La vision des acteurs : serait-il bénéfique d’ouvrir la frontière algéro-marocaine ?


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De manière générale, l’ouverture de la frontière est plus un souhait marocain qu’algérien. Cependant, il y a tout de même un décalage entre les discours des gouvernements et le sentiment des populations, et ce dans les cas algériens comme marocains.

Le gouvernement marocain déclare vouloir ouvrir la frontière, en affirmant se heurter au refus algérien. Pourtant le Maroc fait construire une barrière le long de la frontière (voir partie 1 La vision des acteurs, analyse des discours des deux pays).

En ce qui concerne la population marocaine, on retrouve le même sentiment : les Marocains apprécient l’Algérie et considère le voisin comme un pays « frère ». Si on prend en exemple la coupe du Monde de football 2014, il est vrai que beaucoup de pays supportaient l’Algérie, celle-ci était la seule représentante des pays arabes. Il n’est pas difficile de trouver sur Internet des vidéos de scène de joie au Maroc lors des matchs de l’Algérie, tout en agitant le drapeau marocain. Le sentiment est encore plus fort dans les régions frontalières comme celle d’Oujda. On ne comprend pas pourquoi deux pays si proches ne peuvent s’entendre.

Un élément est également très important. La frontière étant fermée depuis plus de 20 ans, une grande partie de la population n’a jamais connu un libre accès ente les deux pays. Par exemple, la part des moins de 25 ans au Maroc est de 48% en 2011 (Le Monde Diplomatique, 2011), soit plus de 15 millions de personnes qui n’ont pas connu, ou alors étaient très jeunes, la frontière ouverte. Ce chiffre est énorme et influe sur les mentalités des habitants. En conséquence, une grande partie des jeunes marocains ne connaissent l’Algérie qu’à travers la télévision ou internet.

Le regard algérien sur ce différend entre les deux pays est plus complexe. Côté algérien, on est persuadé que c’est le Maroc qui a tout à gagner. Le Président algérien Abdelaziz Bouteflika déclara même en 2001 : « Vous allez me vendre vos jeans et vos tomates, je vais vous apporter mes pétrodollars : croyez-vous que l’échange sera égal ? »

Cette phrase est tout de même assez « agressive ». Le Président estime donc que l’Algérie sera perdante. A côté de cela, les autorités algériennes tiennent un discours surprenants en estimant qu’il n’y a pas de problème avec le Maroc et que les relations sont normales (Dekkar, 2013).

La population est plus mitigée sur l’ouverture de la frontière. Cela peut dépendre de la situation géographique, de l’âge ou encore de la profession. Les Algériens qui vivent à la frontière sont partagés. Ceux qui sont séparés de leurs familles sont évidemment pour l’ouverture. Ils n’en peuvent plus de cette situation et accusent le gouvernement de laxisme.

En ce qui concerne ceux qui n’ont aucun lien de parenté de l’autre côté de la frontière, les avis sont plus ou moins variables. Sur une vingtaine de personnes interrogées, plus de la moitié sont contre l’ouverture de la frontière. Certains sont persuadés qu’à l’ouverture de la frontière, les Marocains vont se ruer dans les stations algériennes pour le carburant. Et même ceux qui sont favorables, le montre sans réelle conviction. C’est plutôt dans le sens « pourquoi pas l’ouvrir ». Une partie des personnes interrogées pensent cependant que la majorité des Algériens sont pour l’ouverture. Selon eux, les seuls à être contre l’ouverture sont les contrebandiers, qui vivent du commerce transfrontalier et n’ont pas intérêt à voir la frontière ouverte. A Maghnia par exemple, la population a doublé en 20 ans, passant d’environ 63 000 en 1988 à 120 000 habitants en 2010. Ceci s’explique par la proximité avec le Maroc et le commerce informel, qui occupe une grande place dans l’économie de cette ville.

