L’audace ivoirienne et l’avenir des Africains


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Qu’on le veuille ou non, rien de grand ne s’est accompli dans l’Histoire sans passion. En parodiant ainsi le grand philosophe allemand Hegel analysant l’histoire humaine du point de vue du sens, je voudrais accéder à une compréhension intérieure de l’esprit de la Côte d’Ivoire contemporaine à travers le concept d’audace. Je ne veux pas parler ici d’irrévérence, de témérité, d’obtusion d’esprit ou d’outrage, mais bien d’audace, au sens où le président américain Barack Obama employa ce mot dans son livre The Audacity of Hope. Le mot suggère l’idée d’oser ce que peu de gens ordinaires osent. L’audace suppose des qualités physiques, intellectuelles, morales et politiques susceptibles de projeter l’individu ou la communauté audacieuse vers de nouveaux horizons, en raison de la force du désir d’avenir qui les habite. Au plan physique, point d’audace sans capacité et goût du risque, remise en cause des aisances et des mollesses de la vie quotidienne pour une idée, une cause, un projet. Au plan intellectuel, l’audace suppose la quête d’idées neuves, l’ouverture sans préjugés à l’exploration de solutions nouvelles aux problèmes que les solutions anciennes ne résolvent plus. L’audacieux est un pèlerin de l’esprit. Il pratique au quotidien cet étonnement philosophique qui questionne ce que d’autres trouvent évident, revient sur les sentiers battus de la pensée pour en dévoiler l’impensé, l’omis, le distordu, l’oublié. Au plan moral, l’audace est la capacité à assumer la responsabilité de nos actes, de nos erreurs et de nos fautes, mais aussi de nos réussites dans une perspective humble de perfectionnement infini de l’humanité. Sans revendiquer la moindre sainteté, l’audace morale est l’effort constant de marcher vers le mieux, de s’ouvrir à la différence de l’Autre, d’accepter l’existence d’un monde où la pluralité des points de vue est la règle, et l’unanimité, l’exception. Mais venons-en à l’audace politique. N’est-ce pas, en vertu de l’effort qu’ils font pour réhabiliter les formes d’audace qui précèdent, l’audace politique qui caractérise la nouvelle majorité ivoirienne incarnée par Alassane Ouattara et Guillaume Soro ? Je voudrais montrer dans la présente tribune que ces deux acteurs politiques majeurs de la Côte d’Ivoire contemporaine font de l’étude du cas Ivoire, un terreau pour l’apprentissage des vertus de l’audace, sur les plans stratégique, culturel, économique et proprement politique. Je soulignerai, à la fin de la présente réflexion, les difficultés majeures auxquelles j’estime que l’exécutif et le législatif ivoiriens devront nécessairement se confronter, pour inscrire la politique démocratique qu’ils incarnent dans le marbre des siècles.

Parlons d’abord de l’audace stratégique ivoirienne. Dans la succession de duels pour le contrôle du pouvoir d’Etat en Côte d’Ivoire après la mort d’Houphouët-Boigny, Alassane Ouattara et Guillaume Soro entreront sans aucun doute dans l’Histoire des relations stratégiques entre l’Afrique et la France comme les premiers acteurs politiques africains à avoir fait combattre la France pour donner effectivement le pouvoir à une opposition auparavant victorieuse dans les urnes. On n’a pas assez vu que c’est précisément sur ce terrain que Gbagbo les a entraînés avec un bien relatif succès lorsqu’en 2002, il fit bloquer l’avancée des troupes du MPCI par l’aide militaire et logistique de l’armée française. Mais le déficit de légitimité démocratique et la pratique politique génocidaire de Laurent Gbagbo eurent vite raison de cette alliance de circonstances, favorisée alors par la direction du gouvernement français par les socialistes qui partageaient encore la même Internationale avec le FPI. Il est en tous cas incontestable que de 1960 à 2010, en près d’une demi-centaine d’interventions armées sur le continent africain, jamais Paris ne s’était occupé d’autre chose que des intérêts de sa doctrine stratégique élaborée aux lendemains des indépendances. Selon les arcanes fondamentaux de cette doctrine, la France n’avait qu’à veiller à l’approvisionnement de son économie en matières premières stratégiques venues d’Afrique, quitte pour cela à tolérer voire encourager des régimes autoritaires qui contreraient les velléités souverainistes issues de l’indépendantisme nationaliste. De telle sorte que les intérêts stratégiques de la France en Afrique restaient en opposition avec les visées démocratiques des peuples africains. Or l’audace d’Alassane Ouattara et de Guillaume Soro, c’est précisément d’avoir réussi deux choses : d’une part résister sur le terrain politique et militaire national au despotisme montant du gbagboisme, de l’autre convaincre la puissance française en de longues années de négociations et de tests, qu’il était dans son intérêt stratégique bien compris de commencer à lier effectivement ses visées aux luttes d’émergence démocratique des Africains.

