Karim Sy : « Jokkolabs, une nouvelle économie qui privilégie l’humain »


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Karim Sy – Ils sont nombreux les Sénégalais à effectuer un retour au bercail pour participer au développement de leur pays. Un phénomène auquel AFRIK.COM s’est intéressé. Dans cette seconde publication, Karim Sy, 38 ans, qui a vécu dans plusieurs pays, France, Canada, Mali, Ethiopie, et déjà créé plus d’une dizaine d’entreprises, revient sur son parcours et retour. Celui qui se présente comme un entrepreneur et non un manager a créé le concept de Jokkolabs, le 10 octobre 2010. Le but est simple : permettre à des entrepreneurs de se regrouper pour aider à leur tour d’autres entrepreneurs à créer leur entreprise.

A Dakar,

C’est au bureau de Jokkolabs, situé au cœur de Dakar, au quartier de Sacré-cœur 3 qu’il accueille chaleureusement ses hôtes. Il n’a pas une minute à perdre, lui et l’une de ses partenaires sont déjà en train de travailler minutieusement sur leurs futurs projets. Créer est naturel pour Karim Sy. « Mon but c’est de créer des entreprises, des projets, qui servent aussi au développement, pas pour amasser de l’argent. Tous ceux qui ont créé les plus grands projets dans le monde ne pensaient pas à l’argent mais à révolutionner les choses ».

« Il était hors de question que l’année passe sans que je crée une initiative, je voulais changer le monde »

C’est précisément dans cet esprit, qu’il a lancé Jokkolabs le 10 octobre 2010. Contrairement à ce que beaucoup pensent, ce n’est pas une entreprise, mais plutôt un regroupement d’entrepreneurs qui accompagnent d’autres entrepreneurs à créer leur entreprise. En clair, on peut considérer Jokkolabs comme une association, ou encore un club des entrepreneurs pour rallier d’autres entrepreneurs, selon lui. L’idée est que « des entrepreneurs s’associent pour tirer vers le haut d’autres entrepreneurs qu’ils vont accompagner dans la mise sur pied de leurs futurs projets », explique Karim Sy. « Je ne suis d’ailleurs pas un salarié de Jokkolabs d’ailleurs, sinon je coûterais trop cher », tient-il à préciser.

Son projet est né d’une profonde réflexion, qui a mûri au fil du temps. Après avoir longuement réfléchi, « j’avais envie de lancer une initiative dans l’année. Je me suis dit que l’année ne passera pas sans que je fasse quelque chose. Il fallait que je change le monde ». Selon lui, « il faut avoir une approche innovante pour changer les choses. Moi je suis un entrepreneur, et l’entrepreneur a cette capacité à changer les choses, à imaginer des solutions. J’ai alors eu l’idée de créer un espace qui réunissait les entrepreneurs, un espace collaboratif ».

Pour pouvoir lancer Jokkolabs, il décide d’arrêter toutes ses activités et se retire même de la direction des entreprises qu’il a fondées. « J’ai tout arrêté et rendu toutes mes sociétés pour pouvoir me consacrer totalement au projet. L’idée, c’était que je me sacrifie pour lancer la machine et que d’autres me rejoignent », explique-t-il.

« Les membres de Jokkolabs s’engagent à accompagner d’autres entrepreneurs dans leurs projets »

Marié à une chercheuse en économie, père de deux garçons, Karim Sy fait partie de ceux qui croient en la force de l’entrepreneuriat social, qui doit encore être développé en Afrique, selon lui. « Jokkolabs est une initiative pour changer les choses ». Comment cela fonctionne ? « Les membres de l’initiative s’engagent à accompagner d’autres entrepreneurs dans leurs projets. Tout le monde y met sa petite part. Petit à petit ça va grandir et faire effet boule de neige». Selon lui, « il y a plein de concepts et de tiroirs dans Jokolabs ». « La vision de Jokkolabs est une nouvelle manière de faire des affaires. C’est une valeur de partage, de collaboration. C’est l’émergence d’une nouvelle économie digitale où l’on privilégie l’humain », explique Karim Sy.

