Alain Jean-Marie revisite les musiques de la Guadeloupe


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Reconnu à travers le monde pour l’exigence et la précision de son jeu, le pianiste Alain Jean-Marie présente Gwadarama, son nouvel album. Le jazzman, qui n’a jamais oublié les musiques de la Guadeloupe, son île natale, les revisite une à une. Parmi elles, la biguine et le gwoka qu’il mariera, dimanche, lors du Festival Gwoka / Jazz de Paris, au New Morning, avec son groupe Biguine Réflexion et Roger Raspail. Il nous a accordé un entretien.

Chet Baker, Sonny Stitt, Lee Konitz, Max Roach, Dee Dee Bridgewater… La liste des ténors du jazz qu’a accompagnés Alain Jean-Marie est longue. Très longue. Le natif de Pointe-à-Pitre, installé aujourd’hui à Paris, sillonne le monde en compagnie de diverses formations. Mais résonnent toujours en lui les sons de la biguine, du gwoka, du quadrille, du zouk… des musiques qu’il revisite dans Gwadarama, un album que lui a commandé Thierry Gairouard, grand amoureux de la tradition guadeloupéenne. Une tradition que met à l’honneur l’association Reali, ce week-end, en organisant au New Morning, le 5ème Festival Gwoka / Jazz de Paris. Alain Jean-Marie s’y produit avec son trio Biguine Réflexion (Jean-Claude Montredon à la batterie et Eric Vincenot à la basse) et le percussionniste Roger Raspail.

Afrik.com : Quelle forme de musique nous proposerez-vous ce week-end ? Jouerez-vous du gwoka, de la biguine, du jazz ?

Alain Jean-Marie : Le groupe Biguine Réflexion joue de la biguine avec une couleur jazzy, des harmonies qui s’inspirent du be-bop. A l’occasion du Festival Gwoka /Jazz de Paris, j’ai décidé d’inviter Roger Raspail, qui est un joueur de Ka. Donc nous ferons une incursion dans l’esthétique gwoka sans prétendre jouer du gwoka. Ce sera une rencontre.

Afrik.com : Quelle est la parenté entre le gwoka et la biguine ? Et qu’est-ce qui, de votre point de vue, les distingue fondamentalement ?

Alain Jean-Marie : Ce sont des musiques qui ont les mêmes sources. Avec l’esclavage, sont nées des musiques issues de la rencontre de l’Europe et de l’Afrique aux Amériques. Aux Etats-Unis, ça a donné le jazz, à Cuba, le son, à Trinidad, le calypso… Je pense que certaines de ces musiques ont évolué en ville, et d’autres à la campagne. Le gwoka et le bèlè (musique traditionnelle de la Martinique, ndlr) sont nées à la campagne, et la biguine chez les bourgeois des villes. Bon, tout ça, c’est moi qui l’imagine. On ne sait pas exactement quelles sont les origines de ces musiques, même l’origine du mot biguine n’est pas connue. Ce qui est certain, c’est que la biguine était autrefois jouée dans les milieux bourgeois des villes, les casinos… Le Gwoka, lui, vient de la campagne. C’est l’expression des gens de la canne qui, eux, avaient gardé le tambour de leurs ancêtres africains. Le gwoka est, je pense, issu authentiquement de la déportation des Africains aux Antilles. Alors que dans la biguine, il y a une plus grosse influence de la musique européenne.

Afrik.com : Vous rappelez-vous de vos premières rencontres avec le gwoka ?

Alain Jean-Marie : Je suis né à Pointe-à-Pitre, donc pas à l’endroit où est né le gwoka. Mais ma mère travaillait pour La Brisquante, le groupe folklorique de Mme Adeline. Elle leur faisait des coiffes, elle « amarrait des têtes ». Quelquefois j’accompagnais ce groupe, avec ma mère, alors dès l’adolescence j’ai entendu Vélo jouer du tambour, j’ai vu Sopta danser… De plus, M. Célini avait enregistré plusieurs groupes de gwoka. Et ces enregistrements étaient mes disques de chevet. J’ai également découvert le jazz à l’adolescence. La biguine, je l’écoutais à la radio. Le gwoka, le jazz et la biguine sont mes premières amours musicales. J’ai pris des cours de piano dès l’âge de huit ans. Et avant même l’âge de 15 ans, je jouais dans des groupes, dans des bals. Mais j’étais trop pressé. Je suis vite passé sur les leçons de solfège. Mais c’est important de bien lire et écrire la musique. Je retravaille tout ça maintenant…

Afrik.com : Dans quel esprit avez-vous réalisé votre nouvel album, Gwadarama ?

Alain Jean-Marie : L’idée était de présenter un panorama de la diversité musicale de la Guadeloupe, d’où le titre Gwadarama. C’est un panorama non exhaustif. Donc il y a du gowka, avec un morceau de Vélo, du zouk, avec le titre de Jacob Desvarieux « Zouk-la sé sèl médikaman nou ni », une biguine de l’orchestre Jeunesse… C’est comme si j’avais voulu réconcilier toutes ces formes musicales qui n’ont aucune raison de se rejeter. Ce sont toutes des musiques guadeloupéennes, qui ont été crées à des endroits différents mais qui ont la même source. Dans les années 70, il y a eu une polémique sur la question de savoir si le quadrille et la biguine étaient guadeloupéens. Je ne donne pas ma caution à un tel rejet. Pour moi, ce sont toutes des musiques guadeloupéennes. Dans Gwadarama, le ka est là pour faire le lien car il se joue dans toutes les formes de musiques guadeloupéennes.

Afrik.com : Gérard Lockel a créé le Gwoka moderne. Il a été le premier à développer la musique gwoka en la jouant avec des instruments harmoniques, et plus seulement sur des tambours. Que pensez-vous de cette démarche ?

Alain Jean-Marie : La musique de Gérard Lockel est totalement légitime. Il a étudié le jazz et le gwoka auquel il est très attaché. Il a appelé sa musique le Gwoka moderne. Mais sa démarche est très exclusive, car elle ne concerne que le gwoka et a tendance à exclure les autres formes de musique guadeloupéenne que sont la biguine et le quadrille, alors que ces dernières acceptent la présence du ka. Ce n’est pas un reproche, c’est juste une constatation. Le Gwoka moderne est une grande musique. Et Christian Lavisot (dont la démarche a été influencée par Gérard Lockel, ndlr) ne s’est pas trompé. On peut l’entendre avec Kenny Garrett, une référence dans le jazz. Jacques Shwarz-Bart, qui est un jazzman, s’inspire du gwoka. Jazz et gwoka sont les musiques les plus profondes nées de la déportation des Africains en Amérique. Jazz et gwoka font bon ménage, car elles sont authentiques et profondes, elles vont chercher l’âme des déportés. Alors que la biguine est plus légère.

Afrik.com : Que pensez-vous de l’état des musiques d’improvisation en Guadeloupe. Jugez-vous que la relève soit assurée ?

Alain Jean-Marie : J’ai beaucoup de mal à vous répondre. Je vis à Paris. Il me semble que le gwoka a repris ses lettres de noblesse et est sorti du ghetto. Il inspire beaucoup de jeunes musiciens. Si les gens retournent aux sources, c’est une bonne chose. Que des rencontres se fassent entre des jazzmen et des musiciens comme Lavisot, c’est très bien aussi. Il me semble qu’il y a bon espoir en Guadeloupe que la musique évolue. Je suis confiant.

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Journaliste, écrivain, dramaturge scénariste et réalisateur guadeloupéen. Franck SALIN fut plusieurs années le rédacteur en chef d'Afrik.com
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