Tunisie : « Révolution trahie » ?


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Premier pays à avoir déclenché l’étincelle du printemps arabe, la Tunisie sera souvent citée comme exemple de réussite. Son évolution durant la période post-révolutionnaire, suscitera beaucoup d’espoirs, tant parmi la population locale que les doctrinaires et observateurs internationaux. Cependant, une avalanche d’atteintes tant de jure que de facto aux droits et libertés fondamentaux, fera planer une crainte générale d’un retour vers l’autoritarisme.

Jalonnant la vie des Hommes et des institutions, les anniversaires offrent l’occasion de prendre du recul et d’observer l’évolution d’ensemble. La première observation que nous pouvons faire, à l’issue du cinquième anniversaire de la Révolution, est de constater l’écart entre la lettre des textes juridiques, et la pratique qui en a été faite, pour ne point s’étonner que même face aux ambitions les plus enthousiastes et les plus sincères, des défis surgissent et demeurent, d’où la nécessité de nuancer.

Les gouvernements de transition tenteront tant bien que mal de doter la Tunisie de dispositifs nécessaires pour transiter vers un modèle démocratique. La chute du régime Ben Ali va en effet ouvrir la voix aux premières élections libres du pays, notamment celles menées sous les auspices du « Quartet du dialogue national », accompagnées de l’adoption de la Constitution de 2014, un texte des plus progressistes de la région MENA. Des avancées audacieuses seront consacrées à son terme, notamment une nette parité femmes-hommes, en plus de la liberté de conscience, une première parmi les pays arabo-musulmans. Néanmoins, un retard dans l’adoption de lois organiques, de nature à interpréter le texte constitutionnel et garantir son application effective, risque de condamner les valeurs qui y sont entérinées à rester lettres mortes.

La libéralisation sans précédent de la société civile tunisienne est un autre mérite attribuable à la Révolution, mais qui n’en recèlera pas moins de profonds dysfonctionnements. Si un nouveau cadre juridique a été prévu, tant pour les associations (décret-loi n°2011-88 du 24 septembre 2011) que les parties politiques (décret-loi n°2011-87 du 24 septembre 2011) et les médias (Décret-loi n°2011-115 du 2 novembre 2011), leur offrant une large marge de manœuvre, une certaine anarchie – due peut-être au manque d’expérience ou à la difficulté de compromis – caractérisera l’exercice de ces nouvelles institutions. La montée en flèche de leur nombre (16.000 associations contre 9.000 avant la Révolution et 150 partis politiques contre 9), impressionnante certes, n’aura pas l’impact souhaitable. La raison tient au cloisonnement de ces institutions ou de leur confrontation parfois même, ainsi que les financements douteux pour certaines, ce qui n’est pas sans fausser le jeu démocratique.

Par ailleurs, l’initiative globale de justice transitionnelle, pilotée par l’Instance Vérité & Dignité (IVD), mérite sans doute d’être saluée. L’IVD sera prévue par la loi n°2013-53 du 24 décembre 2013, et aura pour mission de traiter l’héritage des violations aux droits humains, légué par la période dictatoriale, étant admis que rien ne remplace l’œuvre de justice pour les victimes afin de pouvoir tourner la page. Toutefois, on se demande bien comment une institution dont le mandat n’est que de 4 ans pourrait connaître d’affaires remontant jusqu’à 1955 (son mandat couvrant la période allant de 1955 à 2013). Et surtout, comment attendre d’elle qu’elle remplisse dument ses fonctions, faute de moyens financiers adéquats ? Sur les 30 millions de Dinars allouées à son budget, 10 millions seulement lui ont été débloqués.

L’impunité pouvait toujours être de mise

Plus dangereux encore est l’appel à la réconciliation nationale économique et financière, prêchée par la Présidence, et qui a envoyé un signal clair aux Tunisiens que l’impunité pouvait toujours être de mise, et que l’exaspération sociale n’est pas prise en compte dans les politiques de la « post-révolution ». Un peu plus tard, ce sera un vraisemblable renouement avec les méthodes répressives du passé, un « alibi » pour que les caciques de l’ancien régime reprennent les rênes et font diluer les acquis de la révolution du jasmin.

L’adoption de la loi anti-terroriste, ouvrira la voie à de nombreuses dérives. Son élaboration est le fruit d’une réaction cathartique des autorités aux attaques meurtrières qu’a connues le pays. Elle sera donc formulée dans un climat extrêmement émotif de peur et de colère, dont l’expression juridique sera un texte d’une teneur foncièrement répressive, voire liberticide. Mesures de surveillance et d’écoute échappant au contrôle du juge d’instruction, arrestations arbitraires, actes de torture et de mauvais traitements, ainsi que des décès parmi les suspects mis en garde à vue, seront autant de violations commises sous la bannière de la lutte anti-terroriste. Les abus policiers cibleront, outre les présumés extrémistes, des jeunes qui sont des artistes ou militants pour la plupart. L’ingérence des autorités devient d’autant plus insoutenable qu’elle semble s’inscrire dans une logique revancharde. Etant admis que l’un des grands échecs de la Révolution est de n’avoir pu résorber la pauvreté et le chômage qui déchirent le pays. Par ailleurs, face à des revendications sociales fulgurantes dans ce sens, l’Etat serait forcément tenté de fuir en avant, et de riposter en usant de son appareil sécuritaire, faute de solutions concrètes à la crise socio-économique.

Le phénomène tortionnaire reprend donc son ampleur en Tunisie post-révolutionnaire, et sera entre autres favorisé par le manque de réformes des appareils sécuritaire et judiciaire, laissés intacts après la Révolution. Des soupçons de complicité planent autour du pouvoir judiciaire, alors que sa mission solennelle est d’être un rempart aux ardeurs de l’exécutif. La corruption héritée de l’ancien régime met à mal son indépendance et son impartialité, aspects clés pour son fonctionnement sain. La police n’est pas non plus épargnée, avec en plus des prérogatives exorbitantes, puisant leur source dans les textes mais aussi acquises de facto, tant qu’elle accepte d’être le vassal du pouvoir central.

Pour tout ce qu’elles ont fait ou pas fait, les autorités tunisiennes seraient légitiment critiquables dans le sens du compliment, comme dans celui du reproche, mais ce qu’il y aurait en définitive de plus inquiétant et de catégoriquement inadmissible est de faire de l’oppression un instrument de politique étatique, car cela marque in fine une régression regrettable des droits et libertés fondamentaux en Tunisie, ainsi qu’une trahison des promesses de la Révolution.

Asmaa Bassouri, doctorante en droit international, Université Cadi Ayyad Marrakech (Maroc)

Article publié en collaboration avec Libre Afrique

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