Bendir man : « Je n’ai pas de kalashnikov, j’ai juste une guitare »


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Bendir man
Bendir man

Après l’annulation de son concert à Tunis le 12 mai dernier par les autorités, Bendir man, « le héros de la lèche », ne s’est jamais aussi bien exporté. Deux concerts à Montréal, un autre à Paris… Ses fans, toujours plus nombreux, suivent de près son actualité. Anti-héro grassouillet et extravagant, moulé dans des collants violets, Bendir man se permet tout. Ses textes n’épargnent personne, ni le système qu’il juge en panne, ni l’entourage du grand vizir, ni la police. Et à Bendir land, pour l’instant, les cibles de son impertinence ne tentent pas encore de lui ôter ses super pouvoirs.

Tout va bien pour Bendir man, ce chanteur si représentatif d’une jeunesse tunisienne désinvolte qui s’exprime sans tabous et s’organise sur internet sans se fédérer. Personnage drôle et désopilant, il s’exprime comme il l’entend, mais avec une pointe de précaution, tout de même, comme s’il ne voulait pas s’ériger en meneur d’un mouvement dont on pourrait lui reprocher l’existence. Internet, son tremplin, catalyse les initiatives individuelles pour en faire des phénomènes de société qui dépassent leurs protagonistes. La notoriété grandissante du jeune homme, qui ne manque pas de talent, en est la preuve. A Tunis, les nouveaux people sont aujourd’hui ces jeunes qui se démarquent en prenant mieux position sur les maux de la société que leurs aînés. Ils ont compris que pour affronter un système, il faut en exploiter tous les possibles sans déroger aux règles imposées. Bendir man s’inscrit dans cette logique. Afrik.com l’a rencontré à Paris, le 28 juin dernier, lors d’un concert organisé à l’initiative de Byrsa, dans une salle débordante de spectateurs survoltés. Entretien.

Afrik.com : Qui est Bendir man ?

Bendir man : C’est un super héros raté qui n’a pas de pouvoirs et qui vit à Bendir land. Il est opportuniste, arriviste, macho, impuissant. Il a fait des études à l’école des super héros de Hollywood. Il n’a pas eu son CAPES, du coup il est resté sans pouvoirs et il a commencé à travailler au black… que vous dire de plus sinon que c’est un mec totalement raté ?

Afrik.com : Reste à savoir si Bendir man est le nom que sa maman lui a donné, ou celui qu’il s’est attribué à sa majorité…

Bendir man : En effet, l’appellation est évocatrice, puisque le Bendir chez nous est une sorte de tambour qui symbolise l’art de lèche, un style de vie quoi.

Afrik.com : Et Bendir man à la ville, qui est-il ?

Bendir man : C’est simplement le créateur du personnage, et il garde son identité pour lui.

Afrik.com : Mais quel est son parcours, son background, son vécu…

Bendir man : Je viens d’un quartier très populaire, weld houma[[Un gars du coin]], j’ai tout essayé tout fait, je me suis même fait virer du lycée. Nous étions fauchés. Mon père, quand il n’était pas en prison, ne bossait pas non plus. Vous savez, après 17 ans de prison, on est grillé. On ne retrouve plus de boulot dans la fonction publique.

Afrik.com : Qui se cache derrière cette caricature ? Qui êtes-vous, jeune homme ?

Bendir man : Je suis encore étudiant, j’ai 26 ans et je termine mon master en sociologie du sport. J’ai fait partie à une époque de l’équipe nationale d’arts martiaux. Bon, que vous dire de plus ?

Afrik.com : Ne vous découragez pas ! Allongez-vous et livrez-vous, dites-nous ce qui a conduit à la création de ce personnage : une formation musicale ou cet esprit de contestation qui ressort de vos textes ?

Bendir man : Je considère que je ne conteste pas mais que je constate. C’est plutôt de la radioscopie… je ne suis pas un énervé moi, je ne dis pas que ça va mal, je dis juste qu’il ya quelque chose. Je constate, voilà tout.

Afrik.com : Pourquoi ? Au pays de Bendir man, on a du mal faire des constats ?

Bendir man : Si, mais même s’il y a 10 000 personnes qui s’expriment, 100 000 c’est mieux. La liberté d’expression devrait permettre à tout le monde de constater et de réagir. Je me joints aux autres pour renflouer le phénomène et le sortir des sphères minoritaires. Et comme on dit chez nous, zyadet el khir ma fiha ndema. Moi, en plus, j’ai l’avantage de le faire en musique, ce qui touche du coup plus de sensibilités.

Afrik.com : Avez-vous une formation de musicien ?

Bendir man : Bien entendu, et ça fait longtemps que je pratique. J’en joue depuis ma plus tendre enfance, j’ai travaillé dans un studio d’enregistrement, j’ai réalisé des bandes originales de films. Et par Bendir man, j’ai voulu créer des chansons à textes avec 2/3 d’accords simples à retenir.