J’appelle audace stratégique l’extraordinaire conviction avec laquelle les deux maîtres à jouer de l’opposition ivoirienne d’alors, rejoints en cette dynamique par un ancien adversaire, le PDCI-RDA d’Henri Konan Bédié, ont réussi à convaincre la France que son avenir en Côte d’Ivoire passait désormais par le soutien effectif aux représentants légitimes du peuple ivoirien. N’est-il pas plus simple et plus sûr de négocier le café, le cacao, l’anacarde, la banane, le pétrole, le diamant, l’or, le bois de thèque, le coton, les ananas de Côte d’Ivoire avec ceux que les Ivoiriennes et les Ivoiriens ont effectivement choisis ? La bonne gouvernance en Afrique passe nécessairement par la responsabilité des dirigeants africains devant leurs concitoyens en même temps que leur responsabilité envers les accords internationaux où ils engagent leurs pays. Grâce à Alassane Ouattara et Guillaume Soro, une nouvelle voie diplomatique se dessine dans les relations franco-africaines. N’appartient-il pas aux scrutateurs d’horizon de savoir l’exporter et l’exploiter ailleurs ? Une telle dynamique de l’audace stratégique ne pouvait sans doute pas manquer d’être inspirée par une grande vision de la culture. Comment comprendre qu’en dix années de pouvoir, le Front Populaire Ivoirien, prétendument socialiste, n’ait pas injecté des moyens substantiels dans la formation qualifiée des jeunes Ivoiriens ? Où trouver le social de ces socialistes qui confièrent l’Université ivoirienne à des jeunes armés de machettes, le verbe truculent et l’arrogance débordant les limites de l’imaginable ? L’audace culturelle d’Alassane Ouattara et de Guillaume Soro aura été de prendre sur eux la difficile et bien risquée décision de fermer toutes les universités ivoiriennes pour les rénover. Quoi ? Fermer l’université ?! Les oiseaux de mauvais augure annonçaient d’ores et déjà le recyclage de tous les jeunes désœuvrés dans la nébuleuse armée et revancharde des Refondateurs. Qu’a-t-on vu alors ? Rien de tout ceci. Lassée par des années de mensonges stériles distillés par des maîtres-chanteurs déguisés en maîtres de chaire, la jeunesse a soudain saisi la révolution culturelle en cours. Le doux vacarme des bulldozers, pelleteuses, bétonneuses, et autres grues de travaux publics sur les campus ivoiriens mis en chantiers, ce doux vacarme du changement burinant la pierre comme pour dominer la matière dans la carrière du jour dis-je, est parvenu aux oreilles alertes des jeunes étudiantes et étudiants ivoiriens.

Fermer les universités pour les rénover, ce n’était pas les fermer pour le simple plaisir de les fermer. C’était agir sous l’obnubilation de l’idéal, à l’appel du devoir de donner à cette jeunesse des images de la vraie Sorbonne, la conscience de la valeur suprême de l’Université. Non pas celle des gouailleurs de la pseudo-Sorbonne du Plateau, où se côtoyaient le bric et le broc des bavardages les plus oiseux de la cité ivoirienne, mais une Université restituée aux durs métiers de la pensée critique, de la recherche laborieuse, de la confrontation libre des chercheurs. Une université réconciliée avec la recherche de l’Universel, qui est sa plus intime vocation. En rénovant donc les campus ivoiriens, Alassane Ouattara et Guillaume Soro indiquent que leur résistance d’autrefois aux régimes qui les ostracisèrent n’était pas qu’une affaire de pouvoir, mais une grande affaire du savoir. Il s’agissait, ni plus ni moins, de remettre les jeunes ivoiriens dans la voie de la seule audace que la jeunesse doit s’autoriser sans limites : celle d’apprendre assez pour comprendre mieux et mûrir pour assumer les tâches de l’avenir. L’audace de la culture qui est acquisition d’un savoir érudit et critique, facteur d’élévation de conscience relevant l’opinion nationale moyenne aux standards culturels requis pour le plein fonctionnement de la démocratie. Comment nier que dans ce geste de célébration de la culture, l’Afrique retrouve dans l’exemple ivoirien, cela même qui jamais ne lui manqua aussi cruellement, à savoir la priorité accordée à l’éducation de ses enfants ? Le soleil nouveau des universités ivoiriennes brille, bien que certains croient encore pouvoir le cacher d’une main.