ette proximité attire des algériens venant des quatre coins du pays. On retrouve cette situation au Cameroun par exemple, où la région frontalière Cameroun-Gabon-Guinée Equatoriale, majoritairement peuplée par l’ethnie Ntoumou, connait un afflux d’autres ethnies camerounaises qui est dû à l’importance des échanges frontaliers, très lucratifs pour les populations (O,Igue et Zinsou-Klassou, 2010). Les habitants préfèrent user de cette pratique que passer par des études ou des aides de l’Etat. Ils préfèrent gagner 10 000 dinars par jour et ce malgré les risques de la contrebande, que de gagner 800 dinars en étant ouvrier par exemple (Rial, 2012). En ce qui concerne une éventuelle ouverture, malgré les différents avis un sentiment général ressort donc, celui du refus d’ouvrir la frontière. Non pas à cause d’un rejet du Maroc, mais plutôt parce qu’ils veulent « protéger l’économie algérienne ».

On retrouve ce genre de discours assez fréquemment chez les Algériens. Mais ce constat n’est-il pas trop manichéen? Pour cela, il faut donc évaluer et étudier les phénomènes possibles s’il y a amélioration des relations, qui pourrait mener à l’ouverture de la frontière.

La perspective d’une collaboration et d’une ouverture.

« Nous n’avons pas d’alliés éternels et nous n’avons pas d’ennemis éternels. Nos intérêts sont éternels et perpétuels, et ce sont ces intérêts qu’il est de notre devoir de défendre. » (Lord Palmerston, ministre britannique du milieu du XIXe siècle). Cette phrase s’applique très bien dans le cas algéro-marocain. Bien que ces deux pays n’aient pas toujours été les meilleurs amis du monde, des intérêts communs peuvent les rapprocher. Ce n’est pas forcément ce que pensent les deux partis.

L’Algérie n’a pas forcément intérêt à penser qu’elle est intouchable et qu’elle peut compter sur ses réserves en devises. Les ressources de son sol s’épuiseront un jour ou l’autre. L’idée que l’Algérie serait forcément perdante en cas d’union avec le Maroc n’est pas forcément vraie. Les deux pays ont tellement de potentialité que l’absence de partenariat peut être considérée comme un vrai gâchis. En plus de partager la même langue, la même culture et la même religion, ces deux pays sont très complémentaires sur le plan économique.

Tableau de la complémentarité entre les deux pays.
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Le Maroc pourrait profiter des ressources en hydrocarbures de l’Algérie, sachant qu’actuellement le royaume se contente de droits de passages sur le pipeline qui traverse le territoire en direction de l’Europe. Un partenariat entre l’Office chérifien des phosphates, premier groupe de phosphates au monde et la Sonatrach, première entreprise africaine, spécialisée en hydrocarbures, pourrait constituer une référence au niveau mondial (Slimani, 2013).

« À eux deux, les voisins pourraient construire une industrie pétrochimique de grande envergure et devenir un leader mondial dans le domaine de la production des engrais phosphatés », explique Francis Ghilès, chercheur au Centre d’Etudes et de Documentation Internationales de Barcelone et expert des questions énergétiques. Des accords de libre échange, la libre circulation des personnes pourraient être très bénéfique aux deux pays. Mais cela se fera sur un temps long, et sur un engagement des deux Etats sur leur projets et leurs objectifs (Dekkar, 2013). Une association des deux pays sur plusieurs domaines mais notamment l’énergie pourrait avoir des répercussions énormes. Dans un contexte d’émergence d’Etats comme les BRICS par exemple, les ressources énergétiques sont très demandées, ce qui créera un grand nombre d’emplois dans des pays où le chômage est important. Dans les domaines de l’agriculture et de l’agroalimentaire, une union serait également bénéfique. L’Algérie est un très gros importateur dans le domaine de l’alimentation. Les produits marocains, de qualité et compétitifs, pourrait être importés en Algérie, ce qui permettrai également à l’Algérie de réduire sa dépendance à l’Europe. De plus, contrairement à l’Algérie, le Maroc est membre de l’OMC, ce qui veut dire que des accords douaniers sont conclus avec l’Union Européenne, les Etats-Unis et des pays d’Asie. Contrairement au Maroc, l’Algérie n’est pas une économie de marché, elle se base sur les principes socialistes (Charte Nationale Algérienne, 1963). A l’indépendance, l’Algérie a suivi la voie socialiste avec à la fois un Etat acteur, décideur et investisseur. Il n’y a pas beaucoup de liberté sur le point économique en Algérie. L’Algérie importe également des voitures Renault Logan de Roumanie, sachant que les mêmes modèles sont fabriqués à Tanger par exemple.