Afrik.com : C’est la recette de la chanson commerciale ?

Bendir man : Non, au contraire, ç’aurait été le cas, j’aurais eu mes entrées à la télé, à la radio et mes disques auraient été distribués.

Afrik.com : Chanson commerciale, dans le sens où elle vous rapporte de l’argent…

Bendir man : Pas tant que ça, détrompez-vous…

Afrik.com : Ce n’est peut être pas le jackpot, mais votre coup de gueule à 2/3 d’accords est un sacré coup de pub qui se révèle rentable…

Bendir man : Rentable dans le sens où ça me permet de voyager, que ça m’ouvre des horizons, mais ce ne sont pas les 500 ou 600 euro par concert qui vont m’enrichir. Je suis loin encore de pouvoir vivre de mon art, et ce n’est franchement pas mon intention. Je suis amateur et je reste amateur, j’ai un projet d’études et mon travail, c’est professeur de sport. Si j’avais voulu faire dans la chanson commerciale j’aurais été un chanteur de mezwed[[Chants populaires sans noblesse particulière]].

Afrik.com : Les chanteurs de mezwed sont interchangeables et n’ont pas leur propre public qui les reconnait pour ce qu’ils font…

Bendir man : Oui, en effet, j’ai mon public et c’est une grande satisfaction pour moi. Je préfère de loin qu’un petit jeune fredonne du Bendir man plutôt que du Lady Gaga. Je préfère qu’il comprenne ce qu’il dit et qu’il s’initie à combattre l’autocensure dans sa tête.

Afrik.com : Les constations que vous faites viennent d’expériences personnelles ou de ouï-dire ?

Bendir man : Plutôt du vécu. D’abord, dans mon entourage immédiat, mon père , prisonnier politique, a passé 17 ans en prison. Et ma mère était une militante de gauche. J’ai donc baigné dans un milieu ou les gens se sentent concernés par l’intérêt général et s’attachent à leur liberté de penser. Mais je ne m’identifie pas à mon père, je suis différent de lui et mon personnage est né tout naturellement. J’ai un principe : je préfère l’ouvrir et rester modeste plutôt que de vivre riche et con.

Afrik.com : Et que contestez-vous ?

Bendir man : La rafle, le zèle, l’immigration par les embarcations de fortune, les magouilles dans les concours, la chanson soi-disant patriotique détournée à des fins de lèche et de salamalec. Mais je ne chante pas que ça, je chante aussi mon pays, la vielle vile de Tunis….

Afrik.com : Ca fait combien de temps que Bendir man est né et qu’il se produit ?

Bendir man : Ca fait un an maintenant.

Afrik.com : Et ou est ce qu’il est né ?

Bendir man : Ici, à Paris.

Afrik.com : Vous êtes donc installé à Paris ?

Bendir man : Pas tout à fait. Je poursuis mes études ici, mais je suis très souvent à Tunis, je fais souvent des allers-retours. Je bouge beaucoup, et là je repars à Tunis pour quelques mois.

Afrik.com : Pour quelqu’un d’origine modeste, comment ça a été possible de venir étudier en France ? Les études supérieures en Europe étant l’apanage des gens fortunés vu toutes les conditions de ressources draconiennes qui excluent de fait les gens modestes.

Bendir man : Vous avez raison dans l’absolu, j’ai bénéficié de la bienveillance de contacts compatissants à l’ambassade. Des âmes charitables ont bien voulu me prêter des fonds. Pour le reste, je fais des boulots ingrats pour vivre et financer mes études, je squatte chez des amis puisque je n’ai pas les moyens d’être locataire. J’ai été plongeur, pion, j’ai vendu des prospectus, et je n’ai pas honte de galérer.

Afrik.com : Avez-vous eu des soucis ? Avez-vous été la cible d’intimidations à cause du contenu virulent de vos chansons et de l’univers de votre personnage ?

Bendir man : Non, pas de quoi me plaindre pour l’instant, je vais à Tunis et je reviens sans le moindre souci. On verra comment ça va évoluer. C’est l’ignorance cordiale. On m’a reporté un concert pour raisons de sécurité, et là je compte refaire une demande en conformité avec la loi. J’ai sollicité le ministère de la culture pour obtenir un agrément et revendiquer mon droit à rencontrer mon public.

Afrik.com : Pensez-vous vous être engouffré une brèche ouverte, ou estimez-vous l’avoir ouverte en repoussant vos limites ?

Bendir man : Je pense m’être engouffré dans une brèche déjà ouverte.

Afrik.com : Qu’est ce qui vous fait dire ça ?