Jokkolabs, propose aussi d’autre services, comme le co-working, en clair la location de ses bureaux, pour ceux qui souhaitent implanter leur entreprise dans un endroit professionnel sans dépenser des fortunes. Plusieurs évènements, tels que des salons y sont également organisés. Il y a aussi régulièrement des présentations, notamment sur le changement climatiques ou encore dans le domaine des nouvelles technologies.

Si Karim Sy est le père d’un concept comme Jokkolabs, ce n’est pas un hasard. Le riche parcours du jeune homme très atypique portait les germes de son initiative. Né d’un père malien d’origine sénégalaise, d’une mère originaire du Liban, il a grandi entre la France, où il est né, le Mali, l’Ethiopie, et le le Canada. A l’âge de 15 ans, son père décide de l’emmener vivre pendant deux ans au Mali, où il intègre le lycée français. « Ce séjour au Mali m’a sauvé. On a découvert la famille, on s’est fait des amis, sinon je serai devenu un petit Parisien qui penserait détenir la civilisation ». Après avoir passé deux ans au Mali, son père, haut fonctionnaire à l’international, appelé à régulièrement voyager, décide de ramener de nouveau son fils en France.

De retour en France, il intègre un lycée à Saint-germain. Là encore, il se démarque par sa personnalité. « Il m’arrivait de débarquer au lycée en boubou, j’aime casser les codes comme ça. A partir du moment où tu te sens bien dans tes baskets, il n’y a aucun problème ».

Du projet de forage dans les villages du Mali à l’aviation d’affaire

Une fois son bac en poche, il s’envole au Canada pour effectuer ses études supérieures en génie informatique. Une fois ses études terminées, il veut que ses objectifs soient atteints, mettre en œuvre des projets de développement. Il reprend le projet de forage d’un ancien étudiant qui avait échoué par manque de connaissance de l’Afrique. Ce dernier accepte de faire confiance au jeune homme qui n’a alors que 23 ans à peine. Une fois au Mali, il débute son projet de forage de pompe à eau manuelle de 10 kilos et 30 m de profondeur pour permettre aux villageois d’avoir accès plus facilement à l’eau. « Il n’est rien de plus beau que d’amener de l’eau dans un village et de voir des enfants sauter de joie », affirme-t-il, estimant que « l’objectif premier de tels projets n’est pas de se faire de l’argent ».

Cette première expérience a été « très intéressante mais aussi frustrante, car on voit qu’il y a des gens qui ne s’intéressent pas du tout au développement, mais préfèrent pénaliser leurs villages pour des questions d’égo ». Sans compter qu’il était aussi très isolé. « J’ai dû me couper de mes amis, je travaillais avec leurs pères et j’avais beaucoup de responsabilités. Lorsque mes amis prenaient le thé, rigolaient, moi j’essayais de développer mon truc », raconte-t-il. Après ce premier projet, le jeune homme, qui a une soif de créativité pour contribuer au développement, s’associe à un autre entrepreneur pour monter une société de forage hydraulique, au début du boom du secteur minier au Mali. Mais l’expérience ne se poursuit pas pour des divergences de visions entre lui et son associé.

Toutes ces déceptions ne l’arrêtent toutefois pas, mais le forgent au contraire. Par la suite, avec son frère, il monte une structure de payphone et un réseau de 2000 cabines téléphoniques, toujours au Mali, en partenariat avec des hommes d’affaires des Emirats. En un an, leur affaire déploie ses ailes, et ils deviennent les numéro 1 du secteur dans tout le Mali. Mais le projet tombe à l’eau après des différends entre les principaux pourvoyeurs de fonds basés aux Emirats.