En termes de potentialités, le Maroc et l’Algérie représentent ensemble près de 80 millions d’habitants, soit la population de l’Allemagne. L’Allemagne se trouve au 4ème rang mondial, sans forcément posséder les mêmes ressources (sur son sol) que l’Algérie et le Maroc, et ce même en ayant récupéré l’ex RDA, qui n’était pas très prospère. Pourquoi un miracle ne serait-il pas possible pour l’Algérie et le Maroc ? La coopération des deux peut même les rendre autosuffisants dans le domaine agricole, industriel et automobile (Dekkar, 2013).

Une chose est sûre, l’absence d’échanges entre les deux pays est très handicapante pour leurs économies respectives. Selon la Banque Mondiale, le manque à gagner représenterait 2 points de PIB, soit 2 milliards de dollars chaque année pour chacun des pays (Slimani, 2012). Ce chiffre représenterait sur 20 ans, une perte supérieure à la moitié d’un PIB annuel (Amiar, 2014). En termes de création d’emplois, un point de PIB permettrait la création de 30 000 emplois au Maroc, chiffre quasi-identique en Algérie : « Au vu des chiffres du chômage et des tentatives d’émigration clandestine ou non des jeunes Marocains et des jeunes Algériens depuis 20 ans, on voit ce qu’une politique de coopération bilatérale et régionale, une politique de voisinage normale entre deux peuples et deux sociétés si similaires, aurait pu apporter et rapporter aux deux pays » (Amiar, 2014).

En 2012, les échanges entre l’Algérie et le Maroc ne dépassent pas les 580 millions de dollars et représentent à peine 3% de la facture de chacun des pays (Rial, 2012). Dans le monde actuel, les intégrations économiques ont pourtant démontré qu’elles pouvaient être support d’un accélérateur de développement et de production de richesses (Slimani, 2012). Dans l’ASEAN par exemple, le commerce intra-régional représente 25% des échanges de chaque pays (Bafoil, 2012), 19% dans le MERCOSUR, 11% dans la CEDEAO (CACID, 2012). On est bien loin au Maghreb ou ce chiffre varie de 2 à 4 %. En 2013, le PIB des pays Maghrébins représente 0.4% du PIB mondial (à peine 450 milliards de dollars). La Banque Mondiale estime qu’une intégration du Maghreb plus importante, qui prendrait en compte la libéralisation des services et la réforme de la réglementation de l’investissement, serait en mesure d’accroître le PIB réel par habitant entre 2005 et 2015 de respectivement 34% et 27% supplémentaires pour l’Algérie et le Maroc (Banque Mondiale, 2006). L’absence d’intégration ne favorise également pas l’investissement étranger, et ne fait que profiter au commerce informel, dont une majeure partie de la population frontalière dépend.

Les entrepreneurs marocains et algériens sont d’ailleurs obligé de passer par l’Espagne pour le transport de marchandises notamment, ce qui augmente considérablement les frais de transports. Tout ceci relève pour l’instant d’une utopie. L’histoire récente ne montre absolument pas une envie de s’ouvrir au voisin, notamment côté algérien. Cela pourrait peut-être changer avec un éventuel changement de président, étant donné l’état de santé du président actuel, Abdelaziz Bouteflika. Des voix s’élèvent pour affirmer que tant que le parti de la résistance lors de la décolonisation, à savoir le FLN, sera en place, la situation ne changera pas de sitôt.

En attendant une réelle collaboration et une union commerciale, les deux Etats se livrent plutôt une concurrence dans des domaines qui peuvent parfois laisser perplexe (armement par exemple). La construction des barrières sophistiquées côté marocain et des tranchées côté algérien ne va pas dans le sens d’une amélioration des relations.

Par Ahmed Belkhodja

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