Bendir man : Je n’ai pas la prétention d’imaginer que j’ai été à l’origine de quoi que ce soit, m’attribuer ce mérite voudrait dire que je dénigre les initiatives de tous ceux qui m’ont précédé.
L’ouverture est bien là. La preuve, j’existe. Mais c’est aussi une question de génération, de conjoncture, c’est sans doute l’époque aussi. La période est propice, il y a des jeunes qui s’expriment, observent et maitrisent très bien les nouvelles technologies. Avant, la chanson engagée, rassemblait autour d’un projet, proposait une alternative. Ce n’est pas le cas des jeunes actifs sur la toile aujourd’hui, ce sont des personnes éclairées, sensibles à leur environnement qui ne se laissent pas flouer sur leurs droits.
Ca ne se fait pas tout seul, moi j’ai trouvé une certaine ouverture, et la conjoncture s’y prêtait, et je n’ai pas hésité un instante à m’y engager.

Afrik.com : Le phénomène Bendir man, il ya 20 ans, aurait-t-il été possible ?

Bendir man : Je ne pense pas.

Afrik.com : Si on peut l’ouvrir et constater ouvertement, comme Bendir man le fait, où se situe le problème ? De quoi souffre Bendir land, quant au fond ?

Bendir man : Le pessimisme des gens et leur passivité est un vrai fléau. Chez Bendir man, on souffre terriblement d’un mal très grave : l’autocensure. Beaucoup de gens se méfient, et quand ils s’expriment c’est pour s’étonner que je ne me sois pas encore fait coffrer ! Ils entretiennent le fantasme de la peur, et amplifient du coup le sentiment d’oppression. Si je ne me suis pas fait coffrer, c’est parce que les limites ne sont pas là où nous les imaginons. Après, bien sûr, ce comportement schizophrène, même s’il ne se justifie pas, s’explique par le joug des fonctionnaires et assimilés qui se croient tout permis alors qu’ils sont au service du peuple.

Afrik.com : Estimez-vous donc qu’il faut tester, repousser ses limites pour définir les vrais contours et arracher sa propre marge de manœuvre ?

Bendir man : Oui, tout à fait, le risque est là, mais la satisfaction d’avoir agi n’en est que plus grande. Je n’ai pas de position politique définie, je constate comme le font mes camarades de quartier quand je me heurte à des situations qui me dérangent. Je ne fais rien d’exceptionnel. Le jour où je voterai, je le ferai en tant que citoyen et pas en tant que chanteur. Ce jour-là, je saurai pourquoi je vote et pour quel programme, mais encore faut-il en arriver à ce stade. Pour l’instant, je n’ai aucune foi en la politique. Je ne suis pas un révolutionnaire, je n’ai pas de Kalashnikov, j’ai une guitare.

Afrik.com : Quels sont vos rapports avec les milieux artistiques culturels et politiques tunisiens ?

Bendir man : Les artistes, je ne les connais pas, les organisateurs de festivals et autres manifestations culturelles non plus. En fait, je n’ai aucun rapport avec ces milieux. Quant au pouvoir, nos relations se limitent au stricte minimum, acte de naissance, permis de conduire, pièce d’identité…

Afrik.com : Suite à l’annulation de votre dernier concert à Tunis, en mai dernier, avez-vous arrêté une date pour le prochain ?

Bendir man : C’est en projet, je ne renonce évidemment pas. Mais je n’ai pas encore de date arrêtée. Je vais accomplir les démarches nécessaires pour être en règle, on m’a opposé le fait que je n’ai pas de carte professionnelle. Même si je ne vois pas vraiment pourquoi on m’oppose cette question de statut, puisque le seul accord du gérant de la salle ou je me produis, devrait suffire en principe.

Afrik.com : Et que cache votre modestie ? Un dédouanement gentil de tout ce que dit Bendir man ?

Bendir man : Rien du tout. Et ce n’est pas un manque de courage, si c’est ce que vous insinuez. C’est juste que je ne prends pas la grosse tête et qu’en réalité je suis un grand timide

Afrik.com : Même si l’on peut comprendre que la naissance de Bendir man a été fortuite, il est difficile d’imaginer qu’une ambition personnelle n’est pas derrière ce phénomène…

Bendir man : Pourtant, il n’y a rien de spécial, sinon l’envie de continuer à casser les tabous, tenir tête à l’austérité ambiante et enchaîner les albums.

Afrik.com : Peut-on toucher au système sans s’électrocuter, ou doit-on le narguer en faisant un doigt d’honneur ?

Bendir man : Il faut d’abord couper le circuit, puis se permettre de le toucher.

Afrik.com : Ce n’est pas de l’autocensure ça ?

Bendir man : Ca correspond tout à fait au personnage, lâche, dégonflé, immonde. C’est ce que je dis depuis le début.

Afrik.com : Pour finir, si on vous donnait une tribune libre, vous diriez quoi ?

Bendir man : Je veux rentrer chez moi, parce que ca fait des heures que vous me posez un tas de questions. Et dans l’attente, veuillez recevoir, Mme Afrik.com, l’expression de mes sentiments les plus distinguées.

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