« L’entrepreneur doit d’abord démarrer puis chercher les fonds pour développer son affaire »

Puis dans un tout autre domaine, il s’engage dans l’univers de l’aviation en s’associant avec un de ses cousins. Ils s’acquittent d’un avion grâce à un oncle qui leur avance une coquette enveloppe pour démarrer. Il propose alors des vols privés à des hommes d’affaires, des employés de l’ONU, ou opérateurs du secteur minier… « On n’était parmi les premiers dans l’aviation d’affaire. Il faut être innovant, je n’avais pas d’argent, mais je me suis débrouillé pour en trouver ». Selon lui, « l’entrepreneur, son problème, ce n’est pas de se dire il me faut un milliard pour démarrer. Non. Il démarre et ensuite il cherche les ressources pour développer son affaire. J’ai à chaque fois démarré avec 0 pour monter mes projets. Je n’ai jamais dit que c’était facile. Il y a bien sûr des sacrifices à faire. Quand mes amis allaient au cinéma, moi je bossais et je roulais dans de petites voitures pour pouvoir économiser ».

C’est d’ailleurs grâce au projet de l’aviation que Karim Sy découvre le Sénégal, car leur avion décollait à partir de l’aéroport de Dakar. C’est comme cela qu’il a constaté la naissance du boom de l’informatique dans le pays, qui était déjà connecté alors qu’on ne parlait pas encore d’informatique en Afrique, selon lui. Il abandonne alors le projet de l’aviation, et s’engage dans le domaine de l’informatique digitale et rachète la société Oracle, en liquidation judiciaire. Après un conflit d’ordre financier avec le fondateur de la société, qui n’a pas respecté les règles, il tourne le dos à Oracle et lance sa société de conseil et audit, Opensys. « A l’époque on était les pionniers. On était trop en avance, notre objectif était de bâtir des solutions pour les sociétés en difficulté », raconte-t-il.

Toujours très impliqué dans la structuration du secteur des nouvelles technologies de l’information et de la communication sous le régime de l’ancien Président Abdoulaye Wade, il fonde le réseau Optique, qui travaille sur les questions du développement en entreprise. Karim Sy qui est sur tous les fronts est aussi expert pour le ministère hollandais des Affaire étrangères du Mali, du Sénégal, du Burkina Faso, du Togo et du Ghana. Son rôle, « évaluer les politiques de ces pays, les secteurs porteurs sur l’exportation ».

« Le modèle économique actuel n’est plus valable, il doit être totalement repensé »

Comme quelqu’un qui a mille vies, toutes ces expériences riches ont permis à Karim Sy de mûrir son initiative Jokkolabs, qui est visiblement plus que jamais d’actualité. Il faut repenser le système économique pour libérer les énergies, estime-t-il. Pour lui, « le modèle actuel qu’on suit n’est plus valable ». La preuve, « toutes les sociétés occidentales sont en crise. Il faut repenser un modèle. La crise financière de 2008 est due à la financiarisation de l’économie », déplore-t-il.« Il faut revenir à l’humain, et se rappeler qu’on ne gère pas juste un portefeuille mais des êtres humains », conseille-t-il.

« Le modèle actuel qui fait une pression énorme sur les gens n’est pas sain, car les gens sont robotisés. Quand on développe l’optimisation des process, on robotise les gens, fustige Karim Sy. On a réussi à industrialiser les services, c’est pour cela que je n’aime pas les histoires de tâches. On demande aux gens de moins en moins de réfléchir, c’est limite malsain, car la seule finalité, c’est de se faire de l’argent ». Selon lui, avec un tel système, « ce n’est pas étonnant de voir des salariés qui se suicident à Orange ». Pendant que le système se fait du profit à tout prix, les changements climatiques, eux, continuent leurs cours. « On doit résoudre cette question au plus vite, c’est pas dans 20 000 ans ! Mais demain qu’on va être confronté à de grandes difficultés sur la planète. On mange du poisson avec du plastique et on continue à vivre comme si de rien n’était. On doit s’organiser pour changer la donne », prévient-il.

Jokkolabs inclut en effet toutes ces réflexions sur notre avenir dans un monde en perpétuelle évolution. « Jokkolabs est tellement large comme vision que je compte écrire un livre dessus », souligne Karim Sy. Son concept propose en fait un nouveau modèle de société, où l’humain serait au centre de tout.

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