Incontestablement, nul n’aurait pu risquer tout ceci sans une certaine fermeté morale, sans une discipline du caractère. L’audace morale se montre dans la Côte d’Ivoire nouvelle par le renouveau du sens de la chose publique. De retour, la noblesse du service pour la nation se réaffirme visiblement. A quelques signes, on a vite vu que les nouvelles autorités ivoiriennes ne badineraient plus avec les questions de principe. Des ministres et fonctionnaires indélicats ont été écartés. Un gouvernement de technocrates avérés – pour l’essentiel – est désormais à l’œuvre. L’effort de redressement du système judiciaire ivoirien est spectaculaire, avec comme emblème l’humanisation exemplaire des conditions d’incarcération dans la principale maison d’arrêt du pays, la MACA de Yopougon. Les tribunaux ivoiriens ont pris à bras-le-corps la lutte contre l’impunité quotidienne, s’efforçant de juger tous les crimes dont ils ont eu à connaître, au grand soulagement des nombreuses victimes de ces années de braise. Mais mieux encore, l’effort de vérité et de réconciliation entrepris par Alassane Ouattara et Guillaume Soro est sans précédent dans l’histoire du pays. L’attitude du gouvernement ivoirien devant les critiques d’Amnesty International et de Human Rights Watch a été en ce sens remarquable. Il ne s’agissait pas tant de nier les faits que de s’assurer de la vérité. Il ne s’agissait pas de négliger les incitations au respect scrupuleux des droits de l’Homme qu’un gouvernement responsable devant son peuple ne saurait balayer du revers de la main. Prêt au dialogue et déterminé à progresser dans le respect des principes de liberté, d’égalité, de fraternité, de paix et de démocratie qui l’obnubilent, le gouvernement ivoirien a fait preuve d’une singulière audace morale : celle d’accepter les critiques fondées et de répondre calmement aux critiques vicieuses des agents de la propagande de l’ancien régime tapis dans certaines ONG des droits de l’Homme. Comme le disait si bien le Professeur Augustin Dibi Kouadio dans A leurs fruits, vous les reconnaîtrez : « seule une conscience mal intentionnée pourrait braquer exagérément la lumière sur les points d’ombre du chemin et les absolutiser, en oubliant l’élan même initié par le chemin ».[1] N’est-il pas à espérer que l’ouverture d’esprit dont les autorités ivoiriennes ont fait preuve dans le dialogue avec les vigies des droits de l’Homme imprègne les autres régimes francophones du continent ? Pour faire face aux questeurs internationaux de conscience, il faut avoir fait l’effort d’être digne de la confiance ses propres concitoyens.

Enfin, je voudrais aborder le chapitre de l’audace politique des nouveaux gouvernants ivoiriens. Elle est hautement illustrée par la nouvelle loi sur le mariage, votée le 21 novembre passé par le Parlement Ivoirien réuni en Assemblée plénière sous la houlette de son président, Guillaume Soro. En mettant le doigt sur le fond de l’organisation sociale ivoirienne, à savoir l’union matrimoniale qui sert de socle à l’unité de base de la société qu’est la famille, Alassane Ouattara et Guillaume Soro semblaient avoir ouvert la boîte de Pandore. Dire que la notion de chef de famille, dans une union maritale réunissant deux citoyens adultes et réfléchis, c’était prendre à deux mains le courage d’affronter trois ordres spirituels, de nombreuses oligarchies socioculturelles et des féodalités économiques redoutables. Examinons ces entités. Les trois religions monothéistes, ce n’est un secret pour personne, affirment toutes la suprématie de l’Homme sur la Femme en des termes plus ou moins évidents. Eve, dans la Génèse juive, qui est aussi un texte fondamental de l’Islam, n’est qu’un complément tiré de l’homme, une aide et non une égale. Saraï, la femme du patriarche Abraham, l’appelle « Mon Seigneur » et la valse des patriarches d’Israël est de loin supérieure à la lignée des Esther, Ruth ou Naomi qui demeurent après tout des modèles de femmes soumises à leurs maris. Saint-Paul, apôtres du Christ, n’hésite pas à requérir la soumission des femmes dans son Epître aux Romains et dans le livre aux Ephésiens. La femme, dit-il, est soumise à son mari comme ce dernier l’est au Christ…La tradition patriarcale juive l’emporte ainsi au cœur du Nouveau Testament. Mais comment la Côte d’Ivoire où Abla Pokou fut reine, où de nombreuses ethnies fonctionnent sur la base du matriarcat, aurait-elle pu ignorer que les femmes, comme les hommes, dans toutes les nations africaines, telles l’épopée de la Reine de Saba ou de Nzinga d’Angola, ont exercé et exercent encore à merveille – voire par exemple Ellen Johnson Sirleaf au Libéria – toutes les fonctions de pouvoir ?

On sait aussi que partout en Côte d’Ivoire comme en Afrique, la domination masculine, à travers le terrorisme patriarcal, ne pouvait voir d’un bon œil la fin des prérogatives régaliennes de son statut. Corvéable et taillable à merci, porteuse d’eau et de bébés, contrainte à la disponibilité sexuelle quotidienne par son mari, brimée et parfois battue à volonté pour un oui ou pour un non, la femme africaine doit une bonne partie de son malheur aux hommes qu’elle a pourtant mis au monde et qu’elle a éduqués, y compris en leur répétant les mots d’ordres machistes de l’oligarchie masculine. C’est cette structure, dont les conséquences féminines sur les plans sanitaires, économiques, culturels et politiques sont insoupçonnées, que la nouvelle loi ivoirienne sur le mariage démantèle, tirant comme une balle dans le pied de l’ordre mâle encore massivement maître du système politique ivoirien lui-même. L’audace de la Côte d’Ivoire nouvelle n’aura-t-elle pas été d’amorcer la libération concomitante des femmes de la domination masculine et des hommes du désir de dominer les femmes ? N’est-ce pas l’éclosion d’un inter-monde de la citoyenneté égalitaire africaine qui s’est ainsi esquissée à Abidjan ? Un mot pour finir sur les difficultés à affronter. Rien des audaces stratégiques, socioculturelles et politiques de la nouvelle majorité démocratique ivoirienne incarnée par les présidents Ouattara et Soro ne profitera pleinement aux générations futures si au geste créateur qu’ils opèrent, ne s’adjoint le difficile effort d’institutionnaliser dans la longue durée les libertés qu’ils auront révélées. Telle est la difficulté majeure à surmonter. Elle comporte en creux, toutes les autres difficultés. La dimension stratégique manifestée dans le duel pour le pouvoir doit s’incarner autant que possible partout ailleurs en Afrique, afin que la synergie des efforts d’internaliser la politique africaine fasse effet continental, les uns se consolidant par et avec les autres, dans une nouvelle internationale de la démocratie en Afrique. La prouesse socioculturelle de la rénovation des Universités Ivoiriennes a aussi besoin de partenariats innovants et de mécanismes institutionnels de formation soumis sans cesse à l’évaluation des performances et à la clarification des buts.

Ceci passe aussi par le réseautage universitaire de l’Afrique. Enfin, l’audace politique de la réforme de la loi sur le mariage ne requiert-elle pas l’apport urgent d’un observatoire national des violences contre les femmes pour veiller au respect et à l’application fermes des nouvelles dispositions, quand on sait que les ordres de domination mâle contestés par cette loi ne manqueront pas de faire payer au quotidien aux femmes, l’espoir qu’elles auront mis dans la promesse d’égalité du 21 novembre 2012 au Parlement de Côte d’Ivoire ? L’audace ivoirienne sera l’avenir des Africains à ce prix-là : celui de l’incarnation de l’espérance dans des institutions fonctionnelles et modernes.

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