniers lors du vote dans les urnes.

Une culture démocratique qui se forge depuis 1963

Le Sénégal vote depuis 1963, de sorte que les élections s’incrustent de plus en plus dans la culture sénégalaise. Les Sénégalais ont élu leur Président tous les cinq ans jusqu’à la modification de la Constitution en 1993, puis tous les sept ans depuis lors, soit en 1963, 1968, 1973, 1978 (Président Léopold Sedhar Senghor), puis en 1983, 1988, 1993 (Président Abdou Diouf), et enfin en 2000 et 2007 (Président Abdoulaye Wade). On note donc que les Sénégalais se sont rendus aux urnes pour la 10ème fois. On note aussi la régularité avec laquelle ces élections ont lieu au Sénégal. Ainsi donc, les enjeux pré-électoraux, au Sénégal, ne sont pas seulement l’affaire de la classe politique et des journalistes ; ils font l’objet d’âpres débats par toutes les couches de la population. Celle-ci suit les candidats, connaît leurs forces et leurs faiblesses respectives, connait l’histoire de son pays, notamment l’histoire politique depuis Senghor, est fière de son pays et de ses valeurs (un Peuple, un But, une Foi). Cette histoire-là, le plus commun des Sénégalais peut vous la raconter, avec passion, et patriotisme. Aussi, instaurée par le Président Abdou Diouf en 2000 lorsqu’il fut battu par le PDS, la culture démocratique sénégalaise veut que le Président sortant, lorsqu’il est battu, félicite son challenger. Tout le monde attendait cela hier, dès l’annonce des tendances lourdes, vers 21h. Et ce coup de fil du Président Wade à Macky Sall, a suffi pour empêcher toute organisation de troubles post-électorales. La démocratie a triomphé, et tout le monde s’est rangé !

Certes, la RD Congo vote elle aussi depuis 1959, pourrait-on dire, et a connu plusieurs expériences électorales : élections communales en 1963, en 1964, en 1977 ; élections législatives nationales en 1965 ; élections législatives provinciales en 1965 et en 1982 ; élections présidentielles en 1970, en 1977, en 1984, en 2006 et en 2011. On pourrait parler d’une riche expérience qui aurait pu baliser le chemin vers une réussite des élections de 2011. Mais il faut noter que les élections organisées entre 1965 et 2006 n’étaient que des simulacres : les candidats étaient désignés par le Parti (MPR), un seul candidat pour les élections présidentielles, bulletins rouges interdits aux électeurs, élections à main levée à l’arrivée de l’AFDL ; etc. Ce n’est donc qu’en 2006 que la majorité des Congolais ont pu exercer librement leur droit de vote. Pour beaucoup d’entre eux, ce fut un apprentissage, et les élections du 26 novembre 2011 ont été voulues par les uns et les autres comme une consolidation de cet apprentissage. Mais la modification de la Constitution pour instituer un seul tour, l’élimination de la diaspora dans l’électorat, et bien d’autres faits ont entretenu la suspicion et la méfiance sur ces élections bien avant qu’elles ne soient organisées. Ils leur ont fait perdre leur crédibilité à l’avance, de sorte que tout ce qui a suivi a été suspecté.

Des partis politiques républicains

Le Sénégal dispose de partis politiques qui jouent effectivement le rôle de formation idéologique et patriotique de leurs membres, et qui ont une longue histoire pour les plus implantés. Ces partis sont de véritables institutions de discussions de la vie politique, économique et sociale du Sénégal ; ils sont de véritables incubateurs et écoles de formation des hommes et des femmes politiques du Sénégal ; de sorte que ces derniers mènent le combat politique et arrivent, le cas échéant, au pouvoir avec une idée claire de l’Etat, de son organisation, de son fonctionnement, des vertus républicaines ; etc. De plus, les consignes de vote qui sont données par le Parti sont généralement comprises, et suivies par les militants, ou les sympathisants. Par ailleurs, les partis se vouent un respect mutuel, et n’hésitent pas à regarder dans la même direction, lorsque les intérêts de la république l’exigent. C’est ainsi que le Président Abdou Diouf avait, le soir des élections présidentielles de 2000, féliciter son challenger Abdoulaye Wade, qui vient de poser le même geste hier soir 25 mars 2012, aux simples vues des tendances lourdes des résultats de l’élection.

Si le Parti socialiste porte cette dénomination depuis 1976, c’est en fait depuis 1958 que, sous la houlette de Léopold Sedar Senghor, était créé son ancêtre, l’Union Progressiste Sénégalaise. Le Parti a une idéologie claire (le socialisme), et ses adhérents font partie de toutes les couches de la société. En conséquence, ce parti a gagné les élections organisées depuis l’indépendance du pays jusqu’en 2000, année de l’alternance qui a vu le Parti Démocratique Sénégalais de Abdoulaye Wade accéder au pouvoir.

Le PDS a été créé par Abdoulaye Wade en 1974, pour opposer au socialisme du PS le libéralisme économique. Ce parti comptait sur « 5 forces motrices : les femmes, la jeunesse, la diaspora, les acteurs politiques, les 3 P : paysans, pasteurs, pêcheurs ». Le parti a gagné les élections de 2000, qui ont permis l’alternance, et celles de 2007. Comme le PS, le PDS est lui-aussi un incubateur d’hommes et femmes politiques. Pour preuve, l’actuel Président Macky Sall, qui vient d’être élu, est en fait un transfuge du PDS, où il a milité depuis 1998, et qui l’a positionné il y a quelques années comme Premier ministre, puis Président de l’Assemblée Nationale. C’est lui qui a organisé, en 2007, la campagne présidentielle du candidat Wade, qui avait remporté les élections.

Une police et une armée républicaines

Au Sénégal, la police, et surtout l’armée, sont véritablement républicaines. Si la police a parfois causé quelques bavures dans les opérations du maintien de l’ordre imposées par les ministres de l’Intérieur appartenant au Parti au pouvoir, l’armée, elle, est presque toujours dans les casernes. Il est d’ailleurs rare de voir circuler un militaire dans la rue, sa place étant dans les casernes ou au front pour protéger l’intégrité territoriale, ou pour participer aux opérations de maintien de la paix à travers l’Afrique. J’en rencontre beaucoup qui ont été en RD Congo dans le cadre de la Monuc, certainement au moment où le commandement militaire de cette dernière était assuré par un Général de l’armée sénégalaise. La police, et surtout l’armée, ne sont donc pas instrumentalisées. Elles laissent la classe politique gérer la res publica, et se contentent de jouer leur rôle. Cela ne veut pas dire qu’elles ne sont pas politisées. La preuve, les policiers et les militaires votent, au Sénégal ; et ils votent une semaine avant la population, pour leur permettre d’être disponibles pour sécuriser les élections le jour du vote de la population. La conséquence est que tout le monde finit par obéir aux instructions qu’elles font respecter pour le bon déroulement du scrutin. Elles s’affichent donc comme une « institution » républicaine à laquelle tout le monde obéit, et qui est là au service de la nation, et non des individus quels qu’ils soient.

Une société civile vigilante et patriote

La force du Sénégal est sans doute d’être parvenu à créer une société civile forte et responsable, dans laquelle « militent » tous les citoyens, sans exception aucune, pour participer à la gestion de l’Etat. Cette société civile a ses leaders, qui proviennent de tous les horizons, comme on a pu le voir au cours du processus électoral avec le mouvement des rapeurs « Y en a marre », ou celui du « M23 », ou l’arrivée sur la scène politique de Youssou Ndour, idole de la musique sénégalaise de son état, ou celle de Diouma Djeun Diakhate, couturière adulée. Une société civile responsable, avons-nous dit, qui suit de très près la gouvernance de leur pays, et n’hésite à se donner les moyens nécessaires pour influencer le cours des évènements. Son rôle dans le cadre de ces élections présidentielles a été déterminant.

Il y a d’abord, et on ne le dit pas assez, la tenue des assises nationales. Celles-ci sont considérées par plusieurs observateurs comme étant la plate-forme qui a balisé le chemin aux résultats des élections de 2012. Elles ont permis la victoire de l’opposition aux élections locales de 2009, au cours desquelles le parti au pouvoir a perdu la gestion des principales villes du pays (Dakar, Saint-Louis, Kaolack), et Karim Wade, le fils du Président sortant, n’a pu être élu Maire de Dakar. Les assises nationales se sont tenues du 1er juin 2008 au 24 mai 2009. Elles ont réuni plus de 100 acteurs politiques, pour trouver à la crise que le pays traversait, sous la présidence du professeur Amadou-Makhtar-Mbow, ancien Directeur Général de l’Unesco à la retraite, âgé de 90 ans mais encore vif intellectuellement. Elles ont été une sorte de Conférence nationale, mais sans la participation du pouvoir en place. Elles ont renforcé l’idée d’une coalition pour gouverner le Sénégal, une coalition au-delà des idéologies. Les performances enregistrées par la coalition « Benoo Siggil Senegal » (pour un Sénégal fort !) – on peut noter que le Président Sarkozy vient lui aussi d’adopter comme slogan de campagne « La France forte » ! – qui est née de ses assises, démontrent cette longue préparation de la société civile pour gagner les élections de 2012.

Il y a eu ensuite le mouvement M23 qui a été créé, spontanément pourrait-on dire, pour protester contre la tentative du Président Wade d’instituer le « ticket présidentiel » pour changer le mode d’organisation des élections. Le M23 est composé des universitaires, des acteurs politiques, des étudiants, des musiciens, des commerçants, bref de toutes les couches de la société. Le M23 a maintenu sa vigilance pour le respect de la Constitution, notamment pour protester contre la candidature du Président Wade, jusqu’au moment des élections. Il a mobilisé la population tous les vendredis à la place de l’Indépendance, pour réitérer son refus. Le Président Wade n’a certes pas cédé, mais les organisateurs de ces rassemblements en guise de protestation ont lancé le message de refuser cette candidature par le vote, dans les urnes, pour maintenir la paix au Sénégal. Ils ont refusé de recourir à des actes de violence, se limitant à barricader les routes, à brûler les pneus, à huer les candidats à la présidence, y compris le Président sortant le jour de l’élection dans son bureau de vote. C’est bien ce qui semble s’être passé.

Le M23 n’a pas agi seul ; il s’est associé par la suite à cet autre mouvement citoyen « Y en a marre », composé essentiellement de jeunes rappeurs, c’est-à-dire de musiciens qui se servent de la musique pour revendiquer leurs droits et non pas seulement pour distraire voire endormir.

Enfin, relevons le rôle combien inestimable de la presse, une presse libre d’exercer son rôle pour autant que la légalité soit respectée. Une presse qui a mobilisé les foules, ou plutôt les lettrés sénégalais, autour des enjeux électoraux.

La société civile s’est donnée les moyens de son action. L’exemple du chanteur Youssou Ndour est là pour le démontrer. Car Youssou Ndour n’est pas qu’un chanteur, il est aussi propriétaire d’un des journaux les plus lus au Sénégal (L’OBS), d’une des radios les plus suivies au Sénégal (Rfm) et d’une des télévisions les plus suivies dans le pays de la Teranga (Tfm). En annonçant sa candidature, il savait qu’il était très populaire dans le pays, et à l’étranger, mais cette candidature a aussi bénéficié d’une forte médiatisation par ses propres organes de presse d’abord, et ceux de l’opposition ou des indépendants ensuite. En effet, des milliers et peut-être des millions de Sénégalais refusent de suivre les médias officiels, qui d’après eux les enferment dans une cécité idéologique et politique. Le fait d’avoir écarté cette candidature a fait pensé à des magouilles pour laisser la voie libre à d’autres candidats, notamment le Président sortant.

Un rôle-clé des chefs religieux

Au Sénégal, les chefs religieux jouent un rôle extrêmement important. Ils sont l’autorité morale et sont aussi puissants, sinon plus puissants que le Chef de l’Etat. La population étant musulmane à plus de 90 %, les Imams (marabouts) sont évidemment les plus en vue. Le lapsus lingua du candidat Macky Sall lors de la campagne pour le deuxième tour, à l’endroit des Imams, et que le camp présidentiel a exploité à fond a failli lui coûter cher et a nécessité de sa part un démenti. C’est que les Imams peuvent donner des consignes de vote, que tous les fidèles sont tenus de respecter, pour bénéficier des bénédictions de Dieu à travers l’Imam. Aussi, on a vu les différents candidats à la présidentielle, faire la cour à leurs Imams pour que ces derniers donnent les consignes de vote en leur faveur. Certains ont refusé de le faire publiquement, tandis que d’autres, surtout au 2e tour, auraient donné ces consignes discrètement. Des consignes de vote certes, mais aussi et surtout de consignes de paix, à l’endroit de la population et surtout des dirigeants, pour éviter au Sénégal un bain de sang. Sans aucun doute, on doit à ces consignes l’absence des violences électorales manifestes pendant ces élections.

Une administration qui fonctionne

Le bon déroulement des élections au Sénégal n’est pas seulement dû aux prouesses de la Cena (Commission Electorale Nationale Autonome), mais aussi au bon fonctionnement de l’administration publique. En effet, il y a un ministère des Elections, qui est chargé de mettre en place le cadre réglementaire et institutionnel nécessaire pour la bonne tenue des élections, de faire respecter la légalité dans le processus électoral, de mettre à la disposition de la Cena les moyens matériels et financiers nécessaires au moment qu’il faut, etc. La Cena n’est alors qu’un organe technique, et surtout pas politique, de l’organisation des élections ; d’où son « autonomie » par rapport aux structures politiques et même administratives.

Un recours a des moyens modernes de communication proportionné

L’utilisation des technologies de l’information et de la communication au cours de ces élections à été impressionnante, et a contribué, comme déjà en 2007, à éviter la tricherie et le tripatouillage des résultats. Ainsi, dès la fermeture des bureaux de vote à 18h, les télévisions se sont mis à retransmettre l’opération de dépouillement dans les différents bureaux. Les téléspectateurs ont donc pu suivre, par moments, une retransmission en direct du dépouillement là où il y avait les caméras. Ils ont pu suivre, en direct, les télécommunications téléphoniques des journalistes déployés dans les différents bureaux éloignés de Dakar, aux journalistes qui étaient sur les plateaux des télévisions. Les observateurs des partis politiques ont pu communiquer, par téléphone ou sms, les résultats des bureaux où ils étaient postés, aussitôt après le dépouillement. Tout cela a permis d’avoir les premières tendances lourdes dès 21h, soit trois heures après la fermeture des bureaux et le début du dépouillement ce qui explique que le Président sortant a pu téléphoner au nouveau Président élu à 21h30, convaincu de l’irréversibilité des tendances, pour le féliciter.

Conclusion

J’ai proposé ma lecture du bon déroulement et dénouement des élections présidentielles 2012 au Sénégal. Il s’agit d’une lecture d’un observateur citoyen de la RD Congo, mais résidant depuis quelques années au Sénégal pour des raisons professionnelles. Il ne s’agit pas d’une lecture d’un sociologue ou d’un politologue, ou d’un spécialiste de la société sénégalaise, mais celle d’un simple chercheur intéressé par le fonctionnement des sociétés africaines. Car comme on dit, même si on ne s’intéresse pas à la politique, celle-ci s’occupe, dans le bon ou le mauvais sens, de chaque individu. Il faut donc être sensible, et attentif, à la donne politique, ne serait-ce que pour revendiquer ses droits et assumer ses obligations civiques et citoyennes.

Il ne s’agit pas, à travers cette lecture, de considérer ce qui vient de se passer au Sénégal comme un modèle de démocratie irréprochable ; ni d’ignorer le fait que chaque pays a ses réalités politiques, culturelles, etc. Je considère plutôt que chaque peuple ayant le droit d’exercer son droit de vote, et d’avoir des dirigeants qui décident convenablement de sa vie, de son bien-être, il importe de s’inspirer des exemples qui marchent, des « success stories » comme on dit en anglais. Et le Sénégal est un de ces success story qui inspire. Trois leçons sont à en tirer, en conclusion.

Une première leçon est que tous les citoyens, quels qu’ils soient, doivent avoir un sens élevé de l’Etat. L’Etat est sacré, et il faut le protéger, le vénérer, le craindre. Et puisque l’Etat c’est nous tous, il ne fonctionne à merveilles que si chacun respecte la vie de l’autre, tout simplement. En acceptant d’assumer des fonctions politiques, on s’engage à se mettre au service de l’autre d’abord, à respecter sa dignité, son droit à la vie, à la prospérité, au bien-être. Ces principes, qui sont généralement inscrits dans la Constitution, deviennent alors le socle sur lequel on peut bâtir la démocratie, et gérer un Etat.

La deuxième leçon est qu’il importe de consolider les institutions étatiques à travers le temps. Les nombreuses remises en question, changements institutionnels, etc ; ne permettent pas d’asseoir une expérience qui puisse résister aux velléités individualistes de la classe politique. Car quoiqu’on dise, l’homme reste fondamentalement égoïste et individualiste, il a donc besoin de garde-fous pour vivre avec les autres dans une société qui se veut moderne, et qui refuse d’être une jungle. Il nous faut donc des institutions fortes, et non celles taillées sur mesure. Et il nous faut cette culture de nous soumettre, tous et sans exception aucune, aux institutions de la république.

Une troisième leçon concerne la culture politique. Abdoulaye Wade, le Président sortant, avait insulté la classe politique congolaise de manquer de culture politique. Cela fut considéré comme un scandale. Il nous faut une classe politique qui intériorise les valeurs politiques, celles de notre société, celles de la démocratie. Une classe politique qui a une haute considération vis-à-vis de l’Etat, et des autres, et qui sait pourquoi elle exerce le pouvoir. Si la course vers l’embourgeoisement doit être le motif de l’exercice du pouvoir, au point d’être au centre des déchirements et bien sûr de la débâcle du pays, il est alors évident qu’il s’agit d’un manque criant de culture politique.

Bernard LUTUTALA Mumpasi/Secrétaire Exécutif Adjoint

Conseil pour le Développement de la Recherche en Sciences Sociales en Afrique (CODESRIA)

Dakar, Sénégal ;

Recteur Honoraire de l’Université de Kinshasa